Ne penser a rien. [Terminé]

☢ Ne penser à rien.

Grave, le puissant étalon avait posé ses yeux plein de courroux sur elle, quêtant le volte-face qui annoncerait l'imminente fuite. Mais comme il l'avait espéré, Siana n'était pas partie, refusant de saisir cette chance, ce présent que Hole lui avait servi sur un plateau pourtant. Et ses yeux replongèrent dans ceux de la jument, qui ne disait mot, et qui semblait comme déboussolée devant lui, Shikaku aux maintes cicatrices d'acier. Ne voyait-elle pas qu'il était différent ? Non, bien sûr que non. La solitaire ne voyait que ce corps abîmé, que cette odeur âcre mais suave, que cette folie dans son regard. Mais comment aurait-elle pu savoir l'étalon qu'il était ? Ici, elle n'avait encore rencontré personne susceptible de lui en apprendre davantage sur lui. Mais peut-être qu'au fond, cela était mieux ainsi ? Hole avait sa vie comme ses vices, et jusque là, il avait fait en sorte de s'en sortir, lui qui, pendant longtemps, avait semblé être infaillible. Son allure le rendait aux yeux de certains hautain, alors que plus jeune, il avait désespérément cherché le combattant qui parviendrait à le faire tomber, le combattant qui, d'un bon coup de sabot ou de dents, vengerait tous les autres. Mais personne, jusqu'ici, ne s'était montré plus fourbe que lui.

La puissante encolure de l'étalon était relativement haute bien qu'arquée, et sa tête dépassait donc celle de Siana, alors qu'il l'a regardait toujours. Il ne disait rien, son large poitrail se gonflant à un rythme régulier, paisiblement. Tout, dans son attitude, semblait indiquer qu'il attendait un mot ou une réaction de la part de la jeune jument, alors qu'il ne laissait rien paraître de ses pensées, et que le courage de l'arabo-mustang semblait ne lui avoir fait ni chaud ni froid.

Elle ne bougeait pas. Elle donnait l'impression de ne même plus respirer. A son attitude, Siana avait compris que l'étalon ne dirait mot tant qu'elle ne se serait pas lancée. Elle inspira profondément.

- Je ne partirai pas. Pas maintenant.

Elle se demanda si elle n'était pas allée trop loin. Elle continuait a fixer l'étalon. Non, elle ne voulait pas partir. Elle avait peur, elle avait faim. Mais elle ne partirai pas, sans savoir trop pour quelle raison.
Elle se ressaisit. La tête de Black Hole dépassait la sienne ; mais elle ne se sentait pas petite. Non. Elle se sentait intriguée, mais pas spécialement inférieur a lui, bien qu'il l'effrayait.
Elle voulait savoir si le simple fait qu'il soit un Shikaku, qu'il soit couvert de cicatrices le rendrait sanglant. En réalité, elle voulait savoir ce que l'étalon voulait lui faire. Et s'il voulait lui faire quelque chose. Elle allait dire quelque chose de risqué. Peut être le payerait elle cher. Mais elle voulait savoir. Elle soupira.

- Je ne sais pas qui vous êtes. Je n'en ai aucune idée. Je ne le saurai peut-être jamais. Je ne sais pas comment vous allez me traiter. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. Je suis a votre merci.

Sans le quitter des yeux, elle guetta la réaction de Black Hole.

☢ Nous ne sommes les valets de personne

Il pouvait, d'un seul coup de dents, la défigurer. Il pouvait, d'un seul coup de sabot, lui briser l'échine. Siana était, face à lui, vulnérable. Elle était proie quand il était chasseur. Cible quand il était tireur. Mais Hole avait changé, et il avait apporté au mot Shikaku un nouveau sens, après les épreuves qui avaient secoué l'ensemble des terres de Wild Horses. Si certains de leurs guerriers restaient de simples fous assoiffés de sang, lui n'était plus ainsi. Ils étaient juste différents dans leur façon de se conduire, mais il existait au sein de leur formation un code, une éthique. Bliss avait eu des idées novatrices, des idées semblables à la jeune génération. Elle avait échangé avec Shiki sur bien des sujets, et elle ne s'était pas enfermée dans son propre raisonnement. Mais Bliss était une enfant, là où lui était un adulte. Pour autant, il n'attrapait pas à la gorge tous les êtres vivants qu'il croisait : la preuve, Siana était encore saine et sauve. Hole était à mi-chemin entre la génération de ses pères et celle de ses enfants. Il savait se battre, et il avait tué beaucoup d'adversaires. Jamais il ne pourrait se faire passer pour un enfant de cœur, et jamais les portes du Paradis ne s'ouvriraient à lui. Mais Black Hole avait ouvert les yeux, il avait pris conscience du monde qui l'entourait, et il avait mis ses sciences au service de cette nouvelle vie. Mais tout ça, seuls les siens pouvaient le comprendre. L'étalon noir avait grandi dans le Territoire, un monde étrange, mystérieux et cruel. Un monde si loin et différent de celui qu'ils connaissaient.

