Tempête [Black Hole (Bliss)/Lune d'orage]

☠ L'Océan

Blessure. Le coeur lourd de peines, Bliss foulait une énième fois la plage des tempêtes, qu'elle connaissait aujourd'hui parfaitement tant elle l'avait parcourue. Le ciel était noir, alors que la foudre déchirait le silence, zébrant l'horizon de vives couleurs. Les vagues, elles, venaient mourir, encore et toujours, sur le sable gris, dans un dernier baiser langoureux. Si le monde semblait se fissurer, s'effondrer, si la mer et le ciel ne faisaient plus qu'un ; ici, d'autres, un jour, s'étaient déchirés. Ici, la Reine des Etoiles avait repoussé encore une fois l'Ambassadeur. Ici, elle s'était pressée contre le corps fort à l'odeur âcre de son père pour la première fois. Ici, des larmes avaient roulé sur son visage de pouliche. Ce temps là appartenait pourtant au passé. Bliss avait désormais quatre ans. Elle s'en était allée voyager, courir le monde et surtout, rencontrer ceux qui avaient formé son père, ceux qui avaient fait de Black Hole un Assassin. Cette pensée seule parvint à lui arracher un long soupir, alors qu'elle se tenait immobile en contre-haut, sur les dunes pauvres d'herbe. Son coeur, dans son poitrail, s'était serré, et haineuse, elle avait laissé courir son regard noir sur la plage. Il y avait là un autre équidé, et qui plus est, une jument. Le visage de la baie fut traversé d'un drôle de sourire, presque grimaçant.

Nonchalante, l'élégante guerrière se mit en marche. De loin, Bliss semblait plus étalon que jument. En effet, son corps dégageait quelque chose de mâle, telle cette assurance guerrière. Son corps était haut mais fin, et quelques cicatrices prononcées couraient sur sa peau. Son visage était, quant à lui, sauvage. Les traits étaient furieux, plein de sang. Le port, lui, était altier, royal. Bliss ressemblait tant, de visage, à son père. L'étoile du Démon s'était faite liste, et sa robe noire avait laissé place à une robe chatoyante mais baie. Bliss portait sur elle son père. Black Hole, guerrier dont le nom avait dépassé les frontières de WildHorses, Black Hole, l'ange damné, l'assassin artiste ... Elle continuait de marcher, s'approchant toujours davantage de la jument grise.

☠ L'Océan

Las. Bliss marchait encore, marchait toujours, alors que sa protagoniste faisait demi-tour, dévoilant son profil typé arabe, ses traits fragiles mais graciles, son regard sombre et ... et ce semblant d'insolence qui se heurtait pourtant à l'inquiétude de son regard. Car la fille de Hole savait. Le sang furieux qui coulait dans ses veines était celui des Shikaku, et c'était d'ailleurs ce même sang qui lui donnait des charmes obscures, une allure que tout autre qui n'était Shikaku ne pouvait prétendre posséder. Ils avaient, en effet, des gestes, des allures, des postures, des grâces qui leur étaient propres. Mais quoi qu'il en soit, la jeune jument baie pouvait lire le doute, l'incertitude et la crainte dans les yeux de l'inconnue. Un vague sourire, encore, glissa sur ses traits. Quelque chose, chez la fille de Hole, semblait clocher. Mais quoi ? Quand Lune d'Orage s'en apercevrait, quand elle comprendrait, ce serait déjà trop tard. Trop tard ? Une expression qui, pour Bliss, était comme une de ses nombreuses règles de conduite. Trop tard. Qu'est-ce que cela pouvait désigner ? Trop tard, c'était un peu comme après. Après le drame, après la tempête. La pire crainte, en fait, n'était pas cette sentence de " trop tard " ; la pire crainte était de savoir que jamais l'on ne pouvait savoir qu'un jour, pour une chose donnée, ce serait " trop tard ".

