Pour elle, il nous faudra être deux. [Première rép' à Blasphème puis libre sur demande]

J’ai vécu.
Black arqua le col et pénétra dans la Cache au grand trot, un pas de propriétaire. Un trot de roi, fier, altier, toisant ses sujets depuis son piédestal. Le piédestal sur lequel elle le plaçait, elle et ses yeux brillants, sa robe si douce, son odeur, le bonheur tout neuf qu’elle dessinait, et la vie si ternie de l’étalon qu’elle recolorait soudain. Elle le précédait, le suivait, l’épaulait en tous cas, soutien sûr et sans condition, et lui il allait de l’avant sans la laisser en arrière, le cœur léger et la crinière au vent, redécouvrant la confiance et l’espoir. Elle lui avait offert des ailes. Il lui offrirait un monde.
Ils avaient vécu, l’un comme l’autre, ils avaient aimé, aussi, bien avant de s’aimer. Pour lui, Magie Noire et son souvenir émouvant, et son fils, Hell Demon. Avant elle, la douce Naïade partie batifoler sous d’autres cieux, et des rencontres sans lendemain. Et puis, Sun Star et la plaie ouverte de la trahison, Odyssée la fille de cœur, Aglow Star. Ses amis de toujours, Equinox, le compagnon de chaque instant, et Stelmaria, la Maudite qu’il regardait s’enfoncer dans les méandres de la malédiction des Thars, impuissant. Mais présent. Car elle restait son amie, son amie pour toujours et à jamais, loin d’être son amante comme les rumeurs le prétendaient. Non…Black esquissa un sourire. Elle était bien trop son amie pour être son amante !
Son cœur n’appartenait qu’à elle, elle sa moitié quand Stelmaria était son alter ego, elle et sa robe mouchetée, et son imagination, et le monde qu’elle leur bâtirait et qu’il lui offrirait. Elle au nom si injustement choisi, au destin prétendument tracé et qu’il ferait mentir, comme il ferait mentir la loi empirique qui semblait stipuler que jamais Black n’élèverait de poulain de son sang. Elle. Sorrow Life.
L’étalon en était là de ses pensées quand une odeur, âcre, inconnue, mêlée à celle de la Glace, le fit se figer et pointer une oreille méfiante. La Glace et l’Ombre étaient alliés du fait des liens forts entre les deux chefs ; mais les chevaux de chaque Clan étaient assez libres et le Clan d’appartenance ne suffisait pas pour aborder un cheval en ami.
Il se signala d'un hennissement aigu et éleva la voix:

"Eh bien?"

Le soir tombait, répandant sa fraîcheur. Les brumes avaient entammé dans les grands bois leur danse voluptueuse, se déroulant en de soupes arabesques d'argent. La foulée ample et le galop régulier, Blasphème retournait vers les terres de son Clan. Il lui semblait qu'il n'avait que trop tardé, déjà. Il avait erré et son esprit s'était aventuré plus loin encore. Le souffle profond, répandant un nuage de vapeur dans son sillage, il allait sans hésitations. Ces chemins, il les connaissait, avec cette familiarité bien étrange de ceux qui empruntent une route défendue. Il ignorait ce que signifiaient les tourments dans son âme. un esprit agité, un esprit torturé. Il craignait de le devenir. Et força l'allure.

Les odeurs douces et corsées de l'Ombre firent frémir ses naseaux délicats. La nuit ne tarderait plus et son absence passerait peut-être inaperçue. Il sentait encore sur son pelage satiné les effluves du Clan de la Glace, et de cette jument qu'il avait rejointe. Devant ses prunelles froides dansaient encore les images de sa gracile silhouette, muse éthérée sous l'éclat sombres des étoiles. Sans doute jouait-il un jeu dangereux. A camoufler ainsi ses moindres ressentis, conservant sa froide et muette carapace, il se déplaçait en aveugle sur le grand échiquier du Destin.