❝ Il est vrai que si nous engagions le combat, tu n'aurais pas beaucoup de chances de t'en sortir. Mais pourquoi m'en prendrai-je à toi ? T'en es-tu pris à un de mes êtres chers ? Menaces-tu leur vie ? Non. Alors pourquoi devrai-je me montrer mauvais envers toi dont je ne connais rien ? ❞

Il n'avait pas bougé d'un pouce, alors que sa voix s'était apaisée, redevant suave et enjôleuse. Ses oreilles, pourtant, étaient restées en arrière, et l'expression de son visage restait dure. Son esprit et son instinct commençaient à juger Siana, et selon ses réponses, elle entrerait bientôt dans une des deux catégories.

❝ Et je sais que, si par hasard je me trompais sur toi ou sur tes intentions, je pourrai te retrouver où que tu ailles. Te retrouver, te traquer sans relâche et finalement, te briser, auquel cas il te faudrait, pour t'en sortir, me tuer, ce qui, quelque part, pourrait me rendre service. ❞

[juste, point de vue chronologie, est-ce que l'on peut dire que c'est avant la bataille stp ? Smile

]

[Oui, bien sûr, je l'avais prévu puisque de mon point de vue, Siana ne serait plus la même après cette bataille ^^]

- Non, lui dit-elle. Je ne vous ai rien fait. Mais si il n'y avait, comme vous l'avez affirmé, aucune trace de bien en vous, je ne serais déjà plus de ce monde. Je le sais, et vous le savez. Vous pouvez encore me déchiqueter en morceaux, je suis a votre merci. Mais quelque chose me dit que vous ne le ferez pas. Cela dit, je peux me tromper.

Elle avait parlé d'une voix assurée, dépourvue de la peur qui était pourtant toujours présente.
Elle n'avait pas l'impression qu'il l'attaquerait. Elle avait juste l'impression qu'il se demandait s'il devait la traiter en ennemie ou en... neutre. Elle remarqua aussi qu'il s'était mis a la tutoyer, mais elle préférait continuer a le vouvoyer.
Ses paroles suivantes confirmèrent a Siana que son impression était juste.
Elle répondit de la manière la plus calme possible.

- Je ne vous ai croisé que par hasard. Je ne connaissais rien d'autre de vous que votre nom. Je ne vous ferais rien. De toute façon, que pourrai-je vous faire ? Je ne suis qu'une jument solitaire, qui ne sait ni se battre ni se défendre. Seulement fuir. Et je sais que ce serai inutile contre vous.

Elle inspira pronfondément.

- J'ai parfois l'impression que ma vie n'est que misère. Je me sens terriblement seule. Je suis venue ici parce que je voulais voyager, découvrir de nouvelles choses. Ma vie n'a aucune signification. Et je vous ai croisé. C'est le destin qui en a voulu ainsi. Peut être voulait-il que vous me terrassiez, Black Hole ? A vrai dire, je ne pense pas.

Elle se tut.

[perfecto alors !]

☢ Ne penser à rien.

Black Hole avait en effet pris la liberté de tutoyer la jeune jument, qui semblait d'ailleurs ne pas y prêter attention. Pour la première fois depuis leur rencontre, les efforts que la solitaire faisait pour cacher sa peur fonctionnèrent : sa voix ne tremblait plus d'épouvante à chacun de ses mots. Ce qui était, d'après le barème de l'étalon noir, un bon point pour elle, bien qu'il ne le lui montre pas. Il hocha simplement la tête, preuve de l'attention avec laquelle il l'écoutait, alors que sa réponse ne se fit pas attendre.