Bientôt, alors qu'elles n'étaient plus qu'à quelques mètres l'une de l'autre, Bliss planta ses membres secs mais puissants dans le sable humide. Elle laissa glisser son regard sur le corps gris de sa protagoniste, sans gêne aucune, avant de se cabrer de tout son haut. Sur son encolure, ses crins noirs s'étaient dressés tels des poignards d'onyx, alors que ses sabots tranchants battaient l'air avec violence. Il y avait, en ce salut guerrier, quelque chose de magique, de fou, de terrifiant mais d'envoûtant également. Magicienne ou sorcière, Lune d'Orage aurait tout le temps de se faire une idée sur l'étrange poupée de chiffons qui se présentait à elle. Puis, dans un tremblement sourd, la jolie baie se laissa retomber au sol, un son mat résultant de l'impact. La plage, elle, semblait s'être immobilisée, alors que l'écho du cri sauvage et puissant de Bliss résonnait encore. Il y avait, entre elle et la longue étendue grise, quelque chose de particulier, de dur et de doux à la fois. Forte des atouts de son père, la jeune Shikaku laissa retomber le silence, alors que seulement après, les sons s'envolèrent de son corps. Ils étaient doux, mélodieux et presque enjôleurs. Comment une voix si pure dans un corps, pour des traits, si durs, furieux, sauvages et assassins ?

❝ Belle apocalypse que celle qui s'annonce, n'est-ce pas ? ❞

Etrange, elle semblait si différente, si hors du temps. Pourtant, oh pourtant, elle était encore si jeune pour savoir. De nouveau silencieuse, elle avait plongé ses grands yeux noirs dans ceux de la jument, attendant avec une impatience muette sa réponse.

☠ Tempête

Doute. Bliss respirait de façon posée, alors que son poitrail se soulevait à un rythme régulier. Ses grands yeux noirs, qui semblaient ne pas avoir de fond, allaient de l'inconnue à la mer démontée, en passant par le ciel zébré d'éclairs. Le globe, aujourd'hui, hurlait. Mais que cherchait-il ainsi à dénoncer ? Le monde semblait ne plus tourner rond, comme si des forces invisibles s'exerçaient sur lui, le rendant dément et abscons. Ces heures sourdes, Bliss les attendait toujours avec impatience, comme si en dépendait sa vie. Souvent, elle venait se planter face à la mer, et semblait prendre racine, alors qu'un sourire grave et cruel passait sur son visage qui, interdit, ne se tournait plus que vers les flots furieux. Les vagues qui venaient mourir avec fracas sur la plage l'éclaboussaient alors, et parfois, deux sillons sombres prenaient naissance au coin de ses yeux. Larmes peut-être, seule elle en savait l'origine, et sans doute emporterait-elle ce secret avec elle dans sa tombe. Mais aujourd'hui était différent. La jeune guerrière n'était pas seule, et elle ne pouvait donc à loisir se borner de cet horizon démonté. Sa peau, si fine et lisse, eut un léger frémissement, alors qu'à nouveau, la jument braquait ses yeux sur la représentante de l'ombre. La réponse ne se fit pas attendre davantage, mais apporta à Bliss déception et doute. S'était-elle à ce point trompée sur l'inconnue ? Inconnue qui, justement, donnait l'impression de reprendre peu à peu le dessus, alors qu'elle la questionnait à présent sur son identité.

Qui était-elle, cette fine guerrière au sourire cruel, au visage furieux, aux yeux adamantins ? Oh, si seulement elle avait su ... Peut-être n'aurait-elle jamais poser la question ? Mais il était à présent trop tard pour revenir sur ses pas. Les mots qu'avaient employée la grise tombèrent dans ses oreilles, alors que son regard devint étrange. Les prunelles de Bliss semblaient se faire dévorer par une flamme vivace, mais qui n'était ni celle des passions, ni celle de l'éclair de génie. Il y avait, dans ces deux grands yeux voleurs d'étoiles, de la haine, de la rage et de la colère. Un cocktail explosif qui ne donnait en fait qu'une chose : de la Folie.

❝ Ils m'ont prénommée Bliss. Etrange paradoxe, n'est-ce pas ? Je suis la fille de la Reine des Etoiles et ... et d'un Ambassadeur. & vous, guerrière de l'ombre, qui êtes-vous ? ❞

La voix de Bliss s'était presque brisée, alors que ses souvenirs, en touffe, ressurgissaient. Cette plage, c'était un peu son enfance, son passé. Cette plage, c'était ce qu'elle avait un jour fui. Cette plage, c'était ce qu'elle chérissait et haïssait le plus.

