Tellement plus que cela... [Siana 1er, puis demandez]

Perché au faîte du monde.
C'était une masse immense, dont la roche avait déjà le grain et le rouge des terrains, brûlés de vent et de soleil, du clan du Crépuscule, de grands mastodontes de roc qui se dressaient sur un ciel assombri. Ils étaient là, plantés, installés et ils semblaient veiller sur les territoires immenses qu'ils dominaient, veiller sur ce monde où ils étaient déjà quand, de mémoire de cheval, n'était nul être vivant. Ils étaient ancrés dans un sol dont la poussière ne provenait que de la lente, imperceptible, inéluctable érosion de leurs flancs sous l'assaut des bourrasques et des violentes pluies d'été. Mais il demeuraient. Immobiles, immenses, étrangement silencieux.
Etrangement vivants.
Ils étaient comme le reflet des étoiles, gardiennes au firmament, veillant sur tous ceux qui, en cette belle nuit de fin d'été, levaient les yeux vers elles, comme le faisait un certain Prince. L'étalon gris avait redressé l'encolure, cette encolure épaisse, musclée mais néanmoins gracieuse, marquée de cicatrices récentes par les combats dont il était à peine sorti. Shiki, son museau fin tourné vers les cieux qui s'étoilaient peu à peu, admirait ces vieilles compagnes de tous les rêves et de toutes les veilles. Etoiles.

Il se sentait si proche d'elles qu'il aurait pu les toucher, rien qu'en tendant l'encolure. Si proche d'elle qu'il se croyait capable de les décrocher rien qu'en se cabrant. Si proche...si loin. Il ne toucherait jamais les étoiles. Il ne reverrait jamais Bliss non plus.
Les pensées du jeune étalon allèrent de la jument disparue, celle qui aurait pu être une amie, à son mentor, à Black Hole, son père, qui avait si terriblement souffert de cette mort. Pauvre jeune jument, tuée pour une vengeance...Pauvre jeune femelle. Shiki ne comprenait toujours pas comment Black avait pu cautionner pareille atrocité, surtout sachant que l'étalon noir avait vu et vécu l'horreur des vengeances tardives, lors de l'assassinat de Devil.

Tu disais que tu serais toujours là, que tu danserais aux frontières de ma conscience. Que quand la nuit s'étendrait sur la neige et la glace qui sont mon monde, ma vie et mon royaume, ton ombre, ou ton feu se lèverait, qu'à la lisière de mon monde tu serais toujours une présence, toujours là. Où es-tu passée?
Tu n'es plus là. Tu n'es pas aux frontières de ma conscience.
Nous aurions pu devenir tellement plus que cela...
Bliss!

Un bruit. Infime. Un claquement.
Comme un murmure d'étoile.
Shiki se retourna d'un bond, ses sabots tintant sur la roche, dans le silence de la nuit.

Ce n'était pas Bliss. Ce n'était pas la petite danseuse qui se tenait devant lui, c'était une autre jument, une autre petite jument, qui dardait sur lui son regard où se reflétaient les cieux étoilés. C'était...la honte saisit et serra le coeur de Shiki, quand il reconnut brusquement cette jeune femelle, la reconnut d'un coup, comme il l'avait reconnue dans d'autres circonstances, un autre jour. Ce soir, la nuit était paisible, les étoiles scintillaient en silence, quelque chose couvait dans l'air, à peine un murmure, un chant nocturne. Mais la dernière fois, le jour était de sang, et le combat hurlait, les sabots reflétaient le soleil dans les cris et les râles, l'air épaissi de sang poissait les poumons dans le long, le profond rugissement de la bataille, la symphonie des morts.

Il la voyait, devant lui, immobile et il ne voyait que ses plaies, que les écorchures, que les souffrances qu'il lui avait infligées. Il avait failli la tuer! Il avait failli lui porter le coup de grâce, si ce regard, ce regard vif comme un poisson qui se glisse entre des plants de nénuphar, ne lui avait pas rappelé une autre rencontre. Il connaissait cette jument, cette jument délicate et perdue dans l'ombre des haies. Dans le labyrinthe.

Il la connaissait, et il avait failli la tuer. Il la connaissait, mais, il le sentait parfois, il n'était pas toujours lui-même au combat...Oh, sa propre soif de sang n'avait jamais eu l'ardeur de celle d'Aglow Star ou, pire, de celle d'Equinox. Mais c'en était une, néanmoins, une rage qui le prenait, qui lui montait à la tête. Et quand le bruit de la bataille montait à ses oreilles, le sang y pulsait, et son souffle se faisait rauque, brûlant, un râle de volcan tandis qu'il montait au front. Il aimait combattre...mais cela n'avait rien à voir. C'était la Malédiction, il le savait, il le sentait, qui le prenait au corps et au coeur et ne le lâchait plus. C'était la Malédiction qui faisait siffler le sang à ses oreilles et qui rougissait son regard, c'était la Malédiction qui le jetait avec cette hargne, cette envie de sang et de mort, dans la bataille.
Il était marqué. Marqué du sceau des Maudits.

Oh! Si seulement on lui pardonnait! La frustration et l'impuissance nouaient la gorge de l'étalon, qui soutint néanmoins le regard de Siana et, par une sorte de curiosité morbide, suivit des yeux le tracé des cicatrices et des plaies sur cette robe autrefois si douce et soyeuse. Shiki secoua lentement la tête, et ses yeux revinrent vers la jument noire, calmement. Il était Maudit. Il le savait, elle ne le savait pas quoiqu'elle pût s'en douter, et elle n'avait pas à le savoir. C'était son sang. Son fardeau, et sa Malédiction.


"J'ai failli te tuer. Je suis désolé."

[Je peux venir avec Storm ? ]

[viens! Moi ça me va!]