❝ Je ne suis pas un animal bon, je peux te l'assurer. Mon âme, devant mes crimes, s'est brisée en mille morceaux, et à jamais les cieux m'ont renié. Je ne suis plus rien, sinon un bloc de muscles et de Haine. Je peux frapper où je veux et comme je veux, quand je veux. Et la précipitation gâche le plaisir tout comme elle brouille les sens. Nous avons tout le temps de te juger, Siana. ❞

Ses dernières paroles avaient été acerbes et piquantes, alors que clairement, il lui disait de se méfier. Pourtant, il n'était plus comme ça, à sauter sur n'importe qui pour rien. Hole avait fait bien du chemin, et de toute façon, il avait toujours eu un profond sens de l'honneur : il n'attaquait jamais sans prévenir. Hole était un animal, aussi fou pouvait-il être, loyal.

❝ Ce n'est pas pour ma vie que je crains. Longtemps, j'ai cherché sur cette terre désolée un adversaire apte à me tuer. Mais ils sont tous tombés avant. Ce que je redoute, c'est que l'on s'en prenne au mien. Je ne pourrai supporter d'apprendre qu'un de mes amis, qu'un membre de ma famille, de mon cercle, s'est fait malmener. Et si cela arrivait un jour, je fais le serment de tuer celui -ou celle- qui aura osé s'en prendre à eux. Je le jure. Apprends à te battre, Siana, si tu veux trouver une place dans ce monde. Même la jument la plus délicate se doit d'être une lionne farouche, pour survivre ... Je ne pense pas non plus que quelqu'un voulait que je te terrasse. Et de toute façon, je ne crois pas au destin : seulement au hasard. N'as-tu rien appris de tes voyages ? N'as-tu jamais été heureuse ? C'est l'heure propice de vider ton sac, demoiselle : je ne te jugerai pas, du moins, pas comme les tiens le font. ❞

Les derniers mots de Hole avaient été étrangement doux et chauds, comme rassurants. Mais l'étalon avait aussi pris soin de faire la différence entre ce que lui était, et ce que Siana incarnait. Il y avait les Shikaku, et 'eux', les autres. TOUS les autres.

Il reniait ses paroles et lui disait clairement de se méfier de lui. Elle décida de l'écouter, non pas parce qu'il l'effrayait, mais parce qu'elle jugeait cela plus sage.
Elle devait apprendre a se battre. Oui, elle le savait déjà. Mais elle n'avait jamais eu pour adversaire que des prédateurs devant lesquels elle s'était contentée de fuir, et n'avait jamais eu de professeur pour faire mieux.
Vide ton sac. Elle hésitait. Avait-elle déjà été heureuse ? Oui. Oui. Et elle aurait tellement aimé l'être plus longtemps...
Elle le regarda avec une expression presque offensée. Elle allait le vider, son sac.

- Voulez vous vraiment savoir de quoi ma vie a été faite ? Eh bien je vais vous le dire.

Elle soupira.

- J'ai déjà été heureuse. Oui. Jusqu'a mes six mois, ma vie était belle. Je grandissais, découvrait le monde, et vivre dans un enclos de me dérangeait pas. Du moins pas encore. Et puis a mes six mois, elle est morte. Je l'ai vue mourir sous mes yeux, souffrant et appelant désespérément a l'aide. Et moi, j'étais debout a côté d'elle, impuissante. Ma mère. Mon seul réconfort, mon seul guide dans ce triste monde. C'est là que ma vie s'est obscurcie, et elle ne s'est jamais plus éclairée après.

Elle commençait a transpirer.

- Les poulains me trouvaient bizarre, et me laissaient seule. J'ai grandi seule, sans amis et délaissée des autres. Je ne pensais plus qu'a une chose : sortir de mon enclos, et m'enfuir là ou le monde serait meilleur. Je n'y suis parvenue qu'a trois ans, mais ma joie de liberté n'a pas duré. Tout n'a fait qu'empirer, je suis devenue encore plus seule et abandonnée qu'auparavant ! Ma vie n'est a présent que malheur et souffrance !

Elle sanglotait presque et ses jambes tremblaient sous le coup de l'émotion.

- J'en ai marre. J'en ai marre de vivre seule et encore seule, de souffrir de cette solitude ! Je veux changer de vie, je veux voir les choses plus belles. Pourquoi, sur les cinq années écoulées depuis ma naissance je n'ai été heureuse que six mois ? Je veut revoir la lumière ! Je veut avoir un ami, auquel confier mes soucis, auquel parler, avec lequel, simplement, rester...

Elle inspira profondément plusieurs fois. Lorsqu'elle se fut un peu calmée, elle regarda l'étalon. Son regard n'exprimait rien, il était totalement vide.

