Faites vos jeux [PV-Blasphème]

La nuit avait entouré de ses bras sombres toutes les terres. Sa fraîcheur soudaine avait jeté comme un grand frisson sur tous les êtres qui peuplaient ces larges territoires. Il pleuvait du froid et le ciel était grand ouvert. Il étendait son immensité de ténèbres, piqueté de perles argentées, grand veilleur nocturne des fauves endormis. Dans cette chape d'encre, une silhouette se dessinait à l'horizon, à peine perceptible sous les pâles rayons de glace. Un grand équidé à la parure sombre et aux yeux polaires allait au petit galop, laissant flotter dans son sillage une poussière blanchâtre. Il semblait flotter au dessus du sol, enchaînant les foulées en silence, en mouvements amples et dansants.

Blasphème avait quitté ses terres. Pour cette nuit-là. Il en savait parfaitement la cause, mais se refusait à l'accepter. Il était parti tard dans la soirée pour patrouiller. On n'avait pas besoin de lui près de leur meneur pour l'instant, le lieutenant veillait et la menace des Shikaku était désormais effacée. Et pourtant... Un temps de tensions s'annonçaient, et les alliances d'hier se défaisaient si vite qu'il n'était pas impossible que, soudain, les clans montrent le revers de leur veste et ne décident de créer conflits et déchirures avec ceux qui étaient hier leurs alliés. Il savait que, pour le moment, on ne lui en voudrait pas si ses foulées s'égaraient en les terres de la Glace. Et cette secrète espérance qui'l gardait au fond de lui l'avait incité à emprunter leur chemin. Guerrier qu'il était, il aurait pu prétendre s'y rendre afin de les visiter encore une fois. Qu'en cas de bataille, mieux valait connaître les lieux, que les chevaux qui y vivent soient alliés ou ennemis. Pourquoi pas.

Il pénétra entre les pins en ralentissant, passant du trot au galop, le bruit de ses sabots étouffé par les épines formant au sol une couche moelleuse et odorante. Les effluves de la forêt se mêlaient à celles des membres de la Glace. Il inspira profondément, se laissant envahir par les parfums sauvages. Des parfums qu'il ne trouvait pas semblables sur ses propres terres. Son esprit s'apaisa lentement, alors qu'il cheminait au hasard sur les sentes tracées par les sabots des chevaux et des biches. Une brume blanchâtre recouvrait par endroit le sol, créant une ambiance mystique et enchanteresse, dans cet océan de ténèbres et d'argent.

Un bruit léger. Un bruit soudain, qui traversa les sous-bois pour être cueilli par les oreilles sensibles du guerrier. Il ralentit encore, et focalisa son attention sur ce son. Cela semblait le murmure humide d'une cascade, près de laquelle quelque-chose aurait soudain plongé. Il laissa son allure ralentir jusqu'à un pas raisonnable et discret et s'avança. Bientôt, l'air fut plus humide, et ses naseaux délicats lui confirmèrent la présence, non loin, d'une chute d'eau, dont la vapeur alimentait les lambeaux de neige flottant autour de lui, caressant son grand corps pour aller ensuite s'évaporer entre les troncs.

Il s'arrêta à la lisière d'une clairière, au centre de laquelle la cascade chantait. Elle venait s'échouer dans un large plan d'eau dont la surface hérissée de vaguelettes jouait de ses reflets sous la lune et les astres stellaires. Mais ce n'était pas cette beauté aquatique qui avait fait s'arrêter le grand étalon brun. Non. Plutôt la silhouette qu'il y avait vue dessinée, fée gracile comme jaillie des flots. Il distinguait à peine, en mouvements flous, disparaissant puis apparaissant dans la vapeur, sa silhouette grise qui dansait dans son auréole écumante. Il la reconnut sans peine, alors que, après un temps d'hésitation - juste le temps d'une inspiration - il reprenait sa marche à travers la clairière, marchant sur la terre humide et les mousses naissantes qui y fleurissaient. Il apercevait désormais chaque geste de la grise. Sorrow Life. Et voilà que leurs routes se croisaient de nouveau.

Ses oreilles remuèrent d'avant en arrière, alors qu'il s'arrêtait, statue de marbre et d'ardoise, sur le bord du plan d'eau. Elle devait sans doute se trouver sur la berge opposée lorsqu'elle était entrée dans l'eau. Les empreintes de ses sabots ronds et délicats s'y dessinaient encore. Une certaine distance les séparait. Peut-êtr epouvait-elle l'apercevoir désormais, à travers ce voile blanc. Massif être de noir dans toute cette blancheur.