Elle était solitaire, fragile, et surtout blessée, blessée par sa faute, par la fureur du combat qui l'avait pénétré. Shiki, malgré tout ce que pouvait en dire la jeune jument, se sentait coupable, terriblement coupable d'avoir attaqué et blessé cette jeune combattante peu aguerrie. Mais la Malédiction était ce qu'elle était, les siens aimaient la bataille et la magie s'ajoutait à cet amour du tumulte, faisant bouillir son sang sitôt que les choses s'envenimaient, que le sang coulait et que les robes se poissaient de sueur ou de poussière. Et il avait failli la tuer.

Quelle terreur que celle qui l'avait envahi quand il avait, soudain, réalisé que cette jument qui gisait à ses pieds, alors qu'il levait le pied pour lui donner le coup de grâce, était une connaissance! Quelle horreur que de se rendre compte qu'on aurait pu, aveuglé par le sang et la rage, tuer sans réfléchir! Ce n'était pas la saveur de la victoire, la fièvre du combat qui l'avaient poussé à poursuivre l'affrontement jusque dans ses ultimes limites, à mener son adversaire jusqu'aux rivages du Styx, mais bien un instinct plus vieux, plus profond et plus fort que lui, qui lui criait qu'à tout ennemi à terre on brise le crâne. Instinct de tueur.

Shiki secoua la tête, mais n'insista pas et, quoi qu'il pût en penser, accepta les excuses de Siana. Il savait bien qu'ils auraient pu, l'un comme l'autre, se renvoyer la balle indéfiniment, et il ne le désirait pas. Ils avaient bien d'autres choses à dire, peut-être à construire...L'idée d'avoir failli abattre celle qui serait peut-être un jour une amie le poursuivrait néanmoins. Pouvait-il se faire confiance?

Il était seul. Il avait besoin de Stelmaria, besoin d'entendre parler de la Malédiction, besoin d'Aglow Star lui expliquant qu'il n'était pas fou. Il avait besoin d'entendre Nathaniel, Maudit parmi les Maudits, lui parler de cette entité séculaire. Il avait besoin de savoir qu'on pouvait lui faire confiance pour pouvoir se faire confiance, besoin qu'on le pense capable de se maîtriser pour être sûr de savoir le faire. Il avait, surtout, et avant tout, besoin de son reflet dans les yeux de Moondance. Nulle n'apaisait le jeune étalon comme sa cousine éloignée, son odeur et sa sensualité.

La queue de Shiki fouetta ses flancs, un signe de son malaise:


"Ta jambe, ça va mieux? Viens t'abriter sur les terres de Glace le temps de guérir, si tu veux."

Elle était seule, et l'air était glacial. De cela, Storm était sûre. De cela, et d'uniquement cela. Le reste n'était qu'une suite d'oubli et d'indifférence.

Elle savait aussi qu'elle trottait, et qu'il faisait nuit. Mais elle ignorait depuis combien de temps le soleil s'était couché. Peut-être une heure, peut-être huit. Elle savait que sa course avait débutée bien avant que l'astre ne s'endorme, mais elle en ignorait la fin, et elle en ignorait le but. Peut-être n'en avait-elle pas. Ni fin, ni but. D'ailleurs, avait-elle eu un début ?

L'air sec et glacé lui brûlait ses poumons avides d'air, les roches lui blessaient ses sabots déjà usés, les ronces lui ouvraient la chair, mais elle les ignorait, tout comme elle ignorait ses jambes qui trébuchaient à chaque foulée, harassées. Elle avait décidé de ne pas les entendre, et elle ne les entendait pas. D'ailleurs, seuls sa respiration encore plus sifflante et saccadée que d'habitude et la sueur qui la recouvrait trahissaient les efforts de son corps ; rien, dans sa tenue, n'avait changé.

Les étoiles brillaient, loin là-haut, perdues dans le ciel, comme des bonheurs trop éloignés pour elle, des joies qui la narguaient. Mais Storm s'en fichait. Elle les ignorait.

Ignorance. Ce mot lui allait parfaitement, se mêlant à l'indifférence qui l'accompagnait, seule compagne dans sa errance. Ignorance de la vie. Ignorance de la mort. Storm ne vivait dans aucun de ces deux lieux, pour aucun de ces deux dieux. Elle était juste entre eux, sur la frontière qui sépare le Tartare du Paradis, là où ni dieux ni démons ne regardent, là où ni joie ni douleur ne subsistent. Sur cette route étroite, perdue au milieu du noir, entourée d'ombres qu'elle n'osait franchir, croyant trouver du bonheur là où seule existait la haine, imaginant la vie en effleurant la mort. Seule.


Un bruit. Un bruit de voix qui s'élève dans le silence. Storm ne semble pas y prêter attention, les oreilles toujours couchées contre son encolure, les sabots se levant et se posant à la même allure, avançant toujours, danse indifférente, danse infatigable. Mais ses foulées saccadées et pourtant régulières ne la mènent plus vers nulle part.

Deux chevaux. Un étalon et une jument. L'odeur du sang, un reflet rouge au milieu d'une robe de nuit, une ombre dans un corps gris, une immobilité nerveuse, une agitation mal  l'aise. Une rencontre qui ne doit être interrompue. Sans se soucier du claquement de ses sabots abîmés contre les cailloux, la jument baie, que bien des chevaux pensent noire, la petite jument dont la robe semble aspirer toute lumière, la pouliche au corps déjà marqué par les blessures et la souffrance, Storm, s'avance, toujours au trot. Interrompt la rencontre.

Elle n'est venue ici ni pour le combat, ni pour la discussion. Ses membres l'ont amenée devant ces chevaux par indifférence. Pas par curiosité, mais parce que cet endroit en valait un autre, et que le hasard a décidé de faire croiser leur route.

La jument s'arrête à quelques pas des deux personnages, silencieuse. Elle ne veut pas spécialement mettre mal à l'aise, ou intriguer, mais elle n'a rien à dire. Alors elle se tait.

