Ne penser a rien. [Terminé]

☢ Ne penser à rien.

Ombre, ou plutôt fantôme, Hole s'était coupé du monde alentour. Il errait en solitaire sur ces terres trop bien connues aujourd'hui, sur ces terres vides puisque ses enfants n'y étaient plus. Oh, qu'il avait mal ! Où était le regard si profond de sa fille ? Où était le corps fragile mais doux de son fils ? Ils étaient morts. Pouvait-on réellement se faire à ce mot ? Pendant longtemps l'étalon noir à l'étoile blanche avait couru le monde, semant le chaos et la destruction derrière lui. Il ne croyait pas en la vie, et il avait offert et son corps et son âme à la mort qu'il servait, valeureux guerrier qu'il était. Il avait refusé l'amour, l'amitié et la joie, alors qu'il était devenu un instrument de mort, une machine de guerre. Pourtant, en arrivant sur les terres de Wild Horses, son cœur s'était épris d'un autre cœur, plus jeune et plus bon. De cet amour maudit était né deux magnifiques enfants, aujourd'hui disparus. Lui restait pourtant ses amis, si fidèles et justes pour la plupart. Les méritait-il seulement ? Non. Eux étaient le Bien, lui était le Mal dans sa forme terrestre. Et en cette fin de matinée, l'animal dément errait sur les terres de celle qui avait été sa compagne, de celle qui était la mère de ses enfants.

Loup solitaire et adroit, le puissant étalon au charme certain et si propre aux Shikaku se fondait dans les ombres, devenant comme invisible. Black Hole était grand, alors que sur son corps constellé de cicatrices couraient de longs muscles saillants, qui, en se gonflant, créaient mille reflets sur sa robe de nuit. Son épaule droite était barrée d'une longue et sinueuse cicatrice qui épousait tous ses mouvements, alors qu'elle semblait serpent. Cicatrice qui en appelait une autre : sur sa joue, la trace indélébile d'une violente morsure qui avait dû le faire souffrir durant de longues semaines. Mais toutes ces marques de violence, sur lui, étaient belles. Elles étaient belles et elles lui conféraient cette allure si particulière qui le faisait Roi d'un autre monde. Si Black Hole n'était pas une de ces têtes à couronne, il avait, en lui, en son sang, quelque chose d'impérial. Son visage était furieusement sauvage, alors qu'il s'allumait de haine et de rancœur. Ses yeux, eux, étaient d'un noir sans nom, profond comme l'abîme. Y dansait une étincelle farouche et sauvage, qui n'était autre que de la folie.

Black Hole était fort. Black Hole était beau. Black Hole était ambassadeur. Mais Black Hole avait mal.

Il avait mal, et sa meilleure défense restait l'attaque, alors que le brasier allumé dans son cœur ne s'était pas éteint. Son sang brûlait encore ses veines, alors qu'un épais voile avait annihilé sa capacité à réfléchir : la Folie avait pris le pas. Et devant lui se trouvait une jument, jeune apparemment, et d'un noir rare comme précieux. Que devait-il faire ? Se détourner d'elle et s'enfuir ? Avancer, se présenter, et voir ce qui adviendrait d'elle, de lui, d'eux ?

Hole ne craignait pas pour sa vie, il n'avait jamais eu peur de la mort et s'en riait même avec insolence. Mais il ne savait que trop bien à quel point les autres étaient faillibles. Oh, si seulement il avait pu donner sa vie pour sauver celle de ses enfants ...

❝ Bonjour, demoiselle ... ❞

L'étalon s'était découvert, se présentant face à la jument qu'il percevait terrorisée. Une odeur à la fois âcre et douce le suivait, une odeur qui rappelait celle de la mort. Mais le plus remarquable, outre sa figure sauvage et impérial, demeurait sa voix. En effet, cette dernière était suave, aussi douce que du velours, alors qu'elle semblait s'insinuer dans chaque trou d'air, devenant un murmure, une promesse, un sortilège. Sa voix n'était nulle part comme elle était partout.

☢ Ne penser à rien.