☠ Tempête

Ombre. L'élégante jument baie s'était présentée par le biais de la fonction de ses parents, leur enlevant ainsi leur rôle, les dépossédant du droit divin d'être mère et père, brisant, reniant le lien si précieux et fort qui devait les unir à elle, enfant rongée par un mal étrange et incurable semblait-il. Bliss semblait forte, alors qu'elle se tenait droite, l'encolure haute, les yeux braqués sur l'inconnue. Elle paraissait, et ce, même malgré sa voix qui se brisait, infaillible. Rien ne pouvait la toucher, l'ébranler. Ressentait-elle seulement et la peine et la douleur ? Avait-elle un cœur ? Était-elle mortelle ? Rien n'était moins sûr. Pourtant, quand Lune d'Orage pensait ressentir toute sa tristesse, elle n'avait pas tort. La plage hurlait en silence, alors que les cieux se déchiraient ; de nouveau, le monde pleurait. Il pleurait devant elle, cette enfant sacrifiée au nom de règles et de codes. Pourquoi n'avait-elle pas été aimée ? Parce qu'ils avaient voulu faire payer à son père le sang furieux mais pur qui coulait dans ses veines. Bliss était l'enfant du démon, du diable, de l'assassin, de celui qui, comme s'il s'agissait d'un jeu, volait des vies, peignant la mort à la façon d'un artiste. Bliss avait payé pour ses torts, alors que l'étalon s'était abandonné, ne supportant d'être séparé de ses enfants. Pourtant, aujourd'hui, à ce que l'on disait, il galopait à nouveau, plus fort, plus dur, plus intelligent et plus mordant dans ses coups. Et elle, sa propre fille, elle ne l'avait revu qu'une seule fois. Il était comme intouchable, comme une de ses œuvres trop prisées pour être approchée de tous. Et son sang n'avait pas sa place dans le cercle de plus en plus restreint du mâle. Se souvenait-il seulement d'elle ? De son visage, de son odeur, de ses larmes ?! Ils l'avaient tous détruite. Si d'elle naissait un jour le mal, ils sauraient qui blâmer, et peut-être que cette fois, ils ne se tromperaient pas.

Mais déjà, l'inconnue parvenait à avoir toute son attention, alors qu'elle répondait, énigmatique elle aussi. Un mince sourire étira les lèvres de Bliss, lui donnant un air rusé et fourbe. Souriait-elle de compassion, d'amitié ? Ou n'était-elle qu'une cruelle poupée, moqueuse et infâme, à se moquer de la grise qui avait mal encore ?

❝ Vous n'êtes donc pas une jument sauvage ... pourquoi donc être ici maintenant ? Les souvenirs sont l'essence des êtres. Mais donnez-moi votre nom, que je puisse sur votre visage poser d'autres mots que j'ignore encore ... ❞

☠ Tempête

Rêve. Le monde, aujourd'hui, était à refaire. Les codes pouvaient être balayés d'un revers de main, les lois pouvaient, elle, être transgressées par les volontés. La Terre pouvait de nouveau être vierge de règles et de jugements, et ce serait à eux, enfants de cette génération nouvelle et libre, d'éditer un nouveau code. Lune d'Orage, si elle le souhaitait, pourrait faire partie de ces êtres là. Mais comment faire mieux, si personne ne gardait le souvenir du mal, de la douleur et des erreurs du passé ? Le cœur de Bliss avait été ouvert, poignardé à maintes reprises, mais à force de temps et de détermination, elle avait trouvé le moyen de raccommoder ce bout d'elle-même. Et si aujourd'hui il était couturé de cicatrices, il battait, avec passion et rage, mais il battait et battrait sans doute pendant longtemps encore. Bliss, un jour, s'était octroyée le droit de juger les autres, puisqu'on l'avait jugée. Pourtant, elle ne réserva pas à la jument grise une de ses réponses acerbes et mordantes, refusant de concéder la moindre chose. Non, elle ne le fit pas, tout simplement parce qu'elle la comprenait. Elle aurait voulu, si elle avait pu, effacer ses jeunes années. Oublié, le visage de sa mère hurlant sur son père, oublié, le cri d'amour de l'étalon noir à l'étoile blanche, oublié, le regard des autres ... mais elle savait aussi que sans son passé, elle n'avait de raison d'être. Son caractère avait été forgé en réponses aux coups reçus. Et si elle les oubliait, comment s'en méfier encore ?