- Mais vous ne pouvez certainement pas comprendre. Vous le dites vous même, vous n'êtes que le mal incarné, un être dont je dois me méfier parce qu'il serait capable de m'arracher les jambes. Du moins, je pense que vous ne pouvez pas comprendre.

Elle le regarda dans les yeux.

- Maintenant, a votre tour. Videz votre sac vous aussi. Parce que, même si votre vie ne semble être que du mal depuis le début, je suis certaine que vous avez eu un moment de bonheur dans votre vie.

Elle se tut un instant.

- Au moins un.

☢ Ne penser à rien.

Qui, dans sa vie, n'avait jamais été heureux ? La notion de bonheur, de son point de vue, était façonnable. Le bonheur dont parlait Siana était celui de vivre en harmonie, avec amis et famille. Le sien était bien différent, bien plus sombre et terrifiant. Hole avait trouvé de la joie à danser de ces mortels pas. Il avait été heureux de sentir le sang couler sur sa robe de nuit, il avait savouré l'étrange brûlure des coups contre son corps. Pourtant, oh pourtant ! il ne pouvait nier qu'il avait lui aussi cherché l'harmonie avec sa famille, il ne pouvait nier que de voir ses amis proches lui regonflait le cœur. Il ne pouvait nier que, dans ce bas monde, il avait cherché un peu de leur bonheur, si différent du sien néanmoins. Mais Hole était un de ces êtres entiers, un de ces êtres qui voulaient tout goûter, sans modération. Aucune sensation ne demeurait étrangère à lui, alors qu'il s'assurait d'en faire le tour, de les vider pour être sûr de n'avoir rien manqué. Hole était, peut-être plus que tous les autres, vivant.

Cette idée lui arracha un étrange sourire, alors que Siana commençait seulement à parler. La jeune jument semblait s'être offusquée de ses précédentes paroles, alors qu'il devinait dans son ton et colère et tristesse. Ainsi, dès son plus jeune âge, elle avait été blessée par la vie, ainsi que par les autres. Pourquoi, alors, se butter à vouloir aller vers eux ? Ils lui avaient tourné le dos, la laissant seule avec sa peine, et malgré tout, elle était désireuse de retrouver des amis. Pourquoi ces êtres seraient meilleurs que ceux de son enfance ? Comment pouvait-elle encore oser leur faire confiance ? Mais Hole gardait le silence, désireux de ne pas couper l'Arabo-mustang dans son élan. Le corps de cette dernière s'était recouvert d'une fine pellicule de sueur, alors que ses muscles se contractaient en tremblant, comme si, d'un moment à l'autre, elle allait s'effondrer. Et de nouveau, alors qu'elle reprenait le dessus, elle le jugeait, lui qu'elle ne connaissait pas. Mais qu'en savait-elle ?! Qui lui avait donné le droit de le juger ? Hole eut de nouveau un sourire, alors qu'il répondait, usant de sa voix suave qui semblait calme, et dont tous les accents étaient doux ... pour le moment.

❝ La Mort est une muse chasseresse, qui traque sans relâche ses proies. Quand la Mort désigne quelqu'un, il n'y a plus qu'un infime espoir. Se cacher ne sert alors plus à rien. Il faut trouver la force de se battre, encore et toujours. Et je peux concevoir, aussi mauvais pourrais-tu juger que je suis, je peux concevoir que la perte de ses parents est une rude épreuve. Une rude épreuve par laquelle chacun est obligé de passer. Après, l'on ne peut s'en prendre qu'à soit. Il faut se battre, remonter la pente, et apprendre à faire avec ce poids sur le cœur. La Vie est une bataille acharnée dans laquelle les plus faibles n'ont pas leur place. Nous sommes des animaux sauvages Siana : là où il y a trop de pitié, il y a trop de dangers. ❞

Comment la jeune jument réagirait-elle à ses paroles ? Sans doute le détesterait-elle davantage ? Mais qu'importe : Black Hole savait ô combien il avait raison ! Et alors que le silence était retombé autour d'eux, alors que le vent du soir chantait dans les oreilles du mâle, il reprit, sa voix se parant de vifs éclats, alors qu'il s'emportait, cette flamme folle brûlant dans son regard sans fond.