Immobile, l'étalon de nuit semblait s'être transformé en une statue d'ébène, alors que le seul ses courts crins ondulaient sous le vent, dansant sur son épais col qu'il avait arqué. L'étrangère semblait terrifiait par sa présence, alors qu'il la dominait largement de part sa taille et sa puissance. Le malaise de l'arabo-mustang se communiquait à l'étalon, qui en souriait intérieurement. Il en souriait, oui, mais plus de la même façon qu'avant. Un jour, il se serait amusé de la voir ainsi désemparée, tremblante et balbutiante. Il aurait aimé ressentir ce pouvoir, cette dominance que seul son charisme fou pouvait lui donner. Mais ce temps là semblait révolu, et s'il en souriait aujourd'hui, c'était plus de compassion. Pourtant, il prit soin de ne rien laisser paraître de ce sentiment : son visage semblait être de marbre, n'avouant seulement qu'il était sauvage. Mais déjà, la question à laquelle il se heurtait si souvent perça le silence, agressant ses oreilles qui ne quêtaient que le silence du repos éternel. Qui était- il ?

Oh ! il était bien des choses ! Si seulement elle avait su ! Mais là était une autre de ses forces : ils ne savaient pas, eux qui ne le connaissaient pas. Elle venait d'entrer dans son monde, d'entrer dans son jeu, alors que déjà, la fine mais dure peau de Black Hole tressaillait. Il avait décidé de lui montrer une facette de sa personnalité, qu'elle sache à quel genre d'animal elle avait à faire.

Rapide et franc, l'étalon bougea, avec l'agilité d'un serpent, la rapidité et la précision d'un prédateur fauve. C'était sa façon de lui dire qu'elle était la proie et qu'il était le chasseur ; qu'elle devait se méfier et douter de ses airs charmants, de sa beauté farouche. Tout semblait n'être qu'appâts. Et s'il était né dans ce but là ? Mais voilà qu'il se retrouvait au plus près d'elle, à quelques centimètres tout au plus. Il pouvait déjà sentir son souffle chaud sur son nez.

❝ Alors vous aussi, madame, vous me posez cette question ? Répondez d'abord à la mienne : quel nom est le vôtre ? ❞

☢ Ne penser à rien.

Elle avait peur, et avait interprété son élan comme un avertissement, comme si Hole avait voulu faire de lui le dominant. Siana se trompait : son but n'était pas de lui faire peur, ni de lui montrer qu'il était dominant. Ce qu'il voulait, c'était un échange d'égal à égal. Elle ne lui devait rien, tout comme il ne lui devait rien. La jeune jument restait libre, libre de tout, sauf de fuir peut-être. Black Hole était un prédateur, et il avait fait de chaque ombre son royaume. Où qu'elle aille, il la retrouverait s'il le désirait. Pourtant, il n'y avait rien de virulent dans ses gestes. Et s'il la mettait en garde, ce n'était pas pour l'écraser ou la terroriser sous sa force et sa figure, non. Il la mettait en garde contre lui parce qu'il savait qu'il n'était pas un de ces êtres bons. Il était même mauvais, l'incarnation vivante du diable, et il en avait conscience. On ne sortait indemne d'une rencontre avec le Démon vêtu de Nuit, et le risque était de se prendre à vouloir danser avec lui. Mais ils en étaient loin pour l'heure, et comme soucieux de corriger le tir, il laissa sa chaude voix embaumer à nouveau l'atmosphère.

❝ Siana. Joli nom. Vous avez peur, n'est-ce pas ? Mais écoutez-moi plutôt : je ne cherche pas à avoir une quelconque ascendance sur vous. Il n'est pas pour un solitaire, si je peux me permettre, de se laisser dominer ainsi. Certain saurait en profiter. ❞

Il laissa ensuite retomber le silence, alors que ses grands yeux noirs brillaient d'une étrange façon. Une flamme, haute et vive, dansait en leurs seins, alors qu'elle semblait dévorer les précieuses prunelles de l'animal. Cette flamme là, c'était celle de la Folie, héritage propre au Shikaku.

☢ Ne penser à rien.