Cliquetis de sabots.
Shiki tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule approcher celui ou celle que ses sens de combattant lui avaient déjà annoncé. Il avait entendu ce pas tranquille et souple, peut-être quelque peu hésitant sur la fin, comme si son propriétaire ne savait trop que faire: venir, les déranger peut-être, ou passer son chemin et poursuivre sa route dans la solitude? La nuit était paisible, la lune était belle. Allons, le coeur est aux rencontres!
Encolure fine et croupe ronde luisaient dans la clarté nocturne, nimbés d'un or blafard par la lune et les étoiles, si belles, si lointaines et brillantes. Une robe qu'on devinait soyeuse, mais dont la noirceur semblait absorber toute cette pluie blanche tombée des cieux, habillait joliment un petit corps musclé et solide, un petit corps fin de jument. Une jolie femelle qui les dévisageait sans un mot, immobile, le ciel dessinant les reliefs de son corps et ceux des cicatrices récentes et plus anciennes, vestiges d'un long vécu. Une combattante.
Une battante.
L'heure est aux rencontres! Mais cette belle petite baie - car elle était baie, et Shiki ne s'en rendit compte qu'après coup - ne semblait pas spécialement intéressée par leurs personnes, ni même pas leurs mots. Peut-être reconnaissait-elle l'héritier des Thars, peut-être ne le reconnaissait-elle pas...peut-être l'avait-elle vu aux côtés de Stelmaria, de Black, mais certainement pas de Black Hole, car le danseur noir n'entraînait son jeune élève que dans le secret et l'isolement, bien que leur engagement mutuel eût été scellé devant moult témoins.
Shiki salua l'inconnue d'un sourire charmeur:

"Bonjour, belle inconnue."

Puis ses pensées revinrent, quelques secondes durant, à Siana, à sa proposition et à sa réponse. Il sentait bien qu'elle se méfiait encore de lui...et pourquoi ne se serait-elle pas méfiée? Il avait failli la tuer, et qu'il eût été ou non possédé par la Malédiction, c'était tout pareil! Demain, au combat, face à face, ne perdrait-elle pas la vie sous ses sabots, s'il était guidé par cet esprit plus vieux et ô combien plus cruel que lui? Demain, ne serait-il pas son persécuteur, lui qui se voulait son protecteur? Et pourquoi avait-il fait cette proposition? Elle était capable de se défendre seule, et même blessée, il n'en doutait pas, ce devait être une vraie lionne...était-ce pour lui une façon de se dédouaner de son acte, comme un rachat trop tardif pour être vrai? Etait-ce pour lui une façon de se faire pardonner, ou de se pardonner à lui-même ce qui avait failli être la plus funeste erreur de sa jeune vie?

"C'est toi qui décides, Siana. N'y vois aucune intention cachée, je regrette sincèrement..."

La jument noire était blessée. Et perdue dans ses pensées. Malgré ses cicatrices, Storm se doutait que ce n'était pas une combattante -jamais elle ne se serait laissée surprendre ainsi, et puis les guerriers ont une sorte d'aura particulière... Son pas de recul l'avait fait grimacer. La jumant baie s'en désinterressa bientôt -elle ne lui semblait être qu'une proie, elle qui jugeait toujours trop hâtivement. Elle préféra reporter son regard sur l'étalon gris. Lui, il l'avait entendu et attendu. Lui, son corps était un mélange de cicatrice et de muscles. Lui, c'était un combattant. Un de ceux contre lesquels le jeu devenait mortel et amusant.
La premier l'avait salué d'une voix presque craintive, le deuxième d'un ton charmeur. Storm ne connaissait que son timbre froid et rauque.

-Bonsoir.

Les deux chevaux continuèrent cependant leur conversation. L'étalon gris voulait se faire pardonner et proposait quelque chose. La jument hésitait. Les informations se stockaient dans la mémoire de la baie, prêtes à disparaître dès qu'elle s'éloignerait des deux équidés, devenues inutiles.

Elle se taisait toujours. Elle n'avait pas l'habitude de parler. Parfois, quand elle n'attaquait pas immédiatement ceux qu'elle rencontrait, cela mettait mal à l'aise, et, si Storm le sentait -ce qui n'était pas sûr-, elle s'en fichait. Ce qui n'était pas forcément plus mal, elle ne savait que défier... Défier, et se battre.

Jamais les chevaux ne refusaient l'affront, il en tenait de leur honneur... Alors ils mourraient, car Storm était encore en vie et n'aimait danser qu'avec la mort. Toujours... Toujours ? Non... L'image d'une belle jument palomino s'imposa un instant devant ses yeux. Elle secoua la tête. Chassant ce souvenir à l'arrière-goût de regret.
Froide.

Les yeux de Shiki scintillèrent tandis qu'il s'adressait à Storm, immobile, qui les dévisageait tous deux:


"Quel nom pour une si jolie fleur?"

Toutes les jolies fleurs ont des épines...
Il n'était pas sans le savoir, les plus belles demoiselles sont parfois les plus meurtrières, et Bliss comme Moondance le lui avaient bien montré, les plus fortes. Mais Shiki était comme son père, un charmeur-né, et comme lui il avait appris à ronronner auprès des juments  sans rien espérer d'elles, mais pour le plaisir de jouer avec celles qui voudraient bien se prêter aux jeux de la séduction. Jeu qui n'était pas si éloigné de celui du combat, avec ses règles, ses attaques et ses esquives, ses pas de danse. Quoi d'étonnant, dès lors, à ce que des chevaux fous de bataille soient aussi de grands séducteurs, ou du moins de grands opportunistes? Comme Black Hole...

Un souvenir furtif fit grincer des dents Shiki. Une image, un étalon noir et une jument grise, dans la pénombre et le calme d'une petite clairière...il fallait qu'il en parle avec les acteurs de l'évènement! L'étalon gris secoua la tête avec un soupir et revint à Siana, qui acceptait son offre. Il s'en sentit tout glorifié et sourit avec un plaisir sincère:


"Tu n'as rien à redouter de moi, je te le promets. En combat, je ne suis pas comme au quotidien...c'était ta première bataille? Et vous, Jolie Fleur - il se tourna vers Storm -, était-ce votre premier combat? Je ne pense pas, non?"