❝ Je comprends ce que tu veux dire, mais je pense que tu te trompes, sur certains points au moins. Si tu oublies le coup qu'enfant, tu as reçu, comment t'en méfier ensuite ? J'ai appris à me méfier, à me défendre, et de ces souvenir j'en ai tiré beaucoup d'enseignements. Mais nous ne serons, sur ce point, jamais même : je suis une Shikaku. Cette rage que mes souvenirs me donnent se transforme en force. Je me bats de toute ma haine. Mais toi, tu devrais chasser toutes ces rancœurs que tu as pu un jour nourrir. Si tu veux vivre plus libre que moi, alors je ne peux te donner qu'un conseil ... Carpe Diem. ❞

La fille de Black Hole s'était octroyée le droit de tutoyer son interlocutrice, puisque quelque part, elle la comprenait. Qu'elle soit née sauvage ou non lui importait peu : Bliss se moquait de ce critère là. Et elle s'en moquait d'autant plus que, comme elle venait de le lui dire, elle pouvait être plus libre qu'elle. Personne ici ne la connaissait, personne ne pouvait la juger sur son passé, et elle n'avait aucune obligation, contrairement à elle. La pic de Lune d'Orage la fit sourire, alors que dans un rire léger mais qui sonnait comme contradictoire, elle répondit, sûre d'elle encore.

❝ Je suis sur cette plage car, quand le ciel se déchire et pleur, je trouve en lui un réconfortant écho à mon enfance, alors qu'ici même mes parents se déchiraient devant les yeux de mon frère et moi, ma mère chassant une énième fois mon père qui se laissait mourir de douleur de ne pas nous avoir à ses côtés, mon père qui ne cessait de lui dire oh combien il l'aimait. ❞

Ses derniers mots s'étaient faits secs et durs, alors qu'elle ne pouvait s'empêcher de haïr, son cœur se brisant encore, alors que son sang furieux charriait dans ses veines un sentiment amer.

☠ Tempête

Electrochoc. Un violent frisson avait secoué son corps, alors que ses grands yeux noirs s'étaient embrasés, comme si la seule évocation de ces souvenirs pouvait susciter en elle un accès de sang. Oh, qu'elle méprisait, à ces heures, les siens ! Elle haïssait ces clans trop bien formés, ces hiérarchies trop bien ordonnées, elle les haïssait tout comme son père, un jour, les avait détestées. Mais avait-elle réellement les armes pour entrer en guerre ? N'était-elle pas la plus rêveuse, alors qu'elle pensait toujours que le monde n'attendait que leur génération pour renaître de ses cendres ? Dans les veines de Bliss coulait cet impérieux sang, si vif et chaud, ce sang qui souvent lui jouait des tours, alors qu'elle s'emportait, perdant pied, se brisant dans une mer de sensations trop abruptes pour être surmontées ... Hole avait donné à sa fille ce don, et, inévitablement, les excès de ce dernier. Trop entière, Bliss se briserait. Souvent elle écorcherait son être sensible sur les autres, regrettant amèrement d'avoir fait confiance. Elle se retournerait sans doute vers les siens, et s'isolerait, se perdant dans une onde sombre et tumultueuse. Embrasserait-elle à pleine bouche l'Oublieuse Folie ? Ou allait-elle se battre contre ses démons qui n'étaient autre que ceux de son père ?

❝ Tu ne peux pas changer ce qui a été fait, mais c'est à toi, et dès aujourd'hui, de gouverner ta vie. ❞

A qui s'adressaient ces paroles ? Bliss, parlait-elle à Lune d'Orage, ou réfléchissait-elle à voix haute ? La jument frissonna une fois de plus, alors qu'alerte, elle eut un rapide mouvement de côté, ses membres s'arrachant du sol avec violence. La guerrière baie dansait presque, alors que dans des allures relevées, elle se dirigeait vers l'onde sombre et agitée. Une vague se brisa sur la corne de ses sabots, éclatant en mille gouttelettes d'eau qui s'agrippèrent à sa robe, la parant d'autant de diamants. Si seulement elle pouvait s'en aller ...

