Agacement [Libre]

Pandore était restée en retrait, observant l'étrange scène de ses grands yeux acajou irisés d'ambre. Elle trouvait ça étrange que l'étalon attende et prie le petit félin de descendre de son perchoir. Mais il lui semblait qu'ici, elle n'était pas au bout de ses surprises. Les chevaux semblaient vivre d'autres règles, et leurs codes étaient pour elle encore inconnus. Mais Pandore était intelligente et elle apprenait vite. Silencieuse, elle resta caché dans l'ombre des arbres à les épier, comme si elle attendait de voir le dénouement de cette situation, curieuse de savoir lequel aurait le dernier mot.

Les secondes s'allongèrent pour devenir minutes quand, enfin, le chat sauta, habile et souple, sur le dos de l'alezan. C'était le bon moment pour se dévoiler à eux. Pandore s'approchait du duo, alors que sous ses sabots quelques branches craquaient, dévoilant sa présence. Les deux amis se tournèrent d'un seul bloc vers elle, braquant leurs yeux sur son corps, alors qu'à première vue, elle leur avait fait peur. Pandore sourit avec amusement : elle aimait ça, faire peur aux autres. Mais cette peur n'était pas véritable. C'était de la surprise, de l'étonnement, et non de l'angoisse.

La rose venait d'être démasquée. Mais ne l'avait-elle pas cherché? Plutôt petite, Pandore possédait une jolie robe brûlée parsemée de pommelures plus claires. Ses membres fins montaient haut dans les allures, et sa démarche, tout comme sa tête, était expressive. Son profil était celui des Pur-Sang Arabes, et Pandore était belle. Elle savait d'ailleurs comment s'en jouer, et elle n'hésitait pas à le faire. Séduire était pour elle comme une seconde nature.

Elle ne s'arrêta qu'une fois proche des deux mâles, posant son regard dans celui de l'étalon, sans prononcer mot pourtant. Seul un sourire illuminait son intelligent visage, alors que son attitude faisait d'elle une jument farouche.

Pandore répondit au petit félin par un signe de tête, sans prendre la peine de prononcer le moindre mot. Elle ne s'arrêta pas non plus sur l'éclat de ses yeux oranges, préférant reporter toute son attention sur l'étalon qui se tenait devant elle. Il était alezan brûlé, mais les reflets de sa robe étaient plus sombres que les siens. Mais ce qui attirait vraiment l'intention était la fabuleuse couleur de ses yeux. Pandore, en les regardant, avait l'impression de voir deux larges émeraudes étincelant dans la nuit profonde. Elle sourit à cette pensée, alors qu'elle se souvenait des interminables mines qu'elle avait traversé tantôt.

- Ils m'ont baptisée Pandore. Enchantée de faire votre rencontre, Pogo.

La voix de la jolie jument était légère et semblait mélodieuse, renvoyant une image innocente de la rose. Mais les apparences n'étaient que de simples projections, et il ne fallait pas s'y fier. Mais pourquoi se méfier d'une si fine jument aux yeux si doux et vifs? Ici, personne ne savait encore qui elle était, et avant qu'ils ne s'en rendent compte, il serait trop tard. Pandore avait en effet cette chance de ne pas porter encore sur elle l'odeur des Shikaku, ni même celle des solitaires. Son parfum était un subtil mélange d'odeurs boisées et fruitées, une fragrance aussi rare que suave.

La jument n'était l'enfant de personne. Elle était l'enfant du monde, modelé par nombre de rencontres. Elle avait été accueillie par certains avant de s'en émanciper, et ses yeux de biche avaient ensuite conquit d'autres cœurs. C'était comme ça que Pandore avait découvert le monde. C'était comme ça qu'elle avait découvert le vrai visage des autres, et qu'elle avait ensuite choisi sa voie. Le bonheur n'existait pas sur cette terre: ils étaient tous toujours obligés de détruire ce qu'ils bâtissaient. Ils construisaient pour ensuite avoir le loisir d'anéantir. Pourquoi ne pas détruire directement, alors?