❝ Malheur et souffrance ?! Tu es libre Siana, personne n'est là pour te dire quoi faire. Ta mère est morte il y a de ça de longues années maintenant. Pourquoi être solitaire si tu cherches la compagnie ? Et ne penses-tu pas que tu as bien plus de raisons que beaucoup d'autres d'être heureuse ?! Nombreux, sur ces terres, ont souffert. Là où tu as perdu ta mère, certains ont perdu leurs enfants. Leurs enfants !! Te rends-tu seulement compte ? Ils ont vu leurs chers petits s'éteindre devant eux, ils ont été obligés de regarder ces corps inanimés, et toutes les nuits, oh toutes les nuits, ils les voient. Ils sont là, avec leurs yeux brillants d'envie de vivre. Mais jamais plus ils ne pourront respirer cet air, manger cette herbe, courir ces plaines et ces montagnes. Ils n'aimeront pas, ils ne seront pas parents, puisque déjà ils ne sont plus que cendres. Alors Siana, avant de dire que tu ne vois plus la lumière, ouvre les yeux : ça t'aidera. ❞

Les dernières paroles de l'étalon avaient été sèches, alors qu'il sentait son sang pulser à ses tempes. La jument noire ne se rendait pas compte de sa chance. Mais était-elle réellement à blâmer de cela ? Il n'en savait rien, mais désormais, il ne pouvait plus faire machine arrière, alors que les derniers mots de Siana avaient fait naître en lui un mépris amer. Grave et acerbe, il répondit tout de même, ses oreilles pivotant en arrière.

❝ Tu penses bien mal, Siana. Et en plus de mal penser, tu t'octroies un droit de jugement qui ne t'appartient pas. Personne ne peut me juger, sauf les miens. Tu peux me traîner dans la boue, m'accuser de tous les torts, me tenir responsable de tous les maux de l'univers ... rien ne me touchera jamais. Tu n'as pas ce pouvoir de m'atteindre, et rares sont ceux à le posséder. Et des moments de bonheur, j'en ai connu bien plus d'un. Tous les soirs, je suis heureux ! Heureux de voir la nuit tomber et tout engloutir sous son manteau de ténèbres. Cette heure précieuse est l'heure de la chasse, où Tueuse Amor se joint à moi. Et nous courons toute la nuit durant, alors que ses rugissements bercent mon cœur. A chaque combat, à chaque danse je suis heureux. Heureux de sentir mon sang pulser à mes tempes, heureux de sentir les coups de mon adversaire sur ma peau, heureux de sentir la vive brûlure qui déchire mon corps, heureux de sentir l'odeur du sang, heureux de sentir son écoulement sur mon corps, heureux de voir que mes muscles répondent encore si bien à mes requêtes. Et à la fin de ces combats et de ces danses, veux-tu savoir, Siana ?! Je suis heureux de sentir la fatigue qui brise mes membres. Tu vois, n'importe qui peut être heureux : il suffit de changer les paramètres du bonheur. Mais la joie que tu cherches est la même que celle que cherchent les tiens. Nous sommes bien différents, toi et moi, et nous n'attendons pas de la vie les mêmes choses, du moins, c'est ce que tu penses. Parce que quand je vois mes amis, il m'arrive de sourire de leur sourire, et je suis heureux. Heureux de voir qu'ils se portent bien, simplement. Quand mes enfants sont nés, je peux même te dire que j'étais le plus heureux de tous ! Quand j'ai retrouvé mon fils, j'étais heureux ... Alors tu vois, ne juge pas. Des moments de bonheur, j'en ai eu, et beaucoup. Mais je sais aussi que j'ai été bien plus souvent et durement malheureux que toi, Siana. ❞

La voix de l'étalon tonnait à présent comme les longs soirs d'orage, alors qu'il était en colère. Bien sûr, la notion qu'ils avaient du bonheur était bien différente l'une de l'autre. Et en un sens, Hole avait plus de raisons d'être heureux qu'elle ... mais il pouvait donc être plus souvent déçu.

Son poitrail se soulevait avec rapidité, alors que ses naseaux s'étaient dilatés. Il n'avait pas vidé son sac, il ne lui avait rien dit de lui, de son passé et de son histoire. Mais elle savait assez pour se rendre compte qu'elle ne comprenait pas celui qu'il était. Elle ne savait pas ses doutes, ses regrets, ses rancœurs et ses haines. Au fond, elle ne savait rien, sinon qu'il était un Shikaku.

Elle était en colère, et soufflait par les naseaux. L'étalon aussi semblait en colère. Ses oreilles s'étaient peut a peu placées en arrière et sa voix était de plus en plus grave et amère. Elle n'avait plus rien de la voix mielleuse qu'il avait auparavant.
A la fin du récit de Black Hole, la jument était aussi en colère que lui. Elle ne le comprenait pas, elle le savait.