Elle l'avait aperçu. Elle avait relevé vers lui son regard si profond, chargé de silence et de cris que seule elle pouvait percevoir désormais. Licorne vagabone aux yeux d'obsidienne, elle s'était approchée, faisant chanter sa voix douce et effacée dans les ronronnements de la Cascade. Elle était si proche désormais qu'il pouvait sentir, frôlant ses naseaux délicats, chaque nuance de son odeur, mêlée à celle du Clan de la Glace. Un très léger sourire fleurit sur les lèvres sombre du mâle. Comme un salut fantôme, un spectre d'expression. Blapshème était heureux de la revoir. Cela, elle pouvait sans doute le comprendre. Mais elle ignorerait qu'elle l'avait hanté, oh ! elle ne le saurait probablement jamais. Enveloppée dans cette silhouette invisible et puissante qu'était l'aura de Black, elle demeurait la perle sous une coque de verre. Et lui l'admirait en lui promettant un coeur à qui se confier. Un ami. Un simple ami.

"Sorrow Life."

Le salut s'achevait. L'étalon s'éroua doucement, faisant cascader ses crins brillants et humide, dans toute cette brume qui s'enroulait et se déroulait autour de leurs corps semi-effacés. La nuit semblait belle, toute de noire et de blanc, comme ces deux êtres opposés au possible. Le grand démon noir et le frêle ange blanc. Tous deux cachaient leur coeur sous un masque glacé. Un coeur loin d'être éteint. Et le sien flamboyait.

"Une bien belle nuit."

Oui, une amie. Sorrow Life l'ignorait sans doute, mais elle demeurat l'un des seuls êtres de ces terres avec lesquels le brun éprouvait l'envie d'entamer une conversation. Conversation était un bien grand mot. Un échange de phrases brèves, vraies par leur sens caché. Peut-être aimait-il la poésie, mais il haïssait les fanfreluches doucereuse et les tons mielleux. cette poésie-là, celle des hypocrites, lui faisait hérisser l'échine. Il s'en allait en solitaire et ne parlait alors qu'à son âme. Mais la situation était différente, cette nuit.

Il voulait entendre de nouveau sa voix.

Une bien étrange lubie. Il se rappelait cet échange de regards et de silences. Il avait apprécié la manière dont la grise avait su deviner ces signes et lui en transmettre de nouveaux. Une langue invisible, un voile protecteur des âmes tourmentées. Il avait écouté les notes justes et compris les méandres dans les prunelles. Que pouvait-elle lire en lui ? Lui-même n'osait trop deviner ce qu'elle ccahit derrière sa robe claire, dans ces puits de ténèbres qui l'engloutissaient sans qu'il n'eut fait le moindre mouvement.

L'odeur des pins flottait doucment, et le mélange des effluves à la vapeur, au froid environnant, aux senteurs de leurs clans demeureraient à jamais gravé dans son esprit. Un soir, un sori unique. Cerbère et la Licorne réuni en un même ballet.

Un frémissement infime parcourut l'échine de l'étalon alors qu'il croisait encore ce regard si profond. Il devinait derrière ces prunelles abyssales quelque-chose de bien plus noir encore, ce poids si grand des jours écoulés, comme un sable trop fin pour être retenu au coeur d'un sablier de cristal. Et cette voix légère qui s'écoula comme la cascade à leurs pieds. Il cligna des paupières avec douceur. une fois de plus, il eut la sensation qu'elle seule, dans toute l'immensité du monde, pouvait comprendre, sans le moindre mot, ce qu'il était véritablement. Une sensation de familiarité nouvelle, une compagnie à la fois si mystérieuse et si réconfortante. Leur ballet était bien secret, gardé par les troncs noirs et les brumes blanches aux formes effilées. Mais qu'en était-il vraiment ?

Il ne répondit pas, mais arqua délicatement le cou pour aller de nouveau frôler les naseaux de la grise. Un simple contact. Un regard dénué de toute aggresivité. Il semblait ses yeux froids avaient gagné une touche de chaleur. La nuit leur donnait des reflets d'argent et de glace, mais cette nuit-ci lauréolait à la fois de lumières et de profondes ténèbres. Miroirs de son âme aux facettes multiples. Il souffla doucement, répandant une traînée de vapeur sous leurs nez qui s'étaient à peine touchés. Près d'eau, l'eau rugissait, comme si elle les appelait.