Black Hole, un jour, dans sa flambante jeunesse, s'était pris à aimer d'un amour fou, d'un amour invincible comme peut l'être celui des jeunes amants. Pour elle, à l'époque, il aurait été capable de tout, tant il l'aimait, tant elle lui faisait tourner la tête. Mais le temps lui avait ouvert les yeux, et n'en avait résulté qu'un goût amer dans son cœur et dans sa bouche. Il s'était mis à haïr ses semblables, et il s'était promis de ne plus jamais aimer à en devenir fou. Sa formation au sein du Territoire l'avait conforté dans son choix, alors qu'ils faisaient de lui une machine de guerre, cherchant à lui arracher tout sentiment pouvant s'apparenter à la Bonté. Black Hole était devenu un être froid pour lequel seule la Mort valait le coup de vivre. Il avait parcouru le monde en se battant sans relâche, d'où ses nombreuses cicatrices. Il avait, dans ses danses guerrières, tué plus d'un ennemi, plus d'un adversaire.

Mais ici, alors qu'il n'avait que six ans à l'époque, il était de nouveau tombé amoureux. Avait-il seulement cessé d'aimer un jour ? C'est ce qu'il avait cru. Pourtant, maintes fois il avait dansé, alors que la nuit s'épandait sur la terre. Chaque nuit, il se montrait danseur aux côtés d'une muse, toujours plus belle que la précédente. Et ils dansaient alors, jusqu'au matin. Là, l'animal de nuit s'évanouissait, comme s'il n'avait été qu'un rêve, laissant de la magie dans la tête et le cœur de ses muses. Ses muses qui se rendaient alors compte avec frayeur qu'elles avaient brûlé leurs ailes. Mais était-il à blâmer de ce tempérament charmeur ? Pouvait-on lui en vouloir de faire de ses muses des reines, au moins l'espace d'un soir ?

❝ Je suis si ... ? Mais revenons à votre première interrogation, si vous le voulez. Je pourrai répondre bien des choses, mais dites-moi plutôt qui vous pensez que je puisse être.❞

Black Hole lui adressa un sourire presque carnassier, alors qu'une lueur de malice dansait dans le fond de ses yeux. Qui était-il ? Même lui n'aurait su répondre. Peut-être n'était-il qu'un Assassin, un Tueur, ou peut-être encore un Danseur, un Guerrier, un Sorcier, un Démon ...

☢ Ne penser à rien.

Un rire étonnement clair s'échappa de sa gorge, alors qu'il écoutait avec attention la jeune jument. Il n'était qu'une énigme, ce n'était pas faux, mais il aurait précisé qu'il n'était qu'une malfaisante énigme, tapis dans le noir à épier à chaque instant le faux pas. Mais n'était-ce pas là un instinct normal pour un prédateur ? Hole vivait de la mort des autres. Ou du moins, Hole en avait vécu. Mais aujourd'hui, tout semblait différent, alors que le puissant étalon, au contact de ceux qui étaient devenus ses amis, avait concédé que le jour pouvait être beau, que les arbres en fleurs avaient eux aussi un charme. Il s'ébroua alors, ses courts crins noirs dansant sur son col d'étalon en pleine fleur de l'âge, alors que charmant et charmeur, il souriait, exécutant un pas rapide dans une allure relevée, comme s'il piaffait, alors qu'il s'était légèrement décalée de la belle.

❝ Alors ne me décrivez pas, mais n'essayez pas non plus de percer l'énigme que je vous semble être. Parfois, il est préférable de ne pas chercher à voir ce qui se cache derrière les belles façons et les grands mots. En revanche, je peux bien vous concéder quelque chose ... l'on m'appelle ici Black Hole. ❞

Quelque chose de furieux courait sur son corps tout en muscles, alors qu'il souriait encore. La nuit n'arriverait que dans plusieurs heures, et d'ici là, ils auraient tout deux bien le temps de se connaître.

☢ Ne penser à rien.