La jeune arabe ne montrait rien de ses réflexions, ses yeux pétillant seulement d'intelligence et de vivacité. Il lui tardait d'en apprendre davantage sur les deux amis, mais ils ne semblaient pas très bavard, à sa grande déception. Mais le vent souffla, et elle pu sentir l'odeur du mâle. Elle pensait y reconnaître l'odeur des terres de l'ombre qu'elle avait traversées rapidement avant de rejoindre les terres libres. Mais elle n'en était pas tout à fait sûre. Peut-être que d'évoquer le sujet leur permettrait de parler de tout et de rien, de faire connaissance, en fait?

- Je dirai, à votre odeur, que vous êtes un membre de l'Ombre; mais je n'en suis pas certaine... Je viens tout juste d'arriver!

Elle sourit de nouveau, ses yeux se détachant un instant du mâle pour se poser sur le félin. Il semblait se moquer éperdument de leur conversation, et il ne les regardait même pas.

La jeune jument n'avait pas très bien compris tous les clivages qui séparaient et opposaient les clans, mais elle estimait avoir tout le temps de se renseigner. Il n'était pas question de ternir cette discussion naissante par ce genre de banalités, et elle préférait largement en apprendre davantage sur les deux mâles. Pogo semblait être une compagnie agréable: il semblait répondre bien volontiers et s'intéresser à elle. Pourquoi sa question aurait-elle été indiscrète? Pandore se mit à rire doucement, sans se moquer pourtant.

- Votre question n'est pas du tout désobligeante Pogo! J'ai beaucoup voyagé durant mon enfance, changeant régulièrement de troupeaux ou de bandes. J'étais plus une vagabonde, en fait. Mais je me suis arrêtée un an sur un même territoire. Je ne sais pas si vous connaissez... nous appelions cela la terre sauvage!

Les yeux de la petite jument se mirent à briller, pendant qu'elle repensait à cette merveilleuse année. Là-bas, elle avait rencontré des équidés d'une rare force et d'une rare beauté. Ils vivaient d'un autre air et d'autres règles; ils étaient des chasseurs, le sang et les coups ne leur faisaient pas peur. C'était avec eux qu'elle avait appris à courir jours et nuits, sans s'arrêter. C'était à travers eux qu'elle connaissait les règles du combat... Ils étaient ceux qui lui avaient montré qu'un autre chemin existait: celui des Shikaku.

Pandore ne parlait généralement pas de cette année. Plus elle évoquait à vive voix ce bout de rêve, et plus elle avait l'impression d'altérer son souvenir. Pour rien au monde elle ne voulait voir ces images changer. Mais en parler de temps à autres lui permettait aussi de faire l'effort de se souvenir de chaque détails. Pogo semblait intrigué, et le petit félin au regard intelligent semblait, pour la première fois, intéressé. La jument aux yeux de biche lui sourit, et elle répondit, regardant à tour de rôle ses deux interlocuteurs.

- Beaucoup d'endroits sur cette terre mériteraient ce nom. Mais la terre dont je vous parle est vaste. Le nord est coupé du sud par un large désert. Tout autour de ce gigantesque territoire se trouve l'eau. J'ai vécu dans la savane, et j'ai croisé bien des bandes différentes! Le territoire est si vaste qu'aucun clan ne peut occuper une zone en permanence. Alors, tout le monde se déplace. Il y a, là-bas, de grands flux migratoires d'animaux. Les proies ouvrent le bal et, bien sûr, les prédateurs les suivent de près. C'est la plus belle école de vie qu'il m'ait été donnée de faire jusqu'ici.

La voix de la petite jument s'était mise à trembler d'émotion, et ses yeux pétillaient d'une excitation non feinte. Cette année avait été merveilleuse, et à jamais elle en garderait le souvenir dans le fond de son cœur. Mais ils étaient bien peu nombreux à la comprendre. Elle s'en moquait bien: ces souvenirs n'étaient que les siens, et c'était à elle et à elle seule de leur donner une valeur sentimentale si elle le voulait.

Jeune enfant pleine de vie qu'elle était, Pandore souriait à s'en déformer le visage. Pogo semblait réellement s'intéresser à cette heure et, quelque part, la belle arabe comprenait son entrain. Elle avait toujours souhaité, dès ses plus jeunes années, voyager et découvrir le monde. Rester toute sa vie au même endroit n'avait rien de charmant, rien d'excitant ou de passionnant. Ce qu'elle voulait, c'était saisir le monde dans son sens le plus large, c'était mourir en se disant que oui, elle aurait vécu sa vie, et qu'elle savait des choses. Curieuse, elle décida de retourner sa question à l'étalon aux beaux yeux émeraudes.