- J'ai compris, dit-elle sèchement. J'ai compris que je ne peux vous comprendre. Je ne peux comprendre quelle est votre définition du bonheur. Nous sommes bien trop différents pour cela.

Elle était amère. C'était la première fois, depuis la perte de sa mère, qu'elle racontait ses profondes pensées a quelqu'un. Et cette personne la faisait enrager avec des paroles qui, même si ça l'énervait de l'admettre, était justes.

- Si je recherche de la compagnie, c'est simplement parce que je ne sais plus ce que signifie l'amitié. Lorsque j'ai perdu ma mère, ma tristesse m'a fait oublier. Et depuis ce jour, je n'ai goûté a autre chose que la solitude. Et c'est pour cela qu'elle ne me semble que malheur. Le jour ou j'apprendrai ce que signifie réellement l'amitié, je verrai les choses d'un autre point de vue.

Elle le fixa avec un regard haineux. Elle n'avait plus rien a lui dire pour le moment.

☢ Ne penser à rien.

Elle le méprisait, elle le détestait, elle le haïssait. Mais lui n'en n'avait cure ! Il savait bien qu'il avait raison, mais il savait aussi à quel point les épreuves traversées par Siana pouvaient marquer la vie d'un jeune cheval. Hole l'avait provoquée, la poussant dans ses derniers retranchements, et cela avait fonctionné, puisqu'elle venait de sombrer dans une rude colère. Pourquoi avait-il cherché à se la mettre ainsi à dos ? Parce qu'il savait que Siana, pour rebondir et repartir, avait besoin d'un électrochoc, et il savait qu'il était une des personnes les mieux placées pour le faire. Ils étaient deux étrangers, et il n'avait pas besoin d'elle tout comme elle n'avait pas besoin de lui : qu'elle le déteste ne l'affecterait pas, et au moins, elle trouverait la rage de s'élancer à nouveau dans la vie ... En somme, Black Hole avait fait son possible pour l'aider, quitte à s'attirer ses foudres. Mais s'en rendrait-elle compte ?

❝ Sans te donner de noms, je crois savoir qu'il y a de jeunes chevaux dans le clan des Etoiles, qui n'attendent que de faire de nouvelles rencontres. Peut-être pourrais-tu t'y rendre et y errer quelques temps, pour voir si l'un d'eux serait être cet ami que tu cherches ... ? ❞

En une minute à peine, toute sa colère semblait s'être évincée, alors que son ton était de nouveau bienveillant.

Elle sursauta. Son expression de rage fit place a de l'étonnement. Voilà que celui dont la voix grondait quelques instants plus tôt avait retrouvé un ton bienveillant et doux.
Il lui conseillait d'aller chercher l'être qui comblerait le manque en elle dans le Clan des Étoiles. Pourquoi pas, après tout ? En un instant, toute sa colère s'était comme évaporée. Elle le regarda. Il semblait tout gentil, d'un coup.

- Je pourrai, en effet.

Elle le fixa. La nuit était tombée, a présent, et elle commençait a frissonner.

- Mais d'abord, je veux connaître ces Terres. Vous savez, c'est la première fois que je quitte les Terres Libres. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'avais jamais osé maintenant. Avant d'aller chercher quelqu'un dans le Clan des Étoiles, je veux aller jusqu'au bout des Terres de Wild Horses, et peut être qu'en chemin je rencontrerai un ami.

Le froid et la fatigue commençait a l'engourdir. Elle devait trouver un abri pour dormir. Au milieu de cette pente, il n'y en avait aucun. Elle se demandait ou aller, sans détacher son regard des yeux de Black Hole. Peut être pourrait-il l'aider, avant qu'elle ne lui dise adieu ?

[Pts ajoutés pour Siana, ce message compris]

☢ Ne penser à rien.

La colère de Siana retomba aussi vite que la sienne, alors qu'elle fixait à présent sur lui de grands yeux étonnés. Hole eut un sourire amusé, alors qu'il poursuivait, aussi calme que si rien ne s'était passé, sa voix toujours chantante et suave, son regard brillant et ses oreilles pointées en avant.