☠ Tempête

Différence. Le corps puissant de Bliss vibrait, alors que ses crins de jais dansaient dans le vent, cachant par instant ses yeux brillants à l'étrange détermination. Son visage aux traits épurés et sauvages s'était vêtu d'une expression durement résignée, alors que ses brûlantes narines s'étaient dilatées, happant avec avidité chaque sentence, quitte à s'en brûler les bronches. La mer s'étendait à ses pieds, alors qu'inlassablement, elle venait se briser maintenant sur ses sabots, l'éclaboussant chaque fois pour bientôt la tremper. Les sanguins reflets acajou avaient laissé place à une couleur plus sombre, alors que ses poils étaient maintenant détrempés. Sans doute avait-elle froid, mais elle n'en montrait rien. Pour la simple -et bonne ?- raison qu'elle ne ressentait pas ces vives morsures. Bliss était, en cette journée d'orages, comme le phare perdu dans la tempête. Elle se tenait droite et ne cillait pas, alors que l'eau la battait. Bliss était sûre d'elle, déterminée et confiante. Mais tout cela ne tenait qu'à une chose : la haine féroce qui battait dans son cœur et son corps lui donnait cette détermination.

Mais elle n'était pas seule. Derrière elle, en retrait, Lune d'Orage était encore là. Elle s'était approchée d'elle, ne s'avançant néanmoins pas à sa hauteur. Peut-être pensait-elle que cela l'aurait offusquée ? Ou tout simplement, peut-être souhaitait-elle lui laisser la vue dégagée dans cet insidieux face-à-face ? Les mots, de nouveau, tombèrent, la heurtant. Se battre pour la joie et contre sa haine ? Elles étaient différentes, trop différentes pour s'accorder sur ce dernier point. Bliss était une Shikaku, elle vivait pour cette rage. Si elle oubliait, alors, elle n'avait plus de raison de vivre.

Féline, la guerrière ploya son col pour tourner la tête vers la grise, lui dévoilant cet œil fou encore, même si elle n'avait rien de menaçant, sinon sa naturelle prestance mais qu'elle ne pouvait, de toute évidence, changer.

❝ Je suis une Shikaku, Lune d'Orage. De plus, il ne me reste rien, rien sinon cette haine sincère qui a dans ma bouche un goût âpre de fer. Le bonheur, oh, je ne l'ai jamais connu. Mon plus beau souvenir heureux doit être la traque d'un papillon, alors que je n'avais que quelques mois. Depuis ... Je n'ai pas eu cette mère aimante à mes côtés, je n'ai pas eu ses délectables caresses. J'ai grandit dans l'ombre de mon père, et j'essayais de faire de mon mieux pour le rendre fier. Mais je ne le voyais pas, et je pensais tous mes efforts vains. En fait, dès que j'ai eu l'âge d'apprécier les choses, je n'ai plus été heureuse. Je me complais plutôt dans la douleur et la souffrance, j'y trouve ma force et ma rage ; c'est l'essence qui me permet d'avancer encore. Alors jamais je ne me battrai contre ma haine ou contre ma rage. Ce serait perdu d'avance ... ❞

Pour la première fois depuis longtemps, ses lèvres se tordirent dans un simulacre de sourire. Un sourire désabusé, certes, mais c'était tout de même un sourire.

☠ Tempête

Hasard ? Bliss était seule, Bliss était triste, Bliss avait mal ... mais Bliss était vivante. Son cœur battait avec entrain, ses poumons se gonflaient d'air frais, ses yeux brillaient d'une furieuse intelligence et son corps, lui, frissonnait des baisers du vent. Bliss était vivante, et si elle avait juré allégeance à la Mort, jamais elle n'aurait pensé sa fin si proche. Bientôt, pourtant, ses yeux se fermeraient, son regard s'éteindrait, et son cœur perdrait le rythme, mourant, s'avouant vaincu. Mais comment aurait-elle seulement pu penser à une fin si proche ? Le monde était si grand, il lui restait tant de choses à accomplir ! Sa mort, serait-elle le résultat d'une de ses fautes ?