Un bruit léger, plus loin dans les bois. Il ralentit et redressa légèremetn la tête, les oreilles en avant. Ses pensées furent uen fois de plus repoussées loin, très loin, jusqu'aux tréfonds de son âme. L'odeur de l'Ombre était plus présente que jamais. un des membres du Clan se tenait non loin, et l'avait sans doute déjà repéré. Blasphème rabattit les oreilles et fronça les naseaux. Ses yeux s'allumèrent d'une lueur froide, alors qu'il ralentissait pour prendre un pas franc. Il ne se trouvait plus très loin de la Cache des Daim, d'où - il comprit - émana soudain un appel impérieux.

Black. Black était là.

Le guerrier sombre enscença, hésitant. Puis, revêtant son masque de glace, s'avança dans la Clairière d'un pas lent. Ses longs crins ondulèrent autour de son cou musclé et la mousse se tassa sous ses larges sabots. Il fit face à son meneur sans un mot, tout d'abord. Les émotions semêlaient en une bien étrange palette derrière son toupet. Une pointe de culpabilité, peut-être. Black l'avait accueilli et, bien qu'il se refusait d'admettre que ce lien avec Sorrow Life constituait ne trahison, il avait quelques-fois cette impression désagréable de joeur avec le feu.

Et quelle flamme ! Une flamme sombre, une flamme noire e tguerrière. Black.

"Bonsoir Black."

Quelle belle soirée c’était, calme et douce, presque tendre, une soirée paisible comme il aimait parfois en goûter. Il était plus de nature à galoper et gambader, sous un ciel d’orage, heureux de l’exubérance des éléments, mais comment ne pas céder au charme tranquille de cette fin de journée, de ce début de printemps ? La neige tombait encore, la nuit, et les arbres s’éveillaient couverts de diamants de givre, mais le temps se réchauffait doucement. Subsistaient encore les bourrasques, et la neige était froide sous ses sabots. Mais le printemps venait, sous cape, le printemps préparait sa consécration de l’année.

C’était comme une minute de répit, c’était comme une éternité de paix au milieu de la violente tourmente, des éléments hurlants, du bruit et des cris. Tumulte dans lequel il vivait et se jetait, mer de sang dans laquelle il se frayait un chemin depuis bien longtemps. Sans s’en lasser. Il aimait le combat, il aimait la danse sans cesse renouvelée de l’existence, il aimait même les coups durs. Il aimait regarder en arrière et découvrir que ce dont il avait pensé ne jamais se relever était derrière.

Mais ces minutes de calme ressoudaient sa carapace, celle des sarcasmes, de la froideur, qui protégeait son monde intérieur, celle qui lui permettait, à lui l’hypersensible, de tempérer la violence de ses ressentis. Plus jeune, il avait cru que la marque du pouvoir était l’impassibilité, mais désormais, il avait compris qu’avancer masqué est n’avancer masqué qu’à ses propres yeux. Que les autres décoderaient toujours ses plus infimes sentiments, et parfois mieux que lui. Mais l’interprétation n’appartenait qu’à lui, et Black ne se cachait pas davantage que nécessaire désormais, laissant autrui noter l’infime flexion d’oreille, le tressaillement de mâchoire. Les laissant extrapoler, songer, cogiter, et s’en moquant puisqu’ils ne pourraient jamais lire ses pensées.

C’était un de ses guerriers qui s’avançait, grand, noir, puissant. Il était plus massif, plus en rondeurs que lui, nerveux et sec, mais leurs yeux portaient le même type d’ardeur. Blasphème était un membre peu ancien encore de son Clan, mais qui semblait bien en comprendre la philosophie. Un combattant aguerri que Black respectait, aurait plaisir à affronter sur terrain d’entraînement, et serait heureux d’avoir à ses côtés dans la bataille. Peut-être lui proposerait-il un entraînement au combat un, jour.