La piste est déserte.
Serions-nous appelés ?

Il se détacha de la jument claire pour aller tremper un sabot dans l'onde qui valsait en contrebas. Les goutelettes vinrent moucheter son pelage déjà humide de toute cette brume. Il s'avança de quelques pas, ses jambes perçant la surface opaline pour aller se perdre dans des profondeurs méandreuses. Un ciel ridé à travers les hautes cimes y était reflété. L'eau était glacée et sa fraîcheur le saitsit doucement, à mesure qu'il s'y enfonçait, laissant dans son sillage de larges ridules. Ses crins semblaient s'être déposés sur la surface, comme volant et l'auréolant d'un nuage sombre, lui qui rendait déjà à l'eau sa part d'encre de corbeau.

Il tourna la tête vers Sorrow Life, cherchant son regard en silence. Seul les clapotis de l'eau sur le berge et le long de son imposant poitrail avaient su briser cette absence de mots qu'il avait engagée. Mais qu'importait. Il n'avait pas besoin de mots. Non. Pas cette nuit. Il s'était résolu à accepter ce qui deviat l'être, et resterait à la place qui lui était réservée. Chaque blessure apporte son lot de cicatrices. Je ne veux pas te décevoir. Alors je resterai. Mais je resterai simplement.

Il se dressa légèrement sur ses postérieurs, faisant voler autour de son imposante silhouette une myriade cristalline. Sa crinière s'était faite arabesques de nuit, et sa robe luisante laissait dégouliner les perles qu'elle avait volé au Lac étoile. Le dragon au coeur de flamme invita la licorne.

Viens danser.

Et elle vint. Sa silhouette blanche , si pure dans le voile d'obscurité que la nuit avait tissé autour d'eux, fit onduler ses courbes gracieuses pour s'en aller le rejoindre. Elle répondit dans cet éternel silence qui leur en avait tant dit déjà, muse de glace dans les flots ondulant. Cette onde qui chanta à son passage, comme sur celui d'une souveraine. Blasphème souffla doucement, et ses oreilles quittèrent les mèches sombres où elles avaient bien trop pris l'habitude de se réfugier pour venir écouter cet autre battement de coeur, cet autre souffle dans la brume blanche. La jument courba le cou et l'écume jaillit sous ses sabots dansant. La surface frémissait douce autour d'eau, et l'eau venait caresser avec des roucoulements légers et des frappes tendres leur robe satinée.

Le guerrier inclina à son tour l'encolure. Son cou s'arqua alors que la ligne de son dos se tendait légèrement, comme un arc. Il vint battre letement la mesure sa ses larges sabots et de ses jambes musclées, qui demeuraient pesque silencieux sous l'eau mousseuse. Mais quelle rythme marquait-il ainsi ? Etait-il l'ange déchu annonçant l'Apocalyspe, tandis qu'elle était ce diable en dorures galopant vers la lumière ? Non. L'image qui se reflétait dans ses profonds yeux clairs ne pouvait être que seule d'une naïade insaisissable, d'une fée délicate aux ailes si blanches que le simple fait de l'approcher lui laissait la crainte de lui amener un peu plus de noirceur encore. Ne m'en veux pas, je t'en prie, de n'être que... ce que je suis. Le monde s'était refermé autour d'eux. Et tandis que chacun, en une semblable cadence, passaient et piaffaient sous les rayons argentés, la forêt les veillait, silencieuse observatrice.

Les crins de Sorrow Life s'étaient parés de perles translucides, et ces mêmes perles s'étaient déposées sur leurs corps noyés. L'étalon à la parure noire, flèche de ténèbres dans la brume qui s'enroulait autour d'eux, s'avança lentement, s'éloignant puis revenant près de la gris, en un ballet sombre qui rappelait les nobles cygnes et leurs lentes parades. Tout n'était plus qu'eau, air, brume et regards tour à tour brûlants et glacé dans cette nuit où les masques n'avaient plus raison d'être.

Si je t'offre ma souffrance, c'est toi qu'elle empoisonnerait. Je refuse de te voir dévorée par quelques scrupules, ou prise dans les lourdes tentacules de la culpabilité. Si ton coeur basculait dans les ténèbres, je m'y fondrait pour t'y accueillir. S'il ne devait rester plus que toi, et toi seule, je vivrai, pour voir encore une fois l'abysse de tes yeux.