La sauvagerie des combats, la beauté de la nuit ... Oh, bien sûr qu'elle aimait ces instants bénis ! Bien sûr qu'elle était heureuse des coups ou du noir. Mais ce bonheur n'était pas le fruit d'une réflexion saine. Elle aimait la douleur, la morsure, la solitude, les ténèbres. Elle aimait ce qui touchait à la souffrance, elle aimait ces choses qui tuaient les autres.

❝ J'aime cette haine. J'aime ces secondes durant lesquelles je n'arrive plus à respirer, alors que mon cœur accélère, éjectant plus de sang encore à chacun de mes organes. J'aime les tambours infernaux qui battent dans mes tempes. J'aime, bien sûr ... Et je suis heureuse de ressentir toutes ces choses, de voir la nuit et de m'y perdre, de devenir folle des hurlements du vent. ❞

Et devait-elle, ou pouvait-elle, lui dire que de voir la peur sur le visage des autres lui plaisait ? Son moteur était la Haine, elle était la seule qui pouvait lui permettre d'avancer encore. Bliss n'était pas bonne : elle n'était pas une de ces grandes âmes ; Bliss n'était que l'enfant du Diable.

☠  Tempête

Mensonge. Jamais les deux juments ne pourraient se confondre. Jamais les deux juments ne pourraient devenir sœurs. Mais rien ni personne ne pouvait les empêcher de galoper côte à côte, à la merci des éléments dévastateurs, rien ni personne ne pouvait les empêcher d'échanger leurs idées, leurs rêves, leurs craintes et leurs blessures. Un fossé, une montage, un océan, un désert et, finalement, un monde les séparait ; mais elles avaient toutes deux cette farouche intelligence qui leur faisait tendre l'oreille aux mots de l'autre. La fille de l'Ange et du Démon ne s'était pas fermée dès la seconde où elle avait vu en Lune d'Orage une guerrière de l'ombre, non. La langue de Bliss s'était déliée, et sans masque elle avait avoué. Mais comment savoir quel était le juste, quel était le faux ? La jument grise, pouvait-elle seulement prétendre croire les paroles de la baie aux yeux durs mais tristes ? Elles avaient décidé tacitement de se faire confiance, comme si elles avaient su lire l'une en l'autre, comme si devant ce paysage d'Apocalypse, seule la vérité pouvait sortir de leur bouche.

Et quelque part, Bliss voulait croire en cette nuit salvatrice. La fille du Démon vêtu de Nuit avait besoin de se dire que leurs mots étaient justes, qu'ils étaient vrais et sincères. Elle ne voulait pas découvrir un autre visage à Lune d'Orage : qu'à jamais la jument grise reste ainsi, qu'elle puisse s'être fidèle, avec ses doutes, ses questions et ses craintes ; mais avec ses convictions et sa curiosité aussi. Pourtant jamais Bliss ne se serait permise de lui dire qu'elle aimait chez elle ces qualités. Bliss avait développé dans son enfance comme une incapacité à aimer. Que ce soit en amitié ou en amour. Longtemps, pourtant, elle avait cherché à comprendre, à apprendre. Elle avait éprouvé cet impérieux besoin de s'attacher. Mais ils lui avaient arraché les ailes, et ils avaient laissé au sol, recroquevillé sur lui-même, un enfant terrorisé et souffrant, un invalide et un malade. Ils avaient laissé Bliss.