Blasphème avait, songea Black en le toisant d’un regard impérieux, l’air méfiant. D’un autre côté, il était normal de se montrer circonspect face à une telle rencontre, entre chien et loup. Blasphème, Black le savait, quittait de temps en temps le territoire du Clan, comme tout un chacun ; loin d’une monarchie quasi-paternelle comme celle de Sun Star, Black était d’avis de laisser ses membres de Clan gérer leur vie et prendre leurs responsabilités. Mais qu’ils se causent des ennuis, et le Clan ne les assumerait pas. Naturellement, une attaque sur territoire libre vaudrait au frappeur la réprobation de l’Ombre ; mais que le membre de Clan soit attaqué sur territoire ennemi, et Black, le Clan derrière lui, le regarderait payer les conséquences de ses actes sans lever le sabot. Car sauver un cheval en ce cas équivaudrait à une déclaration de guerre, et le Clan primait sur l’individu.

Quand le grand étalon le salua, Black hocha la tête et répondit avec la politesse, froide mais respectueuse et presque aimable, qui était la sienne. Son long toupet tomba sur ses yeux quand il soutint le regard de Blasphème en faisant un pas vers lui, et élargit ses naseaux. Cette odeur…clan de Glace. Il l’avait si souvent sentie sur Stelmaria, qu’il côtoyait assidûment ! Et sur une autre jument, aussi, sa Dame Blanche…Néanmoins, même la Maudite, son alliée, n’était pas de nature à accepter qu’un cheval d’un autre Clan, même allié, erre sur son territoire. Avant de décider s’il allait toucher deux mots de l’évènement à son amie, Black décida de tenter d’en savoir plus sur les motivations de Blasphème, et c’est ainsi qu’il prit la parole :

« Bonsoir, Blasphème. Tu reviens des Terres de Glace ? »

T’en vas pas, si tu l’aimes
T’en va pas.
T’en va pas au bout de la nuit
Nuit tu me fais peur
Nuit tu n’en finis pas
Comme un voleur, il est parti sans moi.

Elsa – T’en va pas

Blasphème, Black le savait, n’était pas un bavard. Un guerrier loyal, mais secret et qui entendait que personne ne marchât sur ses platebandes, y compris son propre chef...non pas, songeait le grand étalon, que Blapshème eût pu s’en prendre à lui s’il l’interrogeait trop avant, mais il lui retirerait son estime. Et perdre l’estime d’un guerrier valeureux, c’était perdre une chance de vaincre, c’était aussi perdre un allié qui un jour serait précieux. Cependant…une visite ? Et l’étalon noir notait bien l’embarras manifeste de son vis-à-vis. Tout ceci l’intriguait. La visite n’était certainement pas anodine…et c’est bien ce qu’il fit remarquer à son subordonné, d’un ton sans aucune méfiance, mais qui signifiait clairement à Blasphème qu’il ne faudrait pas se moquer de lui :

« Et il ne semble pas que cette visite soit anodine, quand bien même tu aies absolument le droit de te promener sur les terres de nos alliés, tant que les combattants du Clan de Glace n’y voient pas d’inconvénient. Qui étais-tu allé voir, Blasphème ? »

Clan de Glace…Pour lui, c’était autant son Clan que celui de l’Ombre. Glace et Ombre, reflets les uns des autres, blanc contre noir, la glace renvoyant la lumière et l’ombre l’absorbant, mais un même combat. Incarné dans le regard farouche de Stelmaria, son amie de cœur, sa confidente, son partenaire de combat, dans l’air malin d’Equinox, fils de Devil, frère spirituel. Et dans l’esprit d’Odyssée, d’Aglow Star, dans l’âme de Shiki, le sang des Thars, le fils et le roi des terres de Glace. Tous du sang de la Maudite, ou de sa famille, ils ne formaient qu’un immense groupe quand bien même leurs clans aient des noms différents, et d’autres traditions. Stelmaria était lui, il était Stelmaria, bien plus son amie qu’amante.