Hole avait posé son regard fou sur l'élégante, et il crut deviner les mots prononcer en silence, alors que sans gêne, il détaillait le corps de son interlocutrice. Si elle n'était pas grande, son corps était également fin, ce qui faisait d'elle un modèle dynamique et ardent. Son profil était rectiligne, alors que sa longue crinière dissimulait presque sa fine encolure de jument. Hole s'attarda davantage sur sa balzane, comme s'il y reconnaissait un signe. Puis, ses yeux dans lesquels il aurait été aisé de se perdre revinrent se poser dans ceux de Siana. Les naseaux de l'étalon se dilatèrent légèrement, alors qu'il cherchait à percevoir ce qui ne pouvait se voir. Elle portait sur elle des odeurs étrangères à celles des clans, et avait passé quelques jours peut être au milieu des terres libres, ce qui l'avait poussé à affirmer qu'elle était solitaire. Mais comme le silence lui devenait presque pesant, ce qui était inhabituel, il le brisa, avec toute sa magie et sa douceur ...

❝ Mon nom vous dit-il quelque chose ? ❞

Il n'était pas méfiant, juste intrigué par sa réaction. Mais peut-être était-il passé sans le savoir par ses terres, y semant mort et douleur, alors qu'il était plus jeune ? Peut-être lui avait-on appris à se méfier d'un guerrier portant ce nom et à la même robe de nuit ?

☢ Ne penser à rien.

Longtemps, le but de Black Hole avait été de répandre un souffle de mort là où ses sabots le menaient. Il avait alors conscience que son nom, tout comme le sang de ses adversaires, s'épandrait dans les airs, porté par chaque souffle de vent, repris par chaque parole vivante. Il avait couru le monde et avait laissé au moins autant de victimes derrière lui, enfant, parent, frère ou ami, il avait tué sans se poser plus de questions, puisqu'il ne vivait alors que pour le combat et ses pas de danse mortels. Et si c'était à refaire, oh ! il le referait. Black Hole était un de ceux qui était né Shikaku, et non qui l'était devenu. Le sang qui courait dans ses veines étaient furieux et brûlant, et si son cœur battait encore, c'était pour le combat. Les siens le savaient et l'avaient accepté : jamais le Démon vêtu de Nuit n'arrêterait de danser, de se battre. Chaque jour qui passait était susceptible de lui apporter la mort, et c'était avec ce savoir qu'il contraignait les siens à vivre. N'était-il pas égoïste de leur imposer cela ? Il n'était qu'un démon, il savait son mal, et il avait fait en sorte d'en avertir ses proches. Proches pour lesquels il aurait donné sa vie sans hésiter, tant il était sûr d'eux.

❝ Êtes-vous certaine de vouloir vraiment savoir ce qui se cache derrière ce nom, Siana ? ❞

De nouveau prédateur, l'étalon noir à l'étoile blanche s'ébranla, rapide et agile, s'écartant de la jeune jument pour poser son regard au loin, sur l'horizon, lui tournant le dos. Ils étaient relativement haut, et ils dominaient les terres des Etoiles. Son cœur, un instant, se serra dans sa poitrine. Oh, il connaissait si bien ces terres ! Avec lenteur, il fit demi-tour, dévoilant une nouvelle fois son visage à l'arabo-mustang, alors quand l'espace de trois foulées, il était à nouveau juste à côté d'elle, avec ce même regard, cette même odeur et cette même voix.

☢ Ne penser à rien.

Comment ne pas se croire dans un rêve, qu'il soit mauvais ou bon, quand l'on rencontrait semblable cavale que Black Hole ? L'étalon avait ce petit quelque chose à part, ce secret épouvantablement insondable qui attirait comme il repoussait, révélant le séduisant paradoxe qu'il était. L'œil, fiévreux et avide, parcourait sans relâche son corps, caressant chacune des lignes d'argent imprimées à vie dans sa peau, marques d'un passé fait de combats et de sang, comme si, de son regard brûlant, il pouvait en percer les secrets et en apaiser les douleurs. La peau, délicate et douce, frissonnait quand l'animal à l'odeur de mort s'approchait, répondant aux regards appuyés et soutenus de l'étalon. Le cœur, lui, battait plus vite, cherchant à s'accorder peut-être sur celui du grand mâle. Pourtant, l'esprit prenait peur. Tous les sens, malgré la sensation de bien-être, se mettaient en alerte, et cherchaient, inlassablement, le signe, la preuve que l'esprit ne se trompait pas. Où était le hic, l'ombre au tableau ? Mais rien n'était visible : Hole ne se connaissait que trop bien, et il savait aujourd'hui comment dissimuler les ombres qui dansaient sur son visage. Il savait comment faire taire ce sourire carnassier qui déformait les courbes de ses lèvres satinées. Alors, pourquoi, pensait-on, se méfier davantage de lui ? Il était une invitation au voyage, à l'infini de ces mondes éloignés et ignorés, il était la clef du rêve, la porte, le SAS ... la formule vaudou.