« Telle qu’elle est, messire, avec les infirmités qu’elle possède, orpheline nouvellement adoptée par notre haine, dotée de notre malédiction et reniée par notre serment, voulez-vous la prendre ou la laisser ? »

❝ Je ne veux pas penser que jamais tu ne pourras me comprendre. Rares sont ceux qui ne me jugent pas dès la seconde où ils apprennent à quel tribu j'ai décidé d'appartenir. Mais comment peuvent-ils se permettre de me juger, alors qu'ils ne savent pas pourquoi j'ai fait ce choix ? Toi, tu n'es pas partie. Tu es restée là, malgré la peur et les doutes, malgré la crainte et le dégoût -peut-être- que je t'ai inspiré. Merci, merci d'être restée, Lune d'Orage ... ❞  

Pour la première fois depuis un moment, Bliss détacha ses yeux et son profil de la mer, les tournant vers la guerrière grise. Son merci était sincère, oh combien sincère ! Mais Lune d'Orage, saurait-elle en mesurer toute la véracité, la force ou l'aveu ? Bliss n'en savait rien, mais quand elles se quitteraient, elle aurait le cœur léger de lui avoir exprimé ce qu'elle ressentait vraiment.

❝ C'est une grande question que celle que tu me poses. J'aimerai te dire que chaque Shikaku est différent, de par son histoire d'abord, et ensuite, par sa façon de penser. Il existe des Shikaku dont je ne cerne pas l'ensemble du mécanisme de leur pensée. Mais je pense en revanche pouvoir affirmer qu'ils sont tous motivés par la haine, quelle soit éprouvée contre quelque chose ou contre quelqu'un. En fait ... un Shikaku est comme tout le monde, sauf qu'on l'a cassé. Peut-être qu'en fait, c'est vous qui nous poussez à être ce que nous sommes ? Mais comment savoir ? En tout cas, je pense que l'on te dressera de nous un bien noir tableau. Ils nous diront avides de sang, de vengeance et de pouvoir. N'écoute pas, n'écoute jamais le venin qui sort de la bouche des tiens, ou tu perdras ta liberté pour ne devenir qu'un idiot utile de plus. ❞

Elle semblait, plus que jamais, sincère, alors qu'elle croyait réellement en ce qu'elle disait. Peut-être même que l'étincelle qui brillait dans ses yeux maintenant était le reflet de l'affection qu'elle semblait avoir enfin accordé à Lune d'Orage qui l'avait touchée dans son essence même.

Comment se dire que, bientôt, le souffle de vie quitterait ce corps si fauve, cette intelligence si farouche ?

« As flies to want on boys are we to the gods :They kill us for their sport. »

☠ Tempête

Apaisement. Un jour plus vieux, au creux de son enfance, Bliss avait découvert le véritable visage de ses semblables. Elle les avait vus sans leur masque, elle les avait vus comme ils étaient vraiment, sans artifice pour dissimuler leurs tares. Plus d'amour, plus de paix ou d'harmonie ; toutes ces choses n'étaient que de vagues principes, et ils n'étaient en rien la vérité. Le monde qu'elle avait un instant cru si beau et doux n'était en fait qu'un vaste théâtre, où chacun était un cannibale, désireux de voir son voisin ployer et mourir, qu'il puisse enfin se repaître de ses restes. Peut-être qu'en fait, la violence qui couvait dans son cœur n'était que la réponse à un monde qu'elle avait un jour perçu comme violent ? Mais quoi qu'il en soit, le résultat était que, depuis ce jour, Bliss ne croyait plus en son espèce, ni même peut-être en son groupe. Après tout, Black Hole et Si Beau s'étaient déjà opposés, et Banshee était une Shikaku d'un nouveau genre. Il n'y avait plus d'unité nulle part, et eux, pestiférés des clans, étaient condamnés à la solitude.

Mais voilà qu'en cette nuit, elle avait croisé le chemin de cette jument qui sentait l'Homme. Pourtant, Bliss n'avait ri ni ne s'était détournée. Il lui était bien égal que Lune d'Orage porte sur elle l'odeur des bipèdes. La seule chose qu'elle voyait encore, c'était que la jeune grise avait su apaiser ses tourments, la soulageant d'une partie du poids de l'univers qu'elle avait jusque là supporté seule. Pour la première fois depuis longtemps, elle se rendait compte que de partager son fardeau pouvait soulager, un peu du moins. Mais le monde n'en devenait pas soudainement plus rose : il restait noir et abscons, infernal et invivable.