Et il y avait cette autre jument. Ce sourire, et ces mines, ce mélange de fragilité et d’une force qui le laissait muet, et cette détermination à aller de l’avant, avec lui, l’entrainant à sa suite. Quand elle parlait de voyages, quand elle parlait de vie et même de vies futures, Sorrow Life dessinait à son compagnon un monde aux couleurs chatoyantes, dont il ne saurait plus se passer maintenant qu’elle le lui avait révélé. Elle le réconciliait avec la vie et surtout avec l’avenir, comme avant elle Odyssée et sa vigueur, Shiki, le jeune poulain qu’il avait vu devenir adulte. Tous, ils incarnaient la vie, et l’espoir et lui, qui s’en était retiré, reprenait par son lien avec elle sa place dans cette grande course, que celle de l’existence.

En temps normal, il aurait été plus prudent voire délicat dans son approche. Mais là, le malaise manifeste de Blasphème lui avait fait craindre une cachotterie, un problème, une visite peu recommandable ou simplement portant à conséquences. Et si les amours de ses sujets, leurs amis, ne le regardaient pas, l’étalon entendait jeter un œil sur ce qui pouvait se révéler politique. Car, qu’un membre du Clan de l’Ombre agisse à l’extérieur, et les autres chevaux y verraient un agissement de l’Ombre lui-même, pas d’un seul cheval, même si pour Black, cette liberté impliquait aussi que chacun prenait ses décisions. Et les assumait.
Mais là, Blasphème mit un peu de temps à répondre, avant que la réponse ne tombe, totalement inattendue, totalement imprévue pour le chef. Comment aurait-il pu imaginer qu’il retrouverait dans la bouche de son guerrier un nom qu’il murmurait à l’oreille d’une autre, si belle et douce ? Comment penser qu’il serait allé la voir, elle, sa dame ? Black mit une ou deux secondes à se remettre de sa surprise. Il était allé voir Sorrow Life, certes…et son esprit prit la relève pour mesurer les implications de cet aveu.

Le malaise de Blasphème face à son chef pouvait signifier plusieurs choses. Ou alors, il avait fait une bêtise dans le sens où il s’était mal comporté face à la compagne de son chef, ou simplement dans celui où en tant que membre de l’Ombre, il avait mal agi avec un membre d’un Clan allié. Mais Black connaissait son guerrier, en qui il avait malgré tout confiance. C’était un étalon intelligent, doté d’une bonne finesse politique, un cheval qui n’avait de plus aucune raison, à sa connaissance, de se montrer agressif envers Sorrow Life. Et cette dernière, il était très improbable qu’elle soit à l’origine d’une altercation avec son amant. A moins que, bien sûr, il n’ait mal jugé sa compagne, mais…il se refusait à envisager cela. Le doute est comme une épine empoisonnée dans un couple, qui s’envenime vite dans la plaie.
Ou alors, ce malaise avait une autre origine, ce qui était plus probable, et laquelle ? La relation de Black avec Sorrow Life n’était un secret pour personne, désormais, sauf ceux qui vraiment se tenaient à l’écart du monde ! Alors, pourquoi se serait-il senti mal à l’aise ? Il restait une autre option, mais Black la repoussa. Immédiatement. Sans même vouloir y songer. Et elle revint, insidieuse, trop insidieuse au goût de l’étalon, qui se prit une seconde à en vouloir à Blasphème d’avoir introduit cette question dans son esprit. Et si il se sentait coupable, l’étalon, d’une éventuelle relation avec Sorrow Life ? Qui aurait eu lieu avant ? Mais Blasphème n’était pas stupide, jamais Black ne lui en voudrait pour avoir été l’amant de Sorrow Life, avant sa propre rencontre avec la Blanche. Et il restait une option, une seule terrible option qui fit passer dans ses yeux une brève étincelle de peur. Qui aurait eu lieu maintenant ? Mais il lui faisait tant confiance…il la connaissait tant. Il la croyait fidèle, il la savait fidèle, et il savait qu’elle l’aimait. Ce ne pouvait pas être possible. Du tout. Et il ne pouvait pas envisager cette possibilité. Mais…il questionna Blasphème d’une voix un peu plus incertaine, sachant bien que cette dernière option était inenvisageable, car il croyait en elle. Mais sachant aussi que si elle était avérée, cela détruirait le rayon de soleil qu’il connaissait ces derniers temps. Et Black, quoi qu’on en dise, aimait son bonheur. Et y tenait. Il exposa à l’étalon le fruit de ses réflexions.