Spoiler:

Seule. Storm avait toujours été seule. Et si ce n'était pas le cas, c'était alors pour un combat. Autant dire que pour elle, la politesse, ce n'était pas quelque chose d'inconnu, c'était quelque chose inexistant, et si quelqu'un lui en avait parlé, elle aurait trouvé ça invraisemblable, insensé. De même que les jeux de langages et les tournures élégantes ou mystérieuses. A quoi pouvait rimer ces activités ennuyantes -car parler est ennuyant ? Quel était l'intérêt des figures de styles, des jeux de langues et des tournures poétiques ?
Elle n'en entendait jamais, et en utiliser ne lui sera jamais venu à l'esprit, aussi elle se contenta de marquer peut-être, intérieurement, un léger étonnement, qui s'il avait vraiment existé ne se reflétait aucunement sur le visage froid et couturé de cicatrices de la baie. Pas l'étonnement d'avoir reçu un compliment, l'étonnement incompris pour avoir été comparé à une fleur, végétaux sans aucun rapport avec les chevaux. Mais elle répondit, de sa voix toujours égale :
- Storm.
La moindre des politesses aurait été de lui retourner la question, mais encore une fois elle l'ignorait, et elle s'en fichait -si elle jugeait hâtivement, au moins ne prêtait-elle pas attention aux noms, avant de coller sa propre étiquette sur l'équidé lui faisant face. En l’occurrence, ses étiquettes étaient déjà posées.
La jument noire, blessée et effrayée, qui avait avoué ne plus pouvoir survivre seule ainsi, était une proie et une lâche.
L'étalon gris, barré de cicatrices, dont les muscles reflétaient les étoiles, qui l'avait entendu arriver et ne semblait pas gêné par sa présence, était un guerrier.
Déjà, ses pensées passaient à autre chose. La noire avait dit faire confiance. Storm eut envie de rire, ricanement sarcastique, mais seul ses yeux brillèrent un instant, cruels, tandis que ses lèvres se redressaient, esquisse de sourire ou de grimace. Faire confiance. Il fallait être bien naïf pour cela. Naïf, ou suicidaire. Faire confiance. Autrement dit, cesser toute vigilance et laisser à l'autre tout le loisir de le tuer... Faire confiance... Elle eut un rictus amer.
Mais déjà, l'étalon gris reprenait la parole. Une nouvelle question. Encore parler...
-S'il le premier combat existait, alors ce serait aussi le dernier. Mais je ne vois pas de quelle bataille tu parles.
Encore ce ton froid et dur. Elle avait tutoyé le gris ; le vouvoiement faisait partie de ces choses dont elle ignorait l'utilité, et s'en fichait.
Il n'y avait pas de premier combat, avait-elle dit. Car sa vie n'était qu'une succession de bagarres, et tout ce qu'elle savait de ceux qui ne s'étaient jamais battus, c'est qu'ils mourraient sous ses sabots lors de leur premier défi.
Comme les autres, d'ailleurs.

[pardon, j'étais malade comme un chien^^']

Shiki souleva une oreille:


"Si le premier combat existait, il serait le dernier? Cela veut-il dire qu'on ne pourrait que succomber à son premier combat et que, partant de là, tous les combats auxquels nous survivons n'étaient pas de vrais combats? Et qu'alors, ni vous ni moi ne sommes combattants, mais simplement des fantoches, des poulains qui jouent à la guerre?"

Il provoquait ouvertement, l'oeil malin. La phrase sibylline de la jument réclamait clairement une explication, et s'il s'amusait à trouver toutes les implications possibles d'une telle assertion, c'était avant tout pour engager la discussion et comprendre ce qu'entendait cette laconique femelle par ces mots secs et froids.


"Ou bien est-ce simplement que la vie n'est que combat, du premier au dernier souffle et que finalement, nous ne vivons qu'un seul et long combat, avec ses passes d'armes, ses moments difficiles, ses accalmies...et la défaite finale, pour tous? Ou la victoire? Qu'est ce qui définirait alors la victoire?
Peut-être sont-ce aussi tous nos combats qui n'en composent qu'un seul, immense et interminable...mais vous dites vous-même que ce combat n'est pas nécessairement, que s'il y avait un premier combat il serait le dernier. Y a-t-il donc des êtres, selon vous, pour qui il n'y a pas de premier combat?"

Pour Shiki, tout n'était pas combat, et tous n'étaient pas combattants...certains grandissaient auprès de guerriers, dans un milieu de guerriers et surtout, certains aimaient la bataille, quand d'autres n'y voyaient qu'une succession sans aucun sens de morts et de sangs versés. L'étalon gris goûtait, plus que tout autre, l'adrénaline des batailles et la vie puissante, intense, qui l'envahissait alors. Cette impression que l'air se faisait plus frais et nettoyait ses poumons jusqu'à leurs moindres alvéoles, cette sensation du sang chaud sur sa peau dont il sentait chaque goutte frémir à ses charges, ces sens décuplés, magnifiés et ce monde qui prenait soudain, dans le tumulte des combats, un nouveau contraste et une toute autre saveur, il les aimait. Cette sensation d'une vie plus forte, plus riche et plus vive.
Mais quid de ceux qui ne savaient pas se battre, quid de ceux qui n'aimaient pas quand la vie s'affolait? Comment aurait-il pu les juger, lui qui n'était, à certains points de vue, qu'une bête de guerre, un descendant des Maudits, un porteur de la Malédiction, de la mort et d'un sort antique? N'était-il pas l'anomalie, ceux qui exécraient la bataille méritaient-ils son mépris? Assurément non...
Etait-ce lâcheté que de ne savoir combattre? C'était dangereux...mais était-ce fuir la bataille que de ne pas la connaître, que de quêter la protection de plus puissant que soi, ou était-ce principalement une autre stratégie de survie? N'étaient-ils pas, eux qui combattaient avec hargne et plaisir, les fous?
Shiki hocha la tête, compréhensif:


"La science du combat n'est pas innée...peut-être que son amour l'est, mais pas le savoir qui l'accompagne. Tu as eu de la chance de survivre à cette bataille, certains auraient pu te tuer. Pas tous, assurément, mais quelques-un n'auraient pas hésité...
Il est vrai que moi, j'ai grandi auprès de maîtres en la matière."