❝ C'est une belle idée. Mais le chemin pourra, parfois, être rude. Je peux t'affirmer sereinement que tu seras en sécurité sur les terres de Sun Star tout comme sur celle de Pépite d'Or. Zanzibar, le jeune chef du Crépuscule, ne devrait pas non plus se montrer trop menaçant ... en revanche, ses terres regorgent de pièges, tout comme celles de Black et de Stelmaria. Là-bas, au Nord, il te faudra faire attention : beaucoup d'équidés y ont déjà perdu la vie, et les glaces sont le territoire des léopards géants d'Hymlia. Mais c'est un joli voyage, qui en vaut très certainement le détour. ❞

Le ton qu'il avait employé avait tout de celui d'un rêveur revoyant ses années passées, revoyant ses voyages et les paysages somptueux ... Ce n'est qu'à cet instant que Hole se rendit compte que la nuit était tombée, alors que les vives couleurs du crépuscule s'éteignaient déjà, ne laissant qu'un épais manteau noir les recouvrir. Lentement, le bel étalon tourna sa tête vers les cieux, comme s'il y comptait les étoiles. La lune et ses rayons d'argent teintait les cicatrices de l'étalon d'une couleur aciérée et tranchante. Hole, à cette heure, n'avait plus rien d'un équidé ... il semblait n'être qu'un esprit tout droit sorti d'un rêve.

❝ Tu es sur les terres de Pépite d'Or ... sais-tu où tu vas dormir ce soir ? ❞

Voix suave, enjôleuse, qui allait si bien avec son corps de muscles et de nerfs qui, dans la nuit, ondulait tel un serpent aux mortels crochets.

Certes, ce serait dangereux. Oui, l'étalon avait peut être raison ; il serait beaucoup moins risqué de rester sur les terres du Clan des Étoiles. Mais Hole affirmait cependant que cela en valait la peine, point sur lequel ils étaient parfaitement d'accord.
Elle rêvait déjà aux paysages magnifiques qu'elle allait rencontrer, mais connaissait parfaitement les risques que ce long voyage présentait. Il n'empêche, sa décision était prise ; elle irait.
Hole lui demanda ensuite ou elle passerait la nuit.

- Justement, j'y pensait, répondit-elle. Je n'en sais rien, c'est bien cela le problème.

Sa voix était toujours aussi enjôleuse et mielleuse, et elle avait un drôle d'effet dan cette nuit noire, mais Siana n'y prêtait plus attention. Bizarrement, une fois sa colère passée, il ne l'avait plus effrayée.

☢ Ne penser à rien.

Lui connaissait les terres de Wild Horses comme sa poche maintenant, et s'il errait souvent au Sud, il devait avouer qu'il se plaisait davantage sur les terres du Nord, emprisonnées dans une nuit quasi permanente et mordues par un mortel froid. Aussi, il comprenait parfaitement l'envie que Siana avait de partir à la découverte du monde qui l'entourait. Mais pour l'heure, elle souhaitait savoir où dormir, et Hole était parfaitement apte à la renseigner sur le sujet.

❝ Comme nous sommes sur le Col de l'Elan, le plus proche -et le plus confortable- reste pour toi la Vallée d'entre les Monts. Il te suffit de descendre le versant, et tu trouveras sans doute quelques arbres qui te dissimuleront aux éventuels prédateurs, même s'ils restent rares ici. Si tu veux, je peux même t'y accompagner ... ? ❞

Hole était un de ces étalons qui avait un perpétuel besoin de se dépenser, et déjà, ses muscles tressaillaient à la seule idée de se tendre. Discret sur ses propres projets pour ce soir, l'étalon se contentait d'attendre la réponse de la jeune jument.

Elle hésita un instant. Elle pouvait y aller seule. Mais avec cette nuit noire, elle aurait pu se perdre. Et puis, elle aimait avoir de la compagnie. Celle de Black Hole ne la dérangeait plus, a présent. De plus, il pourrait la conseiller sur l'endroit ou s'installer et, peut être même lui donner une bonne direction pour la suite de sa route.

- Oui, pourquoi pas !

Elle lui sourit.

☢ Ne penser à rien.

Hole lui tendit un sourire, alors que déjà, il s'ébranlait, ses vigoureux muscles se bandant, alors que ses membres étaient enfin libérés de cette immobilisation forcée. L'étalon s'ébroua, sa crinière mi-longue et fournie dansant sur son épais col, alors que son toupet, lui, barrait à présent son œil. Il fit demi-tour, optant pour le chemin le moins pentu.

❝ Alors allons-y. ❞

Sans se retourner, il se mit en route, certain que l'Arabo-mustang viendrait à sa hauteur, alors qu'il ne prononça pas un mot de plus.