« Tu sembles te sentir coupable, je me trompe ? Ou, si pas coupable, assurément mal à l’aise. J’en déduis qu’il s’est passé quelque chose entre Sorrow et toi, qui n’est pas anodin, au moins de ton point de vue. N’est ce pas ? Seulement, il n’y a pas énormément d’options, en la matière…ou tu as eu une quelconque altercation avec elle ce qui, la connaissant, m’étonnerait, et puis tu n’es pas assez irresponsable pour te disputer suffisamment avec une alliée pour que ça ait des conséquences…ou bien…Que s’est-il passé, Blasphème ? »

La tension était légère, presque immatérielle, dans la brise du soir, mais elle était présente, et elle était palpable, perceptible pour les deux étalons. Ils se tenaient face à face, dans l’expectative, aucun des deux ne sachant vraiment, ne pouvant prévoir ce qui ressortirait de cette rencontre. Une rencontre, d’ailleurs, que nul n’avait prévu ni même envisagé, pas même eux. Une rencontre qui pourrait signer la fin de leurs relations courtoises, voire presque familières, ou pourrait au contraire sonner l’avènement d’un nouveau genre de relations…Etrangement, Black était calme. Il avait apaisé le tumulte de ses pensées par une sorte de fatalisme, sachant bien, sentant bien qu’il pourrait toujours nier la vérité, quelle qu’elle soit, mais que jamais il ne pourrait l’effacer. Quoi qu’il se soit passé entre Sorrow et Blasphème, c’était avéré, entériné, et ineffaçable, quoi que son sujet lui réponde, cela influerait sur leurs liens. Et quelle que soit cette influence, elle serait, il le sentait, décisive et surtout, définitive, dans un sens ou dans l’autre.

Mais l’étalon noir se refusait à nier la vérité, ou les hypothèses qu’il avait maintenant classées, rangées, en attendant la réponse de son vis-à-vis. Nier la vérité, ce qu’il avait fait si longtemps en s’agrippant à Magie Noire, malgré tout, était une attitude lâche, et pour lui qui plus que tout haïssait la lacheté…non, plus jamais nier. Il avait presque honte de son attitude d’antan. Il avait espéré sans relâche que sa compagne d’alors revienne vers lui, supplié, parfois, mais les rares fois où elle accédait à sa demande, c’était pour mieux le rejeter après coup et pour mieux l’accuser de tous les maux, de la mort de leur fils et de son malheur à elle. Eternelle insatisfaite, qui avait idéalisé l’étalon noir, voulu posséder tout entier un être par nature indépendant et libre, et qui, s’apercevant que Black n’était pas l’image qu’elle s’en faisait, avait voulu le changer, le plier à ses vues, afin d’en faire son étalon idéal, pour vivre son amour idéal. Oh, il savait bien n’être pas tout blanc dans l’affaire…il n’avait pas été un compagnon aussi attentionné, un père aussi présent qu’elle l’aurait aimé, il avait laissé sa famille dans son ombre et couru de combats en batailles, s’était enivré de la compagnie de ses amis de toujours, ses complices, fait de Stelmaria sa confidente quand sa compagne aurait voulu jouer ce rôle. Mais il était loin, le temps où il refusait de voir les choses en face et se chargeait de tous les torts, pour se faire pardonner de sa princesse…

Black s’ébroua, dans le vent léger, tandis que Blasphème, enfin, reprenait la parole. D’un ton tranquille, un son rauque, un murmure indubitablement sincère, et Black ne s’y trompa pas ; son guerrier ne lui mentait pas. Alors il lui accorda son entière attention, l’encolure arquée et l’œil alerte, avant de dévisager Blasphème. Le croire, ne pas le croire ? Il opta pour une autre question, car la situation semblait ne pas avoir grand sens. S’il ne s’était rien passé, pourquoi cette attitude presque honteuse de son interlocuteur, pourquoi cette tension, ce malaise ? Il le croyait quand Blasphème disait qu’il n’était rien arrivé, mais il ne croyait pas cette impassibilité que l’étalon affichait. C’est pourquoi il reprit la parole, clair et direct, cette fois-ci, loin de son précédent ton hésitant :