Spoiler:

Rictus.
Grimace presque moqueuse face à la jument noire. Moqueuse ? Non. Pas plus que joyeuse.
Storm souriait face aux émotions de la petite jument. Elle semblait perdue, elle avait l'air de s'en vouloir, mélange de colère et de honte... Pourquoi ce rire ? Était-ce que la baie aimait voir les autres souffrir ? Peut-être... Mais n'était-ce pas plutôt de voir un autre animal avoir ces émotions qu'elle-même refoulait au plus profond de son âme, enfouissait sous sa froideur, qui la faisait sourire ainsi ? Était-ce parce que cette petite jument n'avait pas subi l'apprentissage des combats et du mépris ?

Rictus qui augmenta face au ton moqueur de l'étalon.
Des poulains qui jouent à la guerre ? Mais n'était-ce pas ce qu'elle était, au final ? Une pouliche qui ne sait que se battre, ne sait que qu'elle doit de battre, en en ignorant la raison... Pourquoi faisait-elle ça ? Pour le plaisir, pour se sentir, un instant, vivante... Donner la mort pour sentir la vie... Paradoxe qui gouvernait toutes ses actions.
Et là, que faisait-elle ? Pourquoi ne se battait-elle pas ? Elle pourrait d'abord se jeter sur la petite jument... La tuer avant qu'elle n'ait le temps de réagir... Faire un pied-de-nez à la mort, laisser l'étalon bondir le temps de tuer la noire... Puis se battre contre lui... Essayer, encore une fois, de la narguer.... Essayer d'y survivre, tout en espérant, peut-être, que sa seule compagne gagne enfin, lassée par ce jeu...
Elle n'avait que trois ans, pourtant, mais elle était déjà lassée par cette vie trop longue... Lassée par ces courses sans fin... Lassée par la douleur qui jamais n'acceptait d'être refoulée... Lassée par tous ces morts qui jonchaient son chemin...

Son rictus finit par s'effacer. Lassé, lui aussi.
Elle ne voulait plus... Plus être froide, plus être là, plus être en vie, plus se battre... Elle resta immobile, ainsi, de longues secondes, n'écoutant même plus la voix du gris.
Qu'avait-elle dit ? Qu'il n'y avait pas de premier combat ? Elle ne se souvenait pas d'en avoir eu. Elle ne se souvenait que d'une succession de batailles, sans début ni fin. Les seuls premiers combats qu'elle connaissait, c'était ceux des autres. Ceux qu'elle tuait. Elle ? En avait-elle eu un ? Même sa conception avait du résulter d'un combat. Mais le gris avait-il besoin de comprendre ? Elle ne voulait pas parler. Elle ne voulait même plus combattre. Elle leva un regard las sur l'étalon.
- Qu'importe. Je ne me souviens pas d'un premier combat, mais apprends-moi le dernier. Tues-moi.

Siana baissa les yeux, comme pour ne pas croiser son regard et Shiki, étonné d'une telle gêne chez la jument noire, la fixa quelques secondes durant. Il comprenait bien que Siana se sente embarrassée de ne point savoir se battre, que la jeune femelle se sente vulnérable, fragile, désespérément fragile dans ce monde qui, il était vrai, faisait la part belle aux guerriers et aux tueurs. Mais il ne la jugerait jamais sur ses qualités ou son absence de qualités guerrières...il espérait qu'elle le comprendrait. Tout comme Odyssée, hors des guerres, hors de ce qui échauffait son sang maudit, Shiki ne s'en serait jamais pris à un adversaire expérimenté.

Il préférait amplement une belle danse, un combat avec un adversaire à son niveau et qui connaissait, acceptait et même aimait les risques inhérents à ce type d'affrontement, qu'un assassinat en règle sur la personne d'une jument inexpérimentée. Ce qu'il avait failli faire, aveuglé par une malédiction plus vieille que lui et une rage qui n'était pas la sienne, mais qui était celle d'un chaman des temps anciens révulsé par l'Alliance des léopards et des Thars. Aussi longtemps que léopards géants et chevaux des Glaces ne seraient qu'un seul coeur et qu'une seule cause, il naîtrait des Maudits. Shiki le savait.
C'était le fardeau de sa lignée, des siens, et voilà tout.

Tue-moi.
Shiki écarquilla les yeux et reporta son attention sur la jument à la robe sombre et au regard désabusé. Tue-moi. Que fallait-il avoir dans la tête pour demander cela à quelqu'un? Comment se présenter devant un guerrier et lui demander, lui ordonner, lui enjoindre de donner le coup de grâce? Quelle force morale fallait-il posséder pour faire cela? Ou quel profond désenchantement...Qui pouvait demander cela? Etait-ce un coeur tendre, une idéaliste qui avait vu, autrefois, le monde en couleurs scintillantes, lumineuses, un beau monde n'attendant qu'elle, pour le regarder ensuite se flétrir dans les émanations putrides du sang et des chairs corrompues, dans l'odeur de la mort et le goût de la haine, pour le voir, sans rien pouvoir y faire, se voiler des couleurs de la guerre et de la haine? Quand les idéaux s'envolent dans l'air brûlant, dans la sécheresse des coeurs de ceux qui ont renoncé à se battre, à y croire encore, à essayer encore, que reste-t-il comme foi, que celle en la mort? Et quand le divertissement du combat s'évanouit, que reste-t-il? Ne demeurent que l'amertume, une fois l'illusion dissipée, ne demeurent que les corps jonchant le sol, que l'horrible futilité d'un combat qui n'est qu'une fuite en avant, que la lucidité de celui qui se voit soudain, poulain perdu jouant à la guerre pour ne pas se noyer et pour, malgré tout, se battre. S'inventer une histoire, s'inventer un monde, un rôle et une religion, pour ne pas tomber.
Shiki observa la jeune jument.
Se tendit une seconde, comme prêt à bondir, s'approcha près d'elle, tout près.
Très près.
Etendit le cou pour dévisager l'animal.