❝ Regarde autour de toi, Lune d'Orage. Regarde comme le cri du ciel est beau, regarde un peu ... puis regarde-nous. Je ne sais pas ce que tu verras, ce que tu penseras. Sache juste que je n'oublierai jamais cette rencontre. Je ne t'oublierai pas Lune d'Orage, et mes sabots, aussi longtemps que je vivrai, t'épargneront. ❞

Explosive mais légère, la jument fauve se dressa sur ses postérieurs, un puissant cri déchirant le ciel. Ultime salut avant que l'ange damné ne s'évade ? Ou promesse mieux encrée encore ?

☠ Tempête

Hésitation. Le monde n'était pas noir, pas totalement du moins. Et elle le savait, elle qui avait refusé de croire en la bonté. Elle savait comme il était précieux de sentir son corps se consumer dans d'ardentes passions ; mais il lui semblait aussi savoir à quel point le retour à la réalité pouvait être brutal et cruel. Rien n'était jamais éternel, et tout finissait par tomber, ne laissant que de vieux débris, de vieux restes qui, seuls et nus, devenaient pitoyables ; des lambeaux de souvenirs qui faisaient des rêves les plus doux d'horribles cauchemars récurrents. Le monde n'était pas noir, oh, qu'elle en aurait ri ! Pourtant, elle écouta les mots de la grise sans broncher ni ciller.

Lune d'Orage n'avait pas tort : Bliss avait sans doute exagéré ce mal-être, le transformant en hantise et lui donnant les armes pour l'assommer et faire d'elle une captive, un pantin. Mais elle avait eu son lot de souffrance, et, pudiquement ou fièrement, elle avait refusé de laisser aux autres la possibilité de lui faire à nouveau mal. Si elle était aujourd'hui solitaire et malheureuse, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle et, ainsi, elle devenait son propre bourreau, ce qui lui semblait être le seul moyen de pouvoir dire sans se mentir qu'elle restait le seul maître à bord. L'aléa extérieur, soudain, n'existait plus, et elle se voyait sauvée des autres. Mensonge, bien sûr, mais mensonge plus agréable, moins douloureux à croire.

❝ La nuit se termine, la tempête s'apaise. ❞

Les vents, en effet, devenaient de moins en moins violents, et sur l'horizon naissait une fine pellicule d'or qui annonçait déjà l'aurore. Bliss n'avait pas répondu aux mots de la jolie grise, mais ses yeux noirs encrés dans les siens lui donneraient sa réponse, définitive et incorruptible : le Monde était son Ennemi, et jamais elle ne pourrait changer. Elle ne serait à jamais qu'une ombre dansante sur les frontières, qu'une ombre, cruelle mais sensuelle, qui viendrait embraser les nuits et les rêves du jeune Prince, de son seul presque ami.

La jeune jument à l'essence mâle et au visage furieusement sauvage, qui portait en elle le sang trop pur du démon vêtu de nuit à l'étoile blanche, n'était en fait qu'une bête cruelle et folle. Les grands espaces l'appelaient, l'invitaient à se perdre, à courir toujours plus vite, en lui faisant mille promesses. Promesses qu'elle savait fausses, mais promesses qui lui étaient quelque part moins cruelles. Et prédateur, la jument baie aux reflets rouges s'étira. Sa détente était puissante, élastique, alors que d'une torpeur lancinante elle devenait explosive. Tous ses muscles se bandèrent, son poitrail se gonflant d'air marin qui lui piquait les bronches. Elle n'avait plus rien de l'âme raisonnable qui s'était ouverte à une inconnue qu'elle portait pourtant maintenant dans son cœur. Elle ne redevenait qu'un loup parmi tant d'autres, et elle partait en chasse, se détournant de celle en laquelle elle avait presque trouvé un écho. La route serait longue, mais légère et explosive, Bliss semblait voler au-dessus de l'eau, alors que des milliers de gouttelettes venaient parer sa robe de joyaux. Le monstre s'en allait, galopant dans cette eau froide et pernicieuse.

Un instant, elle brisa son col, offrant à Lune d'Orage ces deux grands yeux noirs sans fond et cette longue liste d'une immaculée blancheur. Adieu. Une urgence lui compressait le cœur, et le seul mot qu'elle pouvait dessus poser était "Adieu".