Elle accéléra l'allure pour se mettre derrière Hole. Puis, accélérant encore, elle vint se mettre a sa hauteur. Elle était heureuse de pouvoir se débarrasser des désagréables picotements dans ses jambes, qui étaient dus a tout ce temps passé immobile, et aurait, pendant un instant, aimé pouvoir galoper dans une prairie pour le simple plaisir de la vitesse.
Mais sa fatigue commençait a avoir raison d'elle et elle avait sommeil. Elle se dit que le lendemain, elle aurait tout son temps pour se dépenser.
Elle se plaça bien a la hauteur de l'étalon.

☢ Nous ne sommes les valets de personne

Ils marchaient désormais côte à côte, ombres noires qu'ils étaient. Paisible, Hole avait posé un œil dans celui de Siana, appréciant ce silence qui lui permettait d'entendre chacun des bruits qui les guettaient. Cette nuit serait chaude, mais il y aurait, dans les hauteurs, une fraîche brise. L'étalon, accompagné peut-être de sa daemon, remonterait sans doute, à moins qu'il ne prenne la direction du clan du soleil, dans l'espoir d'apercevoir cette robe de neige et de sang qui lui trottait dans la tête depuis quelques mois maintenant. Un long soupir s'exhala de ses poumons, alors que sa queue, inlassablement, balayait ses membres secs. Il brûlait d'envie de s'élancer dans l'ombre de cette nuit, sans crainte de chuter et de se briser la nuque : il voulait juste sentir son sang pulser à ses tempes, alors qu'encore une fois, il provoquerait la Mort, la mettant au défi de le faire tomber. Mais Siana ne partagerait sans doute pas ce besoin ni cette envie, aussi, le puissant guerrier réfréna son élan, se contentant d'allonger un peu le pas, alors qu'ils allaient bon train.

❝ Sais-tu quand tu vas commencer ton voyage ? ❞

Ils arriveraient bientôt en bas du versant sur lequel ils s'étaient rencontrés, et Hole aurait alors tout le loisir de s'évanouir dans l'épaisse nuit et de se mettre en chasse, lui qui, la nuit, devenait une âme errante.

Elle posa son regard sur le sien.

- Il a déjà commencé, murmura t-elle. Sinon, en ce moment, je serai endormie près d'un arbre dans les Terres Libres.

Elle le fixa un instant, puis se remit a regarder devant elle. La pente commençait a se redresser peu a peu, et ils seraient bientôt arrivés a l'endroit indiqué par Hole. Elle ne serait pas dans le plus grand confort ici, mais elle serait a l'abri des prédateurs.

☢ Ne penser à rien.

Hole accueillit la réponse de la jument par un semblant de sourire, préférant ne pas poursuivre : ils avaient fait, lui semblait-il, le tour du sujet, et ils avaient largement échangé pour une première rencontre, même s'il ne savait où classer son nom dans sa mémoire. Il ne la haïssait pas, mais elle n'était pas non plus entrer dans son cercle. Devait-elle rester neutre, auquel cas il tenterait de se faire une opinion prochainement ?

Mais déjà, ils arrivaient dans la vallée endormie. L'herbe y était abondante et grasse : rien de mieux pour s'alimenter. Hole s'arrêta alors, regardant autour de lui. A leur gauche se trouvait un bosquet fourni, où les arbres étaient hauts et feuillus, alors que les buissons, bien touffus, permettraient une quasi invisibilité : de quoi s'assurer une nuit tranquille, en somme. De plus, le sol était recouvert de mousse, ce qui ferait un matelas confortable pour la Solitaire.

❝ Bon, je pense que nos chemins se séparent ici. Sous ces arbres, tu seras à l'abri pour cette nuit. Alors ... bon voyage. ❞

Elle s'arrêta, observa l'endroit. Il serait parfait, pensa t-elle. Elle y serait parfaitement a l'abri des prédateurs, et aurait largement de quoi se nourrir. Elle y serait bien en sécurité, et le lendemain, son périple reprendrait.
Elle se retourna vers Hole, qui lui souhaitait un bon voyage. Elle lui sourit.

- Merci. Merci pour tout. Et... bonne continuation.

Elle le regarda faire demi-tour et s'éloigner dans la nuit noire, sans pouvoir détacher son regard de Black Hole jusqu'à ce qu'elle ne le vit plus et qu'il ne soit plus qu'un souvenir.