❝ Me craignez-vous ? ❞

Sa voix chantait de ces accents suaves et envoûtants, alors que son regard, encore, brillait. Son col, délicatement arqué, laissait paraître les muscles puissants qui l'entouraient, alors que son chanfrein était droit, présentant cette étoile blanche, dernière trace peut-être d'une âme ayant existé.

❝ Parlez-moi de vous, Siana. Dites-moi ce que je ne peux deviner en vous regardant simplement ... ❞

Ils avaient tous leurs secrets. Et si Hole semblait disposé à avouer certains de ses crimes, il n'en était pas moins curieux d'elle. Toute les rencontres qu'il faisait devait aboutir sur un sentiment positif ou négatif : soit il adorait, soit il haïssait. Il n'y avait pas de demi-mesure possible. Tout était soit tout blanc, soit tout noir.

☢ Ne penser à rien.

Elle ne savait pas. Comme beaucoup d'autres, en fait. Un pâle sourire se glissa sur son visage, alors que sa mine semblait s'être rembrunie. Peut-être qu'il s'était trompé sur elle ? Peut-être l'avait-il faite plus fière et forte qu'elle ne l'était en réalité ? Fatigué, l'étalon dont le corps vibrait par instant laissa ses lourdes paupières voiler le feu de ses yeux, alors qu'il avait tourné sa tête vers les cieux, humant avec avidité les odeurs du soir. Le soleil avait brillé toute la journée, et la nuit promettait d'être d'une suave tiédeur. Oh, qu'il redoutait de se retrouver seul, à l'heure où ses souvenirs viendraient le hanter ! Il avait plus que jamais besoin de retrouver les siens. Il voulait sentir leurs odeurs l'embaumer, alors qu'il aurait pu, comme avant, laisser courir ses naseaux brûlants sur les courbes connues désormais. Il aurait aimé, le bel entier, entendre les rires clairs et sincères de ses amis, les voir sourire, aussi ... Mais tous ces rêves étaient irréalisables.

❝ Je vois bien que je vous effraie, demoiselle. Me pardonnerez-vous ? ❞

Siana n'avait pas confiance en lui, et il le sentait. Pourtant, il l'avait écoutée avec une grande attention, recueillant chacun de ses mots dans son esprit dément. A jamais ils seraient gravés dans son esprit et, au fur et à mesure qu'il en apprendrait davantage, il compléterait ces informations bien floues encore ; mais pour l'heure, il ne voulait pas la heurter davantage.

☢ Nous ne sommes les valets de personne

Il s'était excusé, alors que ce n'était pas dans ses habitudes. Pourquoi était-ce à Siana, alors, qu'il avait fait le singulier don de ces mots si rares dans sa bouche ? Hole était un animal intelligent, et d'une rare finesse. Par habitude, il avait appris à lire les visages, les attitudes et les moindres indices. Sans le vouloir réellement, il devinait quelles étaient les pensées de ses interlocuteurs, et derechef, son esprit avisait, réagissant en conséquences. Mais plus les années passaient, et plus il se prenait à penser qu'il aurait aimé n'être qu'un être naïf et niais. Il aurait aimé ne pas savoir le monde, sa cruauté et sa bassesse. Il aurait aimé haïr la Mort et aimer la Vie. Mais Black Hole était né pour savoir, pour devenir un combattant, pour servir la Mort et semer le Chaos. Black Hole était né pour détruire ce monde qui l'écœurait, tant il le connaissait maintenant.