"Non."

Une voix calme, posée, certaine et surtout, une voix douce. L'étalon gris recula de quelques pas sans quitter la jument des yeux, son regard, en cet instant, aussi curieux, profond et attentif que s'il avait contemplé celle qu'il aimait, quand on se regarde dans les yeux de l'autre, perdu dans l'émoi et l'extase d'un moment d'intimité et de paix. Il la fixait sans pitié dans les yeux, simplement de l'attention.

"Pourquoi?"

Un cœur tendre ? Oh, ça faisait bien trop longtemps qu'il s'était caché et endurci...
Un monde en couleurs scintillantes ? Storm était devenue aveugle. Sourde. Et, peu à peu, muette. Puisque ce monde, elle l'avait appris dans la douleur ; puisque ce monde, il n'était pour elle que haine ; puisque de ce monde, il n'émanait que cris de douleurs et de colères, alors pourquoi le voir, pourquoi l'entendre ? Son monde était un monde en noir, là où il n'y a plus la lumière de l'espoir. Un monde froid, là où le seul feu est incendie dévorant et cruel. Un monde silencieux, où ne retentissent que des cris, et d'où seuls peuvent sortir la joie et les morts.
Et dans ce monde, pourquoi parler ? Seules les voix des os qui s'entrechoquent et du galop lourd des âmes damnés qui y errent ont atteints les oreilles de Storm ; à quoi servent les mots ?
Quand à croire... La seule chose à laquelle la petite jument se raccrochait, c'était à ce jeu entre la Mort et la Vie. Sa croyance se résumait dans ses combats froids et dans son jeu haineux.
Mais aujourd'hui, elle en avait assez de jouer. Assez de narguer la Mort dans les mêmes et incessantes poursuites, à l'avenir fatal... Elle en avait assez de ce jeu. Alors elle voulait en hâter la fin.
Tiens, regardes, la Mort... Regardes, je m'offres à toi... Pour que tu ne m'ais jamais... Tues-moi ; c'est moi qui te l'ai demandé...Jamais tu ne me gagneras... Vas-y, fais-toi plaisir, ce jeu me lasse...

L'étalon s'était rapproché. Sa tête s'était tendue vers elle, jusqu'à ce qu'elle sente son souffle qui l'effleure. La jument ne bougea pas, ne semblant pas prêter attention à cet étalon qui la surplombait.
Vas-y... Tues-moi... Je n'ai même pas envie d'un dernier combat...
"Non."
Cette fois-ci, Storm releva le tête, violente, les yeux brillant de haine. Elle lâcha dans un ricanement presque chuchoté :
"Alors, la Mort, tu as décidé de continuer à t'amuser avec moi ?"
Mais déjà, l'étalon s'était éloigné, ses yeux plantés dans ceux de la jument au corps balafré. Son regard semblaient vouloir comprendre, mais ils se heurtaient à la colère qu'avait ranimé un simple mot.
A nouveau, une question. Pourquoi ? Pourquoi voulait-elle mourir ? Storm ne voulait pas parler, mais elle finit par répondre ; elle cracha sa réponse, jeta ses mots hors de sa bouche, hors de son corps, comme s'il pouvaient en même temps quitter son âme...

"Pourquoi ? Parce que j'en ai assez. Assez de me cacher de la Mort et de la Vie, assez de les narguer toutes les deux, échappant à la première et volant la deuxième, assez de me battre, assez de marcher, assez de errer dans cette vie sans autre repère qu'un jeu devenu lassant..."

Avait-elle réussie ? En tout cas, sa colère était revenue avec ses mots... Elle fixait l'étalon, comme pour transpercer ses pupilles de son regard, puis, d'une brève retraite, elle échappa à son emprise et darda cette fois-ci ses yeux sur la petite jument noire. Elle avait l'air si faible... Storm sentit monter une vague de mépris en elle. Elle était si faible... Peut-être avait-elle autre chose à penser qu'à un jeu ? Le mépris pour cacher le reste, pour écraser les autres émotions.
Son regard revint un instant sur l'étalon. Si elle se jetait sur la jument blessée, alors il réagirait sûrement... De nouveau, elle fixa la jument noire, ses muscles tendus comme la corde d'un arc, son esprit vacillant comme la main de l'archer blessé qui risque à tout moment de lâcher sa flèche... Mais elle resta immobile. Son esprit tenait encore... Il suffisait de peu pour qu'elle saute à la gorge de la noire, mais la flèche était toujours tenue par les doigts tremblants.

Shiki ne lâchait pas la jument des yeux, sans un mot, l'écoutant professer sa lassitude, son envie que tout s'arrête, que tout s'effondre et elle la première. C'étaient des mots durs, des mots secs, les mots de celui qui s'est perdu et désespère de retrouver un jour son chemin, des termes qu'il avait parfois entendu, suggérés, entre les phrases de son cher oncle de coeur, Black. C'étaient les mots de ceux qui sentent que leur vie n'a plus aucun sens, si elle en a jamais eu un, et que la certitude de leur inutilité rattrape. Tous ceux qui, tôt ou tard, cherchaient le sens de leur vie...peut-être n'était-ce pas la solution? Peut-être pouvait-on aller de point en point, de mort en mort et de combat en combat, jusqu'à soudain comprendre que le sens de la vie, il faut l'inventer avant de le trouver?