« Alors, pourquoi ce trouble ? Ne te méprends pas, tu peux bien être ami avec Sorrow Life ou lui rendre visite, je n’y vois aucun inconvénient, et de toute manière, n’ai rien à y redire. Mais je ne comprends pas, dans ce cas, ton attitude de tout à l’heure. Craignais-tu que je t’en veuille d’être allé voir Sorrow, ou est-ce autre chose ? »

Il sentait qu’il s’avançait sur un terrain glissant, et craignit un instant d’être allé trop loin. Les chevaux de l’Ombre étaient fiers et jaloux de leur indépendance, et même leur meneur ne pouvait leur demander trop de comptes. Plus précisément, il le pouvait en théorie et s’y refusait, par respect envers ses guerriers. Il les surveillait, parfois, il exigeait sans ménagement une fidélité parfaite envers le Clan, parfois, il réclamait l’obéissance, et il l’obtenait, mais jamais, au grand jamais il n’aurait douté d’eux. Il les connaissait, et surtout, il connaissait leur fierté, qui faisait leur force à tous. Ses sujets le suivaient de leur plein gré, et si Black était sans pitié avec les traitres, il ne considérait pas ses ouailles comme des inférieurs. Il était le chef car il en fallait un, mais il n’avait pas tous les droits sur les chevaux, seulement les droits que ces derniers lui reconnaissaient en intégrant le Clan. Celui d’engager le Clan dans la bataille ou de l’en retirer, celui de gérer les alliances politiques et les inimités, celui de lutter contre le Clan du Soleil et de leur ordonner de faire de même, celui d’être le chef de guerre, incontesté sur le champ de bataille. Et lui leur reconnaissait bien des droits, celui de le contester hors de la présence d’autrui, pour ne pas affaiblir le pouvoir du Clan, celui d’agir en leur nom propre et non en celui du Clan, celui, avant tout, de conserver leurs secrets et de garder silence sur leurs actes, leur motivation ou leur passé. Il était leur roi, par leur confesseur ni leur maître à penser.
Et il ne voulait pas brusquer Blasphème non plus.

Blasphème n'était pas un cheval exubérant, ni prompt à exposer ses sentiments, fût-ce à son chef. Néanmoins, il semblait ossciller entre soulagement et désespoir, et Black, de son côté, avait l'esprit tranquilisé. Il n'aurait pu croire que sa compagne l'aurait trahi, si tôt, si vite, et alors que tout leur souriait. Peu à peu, il reconstruisait le schéma de la situation, révélé par les réactions et même la gêne visible de Blasphème. Le chef de l'Ombre n'était donc pas le seul à se nourrir d'espoirs au sujet de sa belle, à avoir succombé devant son charme, devant ce coeur blessé et délicat, à la fois sans concessions et sans secrets. Et après tout, quelle importance s'ils étaient deux? Elle lui avait confié son coeur, et il avait toute confiance en elle, sa dulcinée, sa Muse. Si elle l'avait trahi, il ne s'en serait pas remis.

Black réfuta cette idée mélodramatique. Il s'en serait remis, comme il s'était remis du rejet de Magie Noire, comme il avait fini par se remettre de la mort de Hell Demon. C'était là des souvenirs terribles, ou teintés d'une douce nostalgie, des images affreuses ou si belles, mais c'était du passé et il avait réussi à admettre cet état de choses. Que c'était fini. Que ça ne se reproduirait pas, jamais plus, probablement, à l'identique, et que s'il ne rencontrerait pas une nouvelle Magie Noire, s'il n'aurait jamais un autre Hell Demon comme fils, il en aurait et en rencontrerait d'autres, pour des histoires toutes aussi brillantes. Oui, il s'en serait remis, il le savait, et c'était presque un renoncement que de le savoir, c'était la fin d'une concession faite aux images classiques, aux vieux rêves, aux contes où l'amour est éternel et immense. Il n'était pas de ceux qui meurent par amour. Il était de ceux qui souffrent en silence, serrent les dents et chez qui la volonté de vivre est plus forte que l'amour de soi et l'amour des autres. Il vivrait, quoi qu'il arrive, même seul, il vivrait. Vivrait amer et vivrait blessé, mais nul chagrin du coeur ne pourrait le pousser à renoncer à l'existence. Et c'était une constatation presque amère. Il n'était pas de la trempe des héros de contes et légendes, il était de ceux qui vivent et qui vont leur route.