- Et vous Pogo? Avez-vous arpenté le monde? Avec... Strangeness?

Elle avait posé ses grands yeux de biche sur le félin. Il l'intriguait, et elle aimait bien cette indifférence qui l'habillait. Il était un chat qui n'avait besoin de personne, ou, au moins, qui pensait n'avoir besoin de personne. Elle sourit, des tas d'idées passant dans sa tête.

Les petites oreilles brunes de la jument étaient tendues vers l'étalon, et ses yeux brillaient de mille éclats. Pandore semblait sincère et curieuse de lui et de son ami. Rien n'aurait pu montrer, dans son attitude, qu'elle était en fait une Shikaku. Elle semblait douce, intelligente et sociable. Son sourire était franc, et quand elle riait, elle le faisait de bon cœur. Rien ne semblait être forcé chez elle, que ce soit sa spontanéité ou sa curiosité. Pourquoi avait-elle décidé de rallier les assassins? Seule elle, pour l'heure, en avait la réponse. Et peut-être qu'au fond, elle n'était pas encore prête à le dire à haute voix. Ce serait comme reconnaître, admettre toute l'ombre d'une part d'elle-même. Était-elle vraiment prête? N'avait-elle pas fait erreur? Pandore ne reculait pas, jamais. Elle était entêtée et butée: elle appliquait ses choix par orgueil, même quand elle savait qu'ils étaient erronés. Mais le choix de devenir Shikaku était bien vrai et sincère: elle savait qu'ils étaient sa famille.

- Vous avez de la chance vous savez. Bien sûr que l'on rêve tous de voyager, et je suis très fière de toutes les choses que j'ai pu voir. Ces années ont été les plus belles de ma vie toute entière. Mais Pogo, laissez-moi vous dire quelque chose qui vous fera sans doute réfléchir. Si nous voyageons, si nous ne nous arrêtons pas, c'est qu'il doit bien y avoir une raison, non? Nulle part nous ne sommes chez nous. Nous ne nous sentons jamais assez bien pour vouloir rester au même endroit. Nous, vagabonds, sommes orphelins de maison.

Ses yeux brillaient étrangement désormais, comme si elle était un peu triste ou déboussolée.

Pogo était différent, il n'était pas comme elle, et jamais ils ne se ressembleraient. Mais la petite arabe ne lui reprochait rien. Il n'avait pas choisi la famille dans laquelle il était né, il n'avait choisi sa mère. Elle non plus. Mais pour Pandore, de toute façon, elle n'avait pas de mère. Personne ne s'était trouvé à ses côtés pour lui montrer le monde et lui apprendre la vie. Personne et tous à la fois. Elle n'avait pas eu de parents, mais tous ceux qu'elle avait croisés l'avaient accueillie comme leur fille. Pandore était l'enfant du monde. Elle avait vécu dans des terres hostiles, que ce soit des royaumes de glace ou d'autres de sable. Elle avait aussi connu des jours plus doux, dans des territoires cléments et généreux de tout. Les paysages étaient une chose, mais ils n'étaient pas tout. Tout le monde qu'elle avait croisé l'avait façonnée. Et c'étaient d'eux dont elle voulait garder en priorité le souvenir, eux qui avaient fait d'elle celle qu'elle était devenue.

- Peut-être qu'un jour, l'on se rend compte que l'on a tout vu, et que le monde est en fait creux et froid. Peut-être alors que l'on veut mourir? Si tout nous déçoit et si rien ne vaut plus la peine... Pensez-vous que cela puisse arriver un jour, Pogo?

La petite alezane brûlée semblait s'être elle aussi perdue dans ses pensées. Mais peut-être que cette fois, le rusé félin se prêterait au jeu de poursuivre sur cette voie?