Shiki n'avait jamais vécu cela, bien qu'il l'eût observé. Poulain choyé, poulain aimé et entouré d'adultes qu'il admirait, il avait réussi à se construire et à se doter d'un caractère fort, il avait réussi à croire en l'avenir et en ceux qui l'entouraient, même si une certaine lucidité le rendait prompt à fustiger les défauts de ses proches. Il avait réussi à aller, bon an mal an mais de bon coeur, vers l'avenir et à apprivoiser l'idée qu'un jour il serait Thar, à apprivoiser l'idée qu'il était prince des Terres de Glace. Il en avait rencontré plus d'une, Bliss la première, pauvre Bliss, qui avait discuté avec lui et lui avait fait comprendre la variété des points de vue de ce monde...et l'incroyable proximité qu'il peut exister entre deux êtres que tout oppose. Et le jour où il aurait pu commencer à douter, il l'avait rencontrée. Elle, sa belle, sa Muse et son amour, la jolie Moondance, la Nomade. Sa cousine, mais qu'importait? Que pouvait-il lui faire qu'elle partage avec lui un fond de son sang, les gènes de la Maudite et de la lignée des Thars, quand il dansait avec elle et l'aimait de toutes ses forces?

Avant qu'il ne commence à se demander pourquoi, et surtout pour quoi il vivait, elle était entrée dans son champ de vision et plus rien n'avait existé que ses yeux mordorés, que sa robe brillante, que ses crins soyeux et son odeur. Oh, son odeur...Shiki secoua la tête, sans perdre sa concentration, car l'instant était délicat et Storm, ayant fini de cracher ces mots venimeux et aigris, tournait son attention sur Siana.


"Alors, pourquoi sembles-tu prête à l'attaquer, elle? Pourquoi, une fois de plus, engager le combat, pourquoi, de la mort et de la vie, choisir la première?"

Il secoua la tête, et sa voix se durcit légèrement.


"Solution finale. Solution facile. Tu dis vouloir mourir, mais tu veux encore te battre, même si c'est te battre pour me convaincre ou me forcer à te donner la mort. Tu dis n'avoir plus de repères, mais as-tu seulement levé les yeux, regardé autour de toi et cherché ceux qui pourraient être tes repères, même des repères éphémères, même des repères branlants?
Cloisonner son coeur est bien confortable et évite bien des souffrances, mais en perdant sa sensibilité on ne devient plus qu'une machine, qui traverse la vie sans trop réfléchir. Sans trop aimer, et sans trop prendre de risques...mais sans trop souffrir aussi.

J'ai vu certains de mes proches ainsi. J'ai vu l'un d'eux, qui ne savait plus trop pour qui ou pour quoi il vivait, qui n'aimait plus que le combat, qui jurait grands dieux qu'il n'aimerait plus personne, qu'il était un solitaire et qu'il le resterait, qui se construisait une carapace de pierre par-dessus son coeur d'écorché vif. Et puis je l'ai vu prendre sous son aile des poulains, je l'ai vu accepter de les aimer, non, s'autoriser à les aimer. Je l'ai les regarder grandir et prendre leur envol, et regarder à nouveau au loin, regarder autour de lui. Je l'ai vu renaître et pour la première fois depuis longtemps, je l'ai vu heureux.
Tu sembles croire que, parce qu'aujourd'hui tu ne fais plus que tenter d'échapper à la Mort ou tuer, tu ne feras plus jamais rien d'autre. Tu sembles croire que tout changement est impossible. J'ai plutôt l'impression que tu t'interdis tout changement, pour ne plus prendre de risques, pour ne plus souffrir...stratégie d'évitement comme une autre. Et comme cette solution démontre sa futilité, comme ce palliatif ne fonctionne plus, tu baisses les bras et tu veux mourir. Lève les yeux! Regarde autour de toi, et autorise-toi à envisager un futur, ici ou là, peu importe! Rien n'est figé, et rien ne le sera jamais, on peut changer...et notre vie peut changer de même.
Il suffit de toujours croire à un autre matin."

La Peur. Storm la sentait vibrer derrière le regard pourtant toujours fier de la noire. Siana  savait que, si la baie se décidait à l'attaquer, sa vie ne tiendrai que dans la vitesse de réaction du mâle, mais elle se refusait à laisser la peur transparaître clairement dans ses yeux... D'un imperceptible mouvement, Storm reporta son poids sur son arrière-main. Prête à bondir.
Mais déjà, l'étalon reprenait la parole, ses yeux qu'elle sentait toujours fixés sur elle.
Elle l'écouta, immobile, tandis que chacun de ses mots se fichait en elle. Alors, c'était ça, les mots ? Eux aussi pouvaient se battre, eux aussi pouvaient blesser, eux aussi pouvaient tuer ? Tuer... Et sauver ?
D'un geste lent, elle quitta de ses yeux le regard de la noire, et les planta dans ceux du gris.
Parler ? Pour quoi faire ? S'expliquer ? S'excuser ? Elle n'avait aucun compte à rendre à cet étalon. Mais elle parla à nouveau, crachant des sentiments plus que des mots.