Blasphème énonça doucement l'idée qu'il aurait pu lui en vouloir. Que cela aurait été mieux. Et c'était vrai, il aurait pu lui en vouloir et Black comprit que lui aussi l'aurait probablement préféré. Là encore, c'était si beau, le grand guerrier combattant son rival pour l'honneur de sa belle...Là encore, il n'était pas du genre des grands héros. Il était de ceux qui comprennent et hochent la tête, savent bien que le coeur ne se commande pas et estiment qu'on ne saurait s'en prendre à un être pour un simple sentiment. Pour un acte, c'eût été différent, mais comment Blasphème aurait-il pu s'interdire d'aimer? Et comment aurait-il pu, lui, Black, lui en vouloir d'aimer quand c'était peut-être la plus incontrôlable des aspirations? Lui en vouloir aurait été grand, beau, une légende, mais il n'était qu'un être vivant. Et il ne lui en voulait pas, parce que les rôles auraient pu être échangés. Et parce que lui aurait pu être à la place de Blasphème. Et parce que, s'aperçut-il, leur lien était plus profond que ce qu'il avait pensé.

Face à face, liés par un même amour, mais l'un en goûtant et l'autre en rêvant, ils n'étaient pas adversaires pour autant. Que Blasphème reste l'ami de Sorrow Life s'il le désirait, il était libre et Black lui faisait confiance pour ne pas le trahir, lui, son chef. Il connaissait le sens de l'honneur de son guerrier, son intelligence et sa finesse, savait que Blasphème ne toucherait jamais à la compagne de son chef. Et c'était là la raison même de leur confrontation...Black hocha la tête:

"Oui, ça aurait été plus facile pour tout le monde, si je t'en avais voulu."

Ca aurait été plus facile, Blasphème aurait pu le haïr à son tour, et se débarrasser ainsi du masque de sa culpabilité, ou simplement faire le deuil de cet amour en reportant la faute sur Black. Mais ce dernier était aussi incapable de lui en vouloir que Blasphème l'était de s'interdire d'aimer. Que faire? Que dire? Black secoua la tête, pour dégager le toupet qui était retombé sur ses yeux et masquait ses yeux noirs perçants, puis soupira en frottant sa tête sur sa jambe, avant de reprendre:

"Sorrow Life pourrait bien me ravir les âmes de chacun de mes guerriers, elle ne pourrait pas me reprendre leurs serments pour autant."

Comment aurait-il pu repousser son guerrier? Blasphème resterait auprès de lui s'il le désirait, resterait son guerrier; Black ne saurait le délier de son serment, il ne l'avait trahi en rien, après tout. L'étalon noir laissa ses yeux dériver aux alentours, dans la tranquille petite cache, cette trouée discrète entre les arbres, même pas une clairière, où la lumière était la même que partout ailleurs. Pas d'herbe, pas de soleil, juste un écart des troncs, dans les jeux de lumière incessants du soleil qui danse entre les ramures. Qu'il aimait ses terres, sa forêt du Nord, son territoire qu'il connaissait par coeur à force de l'arpenter. Pour la première fois de sa vie, il se demanda s'il désirait vraiment dominer l'ensemble des territoires, quand ses terres du Nord l'accueillaient à bras ouverts. Black reprit, calmement:

"Mais sache que je te sais gré de la loyauté que tu me prouves ainsi. Tu n'as pas démérité, Blasphème, quoi que tu sembles en penser."