Pandore avait écouté avec intérêt le petit félin, posant ses doux yeux de biche irisés d'ambre sur lui. Elle savait que le monde ne cessait de changer, que chaque jour, il se réinventait, de nouveaux paysages naissaient, alors que d'autres mouraient. Mais elle savait aussi, du haut de ses quatre ans, que "toujours" était un vague mensonge. C'était une de ces idées abstraites, comme il y en avait plein. Toujours n'existait pas, toujours n'avait jamais existé et il n'existerait jamais. Mais "jamais" non plus. Alors comment dire, comment faire? Fallait-il simplement se taire, et regarder le monde devenir ce qu'il était sans plus rien dire? Non, cette solution n'était pas la bonne. La petite arabe à la robe soyeuse respira profondément, répondant ensuite.

- Mais peut-être qu'un jour, les yeux ne veulent plus voir?

Pandore posait la question, mais elle semblait avoir déjà une réponse. Elle détourna un instant ses yeux du chat, les posant sur l'étalon pour lui sourire.

Le monde ne l'avait pas attendue, et elle n'attendait pas le monde. Et Pandore était réaliste: même si elle avait déjà beaucoup voyagé, jamais elle ne pourrait dire avoir vu le monde entier. Mais ce n'était pas ce qu'elle cherchait. Elle voulait mourir avec cette fierté d'avoir vécu, mais elle voulait partir en se disant que certains mystères restaient entiers. C'était comme une concession qu'elle faisait à ce pauvre monde qu'elle n'aimait pas et dont elle se moquait. Elle avait accepté l'idée de lui laisser une part de mystère et de magie. Pandore n'était pas une sur-âme, et elle n'en avait jamais eu la prétention. Que le monde ne se déshabille pas pour elle ne l'offusquait pas, au contraire même.

La petite arabe avait posé ses yeux dans ceux du félin qui étaient presque oranges désormais. Il était avare de mots, mais ses pensées étaient complexes. Il était bien plus intelligent et sensible au monde extérieur que ce qu'il voulait bien montrer. Cette idée la fit rire doucement. Ainsi, elle pouvait encore s'étonner de tout? Non. Pandore s'amusait de détails. Elle ne s'étonnait plus. Mais devait-elle continuer d'avancer? Oui. La petite jument savait que quelque part, quelque chose la ferait douter de ses connaissances et de ses certitudes. Et elle cherchait d'ailleurs ce quelque chose, ce quelque part.

- Que diriez-vous de marcher un peu sous cette nuit pleine d'étoiles? Ce pourrait être un voyage... d'un autre genre?

Pandore avait souri en annonçant sa proposition, regardant Strangeness. Elle savait bien que cette promenade nocturne ne représentait en rien un voyage comme l'entendait le félin; mais elle était une jument de sang, et rester immobile tandis que la conversation s'épuisait n'était pas vraiment son genre.

- Mais rassurons-nous: ce n'est pas demain que nos yeux se lasseront de regarder autour de nous!

Pensait-elle seulement ce qu'elle venait de dire, elle qui n'était en fait rien d'autre sinon une assassin?

Pandore n'était pas honnête. Elle marchait avec eux, son odeur se confondant avec la leur, mais elle ne leur avait pas dit sa vraie nature. Pogo, aussi intelligent pouvait-il être, n'aurait jamais pu se douter qu'elle était en fait une Shikaku. Mais qui, de toute façon, se serait hasardé à penser une si délicate et belle jument assassin? La petite arabe savait cacher son jeu, et elle renfermait bien des secrets. Silencieuse, elle avait pris le pas, ses sabots se soulevant avec régularité. Elle s'était mise à la même hauteur que Pogo et, la tête tournée vers les étoiles, elle observait la voie lactée, pensive. Peut-être était-ce de ça qu'elle devait s'étonner? Non, bien sûr que non. Elle connaissait bien les étoiles désormais, et elle savait même s'orienter selon elles.

- Marchez-vous souvent ainsi, la nuit?

Ses yeux luisaient dans l'ombre, tournés vers les deux amis. Elle était encore curieuse d'eux, de la relation qui les liait. Elle ne comprenait d'ailleurs pas pourquoi Strangeness restait avec l'étalon. Un chat pouvait se suffire à lui-même. Il savait chassé, il était puissant et intelligent. Pogo n'était ni une protection vitale, ni une compagnie absolue. Tout ça, Strangeness pouvait se le procurer autrement. Alors... Pourquoi?