Il savait la lourde vérité, mais elle s'était endormie. Il n'était plus cheval, mais dragon, aux griffes se faisant délicates afin de ne plus meurtrir la forêt de la Licorne, ses crins de neige et son regard si profond. Il inclina doucement le cou e tploya une jambe, en une douce révérence. Ses naseaux frôlèrent la surface, qui vibra sous son souffle puissant.

Puisse cette nuit être celle du salut.

Dans cette danse aux accents de mystère, leurs corps entrèrent en contact pour la première fois. L'eau semblait s'être jointe à la valse, et les brumes caressaient tour à tour leurs flancs humides, leurs naseaux au souffle profond, leurs yeux de glace et de jais. En un battement de paupières, le grand étalon la vit s'approcher, l'eau moussant dans son sillage. Et elle dansait, encore et toujours. Ses mouvements la faisaient se fondre dans tout ce blanc qui les entouraient, alors que son encolure délicatement arquée marquait la cadence de chacun de ses pas, de chacune des frappes de ses sabots sur le sol usé de la mare devenue piste ensorcelée. Le monde lui-même n'était plus axé que sur ce tango sauvage qui se jouait entre les arches des troncs d'ébène et les rocs argentés des cascades. Tout ne vivait plus qu'au rythme de leurs sabots, de leur respiration et des battements de leur coeur.

Leur contact fut fugace. Electrique. Le col ployé, lui inclina légèrement la tête. Un instant, l'instant de trop, leurs naseaux se frôlèrent. La musique devint criante, à son apogée. Il ramassa son grand corps au-dessus de ses postérieurs et se leva légèrement. Le lien se rompit. Mais l'élan les portait, encore et encore, ange et démon dans la folie de cette nuit. Alors, comme pour se faire pardonner d'avoir si vite renoncé, il se mit à piaffer doucement, rassemblé au possible et l'encolure ployée tant que son menton allait effleurer son poitrail écumeux. Il fronça les naseaux et fouailla de la queue, envoyant une myriade de perles au-dessus de leurs têtes si proches. Sous l'éclat de la lune et dans le flou où ils avaient plongé, ce fut la renaissance de la voûte céleste. Des milliers de lueurs, une seconde durant, lancèrent leurs rayons irisés sur sa robe si sombre. La lumière s'était faître maîtresse de ses crins ondulant doucement, noire auréole du Dragon qui valsait.

Il attrapa de nouveau son regard, en un battement de cils. Son corps puissant dansait lentement chaque pas, comme en une nouvelle et éternelle invitation. Car le destin avait décidé qu'il en serait ainsi. Il avait défendu leur alliance, et seule était permise cette dangereuse chorégraphie. Tout come ne pouvaient se mêler la lumière et les ténèbres, aussi sauvage soit leur danse, ils bondissaient de regards en regards, de pensée en pensée, tandis que ne les berçait que ce délicieux silence dont ils ne pouvaient se détacher désormais. Ce silence qui savait si bien garder les secrets, alors même que les miroirs de leurs prunelles les en approchaient. L'abysse était proche, bien trop rpoche. Tous deux en savaient la profondeur. Et leur féroce parade ne savait faire autrement que de les en éloigner, pour qu'ils ne s'en rapprochent un peu plus encore, puis ne la fuient. La réalité et la magie fusionnaient. Plus rien n'existait. Rien que cette danse.

Il eut un muovement de la tête, brève révérence. Je ne saurais être autre. Et je demeurerai tant que je te saurais sauve. Pardonne-moi. Le rideau de ses crins les sépara un instant. une aile corbeau qui ne pouvais briser cette harmonie presque prédatrice. Car la Licorne avait attaqué, elle aussi. et de sa corne acérée, elle avait touché jusqu'au plus profond de son coeur.

Comment refuser... Je ne saurai refuser la malédiction et je serai damné. Je plongerai plus profond encore que toi dans ce qui ne devrait pas être, simplement pour t'offrir l'appui qu'il te faut pour remonter vers la lumière. Et nous danserons, jusqu'à ce que le temps ne soit plus. Viens...

A son tour, il laissait fleurir sur ses lèvres sombres un semblant de sourire. Plus secret, plus sauvage, avec cette délicatesse qu'on les roses noires lorsqu'elles se déploient sous les blanches corolles. Tous deux étaient pourvu de griffes, et la muse, tout griffon ou toute Licorne qu'elle soit, étincela dans sa parure perlée, tandis qu'il battait doucement la surface de ses membres.

Je reviendrai toujours vers toi.