"Lever les yeux ? Oh, mais je l'ai fait ! J'ai levé mes yeux ; ils n'ont rencontré que de la glace. J'ai cherché de l'amour ; j'ai trouvé des coups. J'ai cherché du réconfort ; j'ai trouvé la douleur. J'ai voulu des caresses ; on m'a offert un entrainement. J'ai demandé un rêve ; on m'a parlé de combats. J'ai demandé un but ; on m'a cité la survie. J'ai cherché la Vie ; la Mort l'a devancé.
Cloisonner mon cœur ? Il s'est enfui. S'il y a une cage dans mon corps, alors c'est pour mieux cacher le vide...
Un futur ? Un espoir ? Je n'en vois plus. Croire ? Pour quoi faire, sinon attendre ? Tu as raison : je n'espère plus, je n'attends plus, je ne crois plus en un nouveau matin... Ça ne m'apportera que de la déception. Alors je reste froide, pour cacher le vide qui m'habite...
Je reste à  danser avec la mort, à jouer avec elle, tout prêt mais inaccessible... Je lui donne d'autres vies quand elle croit prendre la mienne, et à nouveau je m'écarte, dans l'ombre, là où elle m'aperçoit mais ne peux pas vraiment me voir... Et quand elle s'éloigne, alors je la cherche, écorchant ma peau en espérant sentir ce même écorchement dans le vide qui m'habite, espérant une vrai sensation, et la défiant, la laissant m'effleurer pour mieux l'échapper, la narguant pour essayer de rendre le jeu plus amusant."

Lentement, elle s'approcha du gris, sa tête maintenant dressée, presque fière. A nouveau, sa voix rauque s'éleva, sèche d'avoir parlé si longtemps après s'être tue bien plus longtemps.

"Que peut-il y avoir de plus exaltant que la défier, elle qui vous fait tous trembler, elle qui essaye de me plier mais n'y arrive pas, elle qui veut me soumettre moi aussi mais à qui j'échappe ? Ce jeu m'a suffit, dernier moyen de sentir la Vie tandis que j'échappais à la Mort... Cette danse a réussi à faire passer trois années d'indifférence... Mais même elle ne me suffit plus ; et si même elle me lasse, alors quoi d'autre pourrait, parfois, me réveiller ? L'amour, cette sensation qui te rend lâche face à la faucheuse, me répondras-tu peut-être... Pour moi, il ne rime qu'avec la mort."

Elle se tut quelques secondes, tandis que ses yeux se refermaient un instant. Ils se rouvrirent juste avant que les mots ne s'arrachent à nouveau de la gorge de Storm.

"Je ne veux pas me battre. La Mort me regarde, la Mort m'attend, et elle veut m'attraper alors que je l'échappe... Mais je ne lui offrirait pas ce plaisir de m'avoir, je ne lui laisserait pas croire qu'elle peut me battre... Alors je ne battrai pas. Alors je la laisse me prendre, mais uniquement parce qu'elle m'ennuie... Ce n'est qu'un combat, une danse, un jeu. Pourquoi le continuer s'il me lasse ? Je ne crains pas la Mort, je ne suis pas attachée à la Vie.
Vas-y. Tues-moi. Peut-être que sentir les doigts de la Mort me serrant réveillera une vague émotion..."

Pourquoi avait-elle parlé aussi longtemps, elle qui se taisait toujours ? Peut-être parce que, aujourd'hui, si les mots lui avaient encore écorché la gorge, ils avaient voulu cette fois s'envoler... Et pourquoi auraient-ils voulu s'envoler ? Pourquoi auraient-ils voulu expliquer à cet étranger sa pensée ?
Storm n'en savait rien. Elle ne le chercha pas plus.

Shiki secoua lentement la tête. Sa voix, de calme, se fit presque douce et lente, à mille lieues du ton dur qu'il avait précédemment employé afin de secouer la jeune jument, de la sortir de cette sorte de léthargie meurtrière et suicidaire qu'il avait déjà vue. Elle parlait à présent, elle se défendait et revendiquait son droit à...à quoi, au juste? A vivre? Oh non...Plutôt à mourir, et à ressentir. Oui, c'était bien cela. Elle revendiquait son désir de ressentir quelque chose, quelque chose de nouveau, et c'était comme une vieille lassitude qui transparaissait dans le moindre de ses propos.
En attendant, elle avait détourné les yeux de Siana pour foudroyer du regard le jeune étalon, qui préférait voir cela. Il n'avait aucun doute sur le sujet : en cas de besoin, il saurait se défendre...


"L'amour n'a jamais rendu lâche. L'amour ne rime pas avec la mort. Si tu crois cela, c'est que tu ne l'as jamais connu, et si c'est vraiment le cas, je te plains sincèrement. L'amour...n'a rien à voir avec cette espèce de guimauve que te serviront des poètes à la noix, qui te raconteront qu'il faut se tuer pour l'être aimé, qu'il faudrait savoir aimer une vie entière sans espoir de retour et que qui ne souffre pas atrocement du moindre désaccord n'aime pas vraiment.

L'amour, ce n'est pas la souffrance et ce n'est pas la lâcheté. C'est une raison de vivre, pour beaucoup, mais on n'aime réellement que si on a déjà une raison de vivre avant de rencontrer celle qui la remplacera. Chercher une béquille dans l'amour est voué à l'échec, chercher un "sauveur" et non un compagnon ne fait pas trouver un compagnon...et chercher l'amour pour se sentir vivant n'est jamais que chercher une raison de se sentir vivant.

Mais quand on aime, crois-moi, on n'est pas lâche. On est plutôt du genre à faire face à la vie et à se battre, pour soi avant tout, parce que, égoïste qu'on est et amoureux qu'on est, on ne veut surtout pas perdre une miette de ce bonheur, de cette félicité. On n'en veut rien donner à quiconque, et on refuse catégoriquement d'être séparé de celle qu'on aime et qu'on désire. Alors, on s'accroche à la vie et on trouve ou on invente mille nouvelles raisons d'exister. Et surtout, on existe. Dans les yeux de quelqu'un.
C'est une force à nulle autre pareille."

Shiki laissa un sourire jouer sur ses lèvres, une seconde, tandis qu'à un coin du labyrinthe qu'était son esprit, apparaissait une nymphe à la robe aussi dorée que ses yeux, et au pas aussi dansant que celui de sa mère. Moondance qui, mutine, taquine, restait toujours dans son coeur même quand elle était au loin.
Il reprit d'une voix un peu plus légère, égayé qu'il était par le doux souvenir de la belle :


"Mais vous deux, avez-vous déjà eu des expériences en la matière?"