Et c'était Siana qui avait croisé sa route ce soir. C'était cette fine jument à la robustesse de mustang et à la grâce d'arabe qui s'était posée sur son chemin. Et puisqu'enfin elle brisait le silence de sa voix, et puisqu'enfin elle semblait prête à faire un pas vers lui, il rouvrit les yeux et tourna son profil vers elle, aucune ombre de sourire sur son visage pourtant. Hole était -et serait- un de ces êtres toujours un peu graves, mais qu'importe ! Le jugement des autres ne le touchait pas, seuls les siens pouvaient prétendre le blesser ou l'atteindre.

❝ Vous parler de moi ? Mais que voulez-vous savoir ? J'aurai tant de choses à dire, tant de choses qui vous paraitrait si insignifiantes, mais qui pour moi sont aussi précieuses que tout l'or de ce monde. ❞

Black Hole semblait étrangement disposé à répondre aux interrogations de l'élégante jument noire, alors que même sa compagne ignorait bien des choses de sa vie. Personne, en fait, ne possédait l'intégralité de son histoire. Le Shikaku veillait toujours à ne jamais en dire trop, il donnait juste cette impression de savoir, alors qu'en réalité, il n'offrait que des bribes de sa vie. Mais elle, saurait-elle trouver les mots pour le pousser à confesser ses torts ... ?

☢ Ne penser à rien.

Black Hole, quand il écoutait la jument parler, avait la nette impression qu'il se devait d'aller droit au but avec elle. Les belles phrases et les longs mots n'apporteraient rien de ce qu'ils apportaient quand il retrouvait, par exemple, sa muse de neige et de sang. Siana était franche, et il n'y avait pas besoin d'enjolivures, il n'y avait pas besoin d'images ou de sons, et ils n'avaient de rêves ensemble. Pourtant, ce soir, le Chasseur de Grande Endurance était d'humeur joueuse, quoiqu'emprunt à une nostalgie sincère.

❝ En moi, il n'y a rien, rien de bon du moins. Mieux vaut ne pas s'y pencher : l'abysse qui s'y cache pourrait vous avaler, tel un trou noir. Mais pour ce qui est de moi ... Je ne suis pas solitaire, mais je n'appartiens à aucun clan. Je fais partie du groupe des Shikaku. En avez-vous déjà entendu parler ? ❞

Enfin, une ombre de sourire apparaissait sur ses lèvres, rallumant son visage en le sublimant, alors que le ciel, au-dessus d'eux, ne cessait de s'assombrir : bientôt, le soleil se coucherait, et l'heure des fantômes viendrait.

☢ Ne penser à rien.

Elle recula, et, comme s'ils avaient été liés par de lourdes chaînes, il avança de ce qu'elle avait reculé, ainsi, l'espace qui les séparait était toujours le même. Là était une des forces de l'étalon noir à l'étoile blanche : il connaissait les mécanismes de l'esprit, et il savait comment se montrer dangereux sans émettre aucun signe d'agressivité. Hole maîtrisait le subtil art de tromper les esprits et les corps. Pourquoi se méfier d'un cheval qui n'avait aucune expression menaçante sur le visage ou le corps ? Et souvent, ses interlocuteurs se pensaient eux-mêmes fous.

Siana, maintenant qu'elle savait qu'il était un Shikaku, ne le regardait plus dans les yeux. Un sourire amer passa sur le visage de Black Hole, alors qu'il détournait lui aussi son regard, comme si la vision de l'arabo-mustang lui était devenue insupportable. Oh, elle ne savait pas qui il était, et elle jugeait, réagissait selon les dire. Elle était en fait comme tous les autres. Les oreilles de Hole pivotèrent en arrière, sans se rabattre sur son crâne pourtant, et sa voix suave gronda dans l'air tiède.

❝ Allez, va-t'en ... ! ❞

Le guerrier lui offrait la possibilité de s'en aller, la déculpabilisant par la même occasion. Si elle partait maintenant, elle n'aurait fait qu'obéir à l'étalon, et elle n'aurait pas à trahir sa parole. C'était comme un énième cadeau qu'il lui faisait, alors que ses membres s'étaient raidis et que sa queue, longue et soyeuse, battait ses jarrets nerveusement.