Héros du jour et de demain [Intronisation de Tino comme second]

C'était une belle fin de journée, l'heure rouge, quand le ciel s'abat sur la terre et demeure là comme flottant entre deux eaux, entre deux mondes. Les nuages s'alignent en un long train apportant la nuit et leur robe se teinte d'un riche violet, rougeoyant jusque dans ses nuances, tandis que la clarté du soleil et de sa glorieuse déchéance jette sur la scène une lumière forte et contrastée, un dernier regard que nul ne doit oublier.

C'était l'heure somptueuse, quand la terre des Thars perdait ses bleus de glace et ses douceurs d'hiver pour se teinter des rouges riches, intenses, d'un des premiers vrais couchants de l'année. Car le printemps arrivait doucement et, si aux extrémités les moins septentrionales du territoire le temps demeurait binaire, la toundra et la taïga s'enfonçaient dans une nuitée dont elles ne s'extirpaient qu'aux prémices de la belle saison. Ce soir, ce soir de printemps, le soleil rayonnait jusqu'aux confins des glaces.

Shiki s'était installé sur la rive des lacs, la réverbération de l'eau teintant sa robe d'un halo sanglant qui n'était pas sans rappeler aux présents la Malédiction et la Maudite, le dernier Thar en date, son prédécesseur, Stelmaria tuée par son frère. Le drame avait endeuillé les terres de Glace, mais bien vite, la vie avait repris son cours normal. En effet, l'existence était rude au sein des territoires enneigés, et à nul n'était permis une trop longue lamentation et un deuil exagéré. Stelmaria était morte comme elle avait vécu, dans une dernière apothéose, un dernier feu d'artifice éclatant dont on parlerait encore à la fin des mondes, mais elle était morte et le Clan orphelin allait de l'avant.

L'évènement de ce soir, espérait le jeune Thar, instillerait aux siens l'espoir et le courage qu'il leur faudrait développer dans les années à venir. Car les temps changeaient et le Fléau approchait ; les premières toux résonnaient sur les terres du Sud et nul ne doutait que le froid ne saurait entièrement préserver le plus sauvage des Clans.
Le coeur battant - c'était son premier rituel -, Shiki entonna les paroles traditionnelles devant les siens assemblés, son coeur, son sang, sa famille enfin :

"Savez-vous quel est ce jour ? Savez-vous quelle est cette heure ? C'est celui d'un nouveau printemps. C'est l'heure du renouveau. C'est pour nous le jour d'ouvrir nos yeux, aveuglés encore de la nuit polaire et de nous souvenir. Nous souvenir de ceux que l'hiver a gardé par devers-lui et de ceux qui marcheront encore à nos côtés, à notre côté, tous ensembles au sein du même Clan et du même sang.
Quelle est cette lumière ?
- C'est celle des glaces !"

La voix du Clan avait fait vibrer sa poitrine. Il sourit. La célébration de fin d'hiver était l'une de ses favorites. Mais ce soir, elle se teintait d'une ambiance spéciale :

"Rassemblons-nous ce soir pour le premier couchant de l'année. Ce soir est un jour spécial. Et plus encore ! Car ce soir, mes frères, mes soeurs, mes amis, ce soir nous accueillerons parmi nous un nouveau frère. Vous le connaissez, vous l'avez déjà vu et cela fait bien longtemps qu'il est des nôtres...mais ce soir, il devient plus étroitement lié à vous tous.
Tino, es-tu dans l'assemblée ?"

Ne doutant pas de la réponse, Shiki darda sur son nouveau second un regard chaleureux.

 
 
 
 

Il répondit à l'appel, droit et fier, mais pour se souvenir très de sa propre intronisation comme Thar, Shiki ne pouvait que comprendre et deviner le frémissement nerveux qui agitait les muscles de Tino, le roulement de galop de son coeur battant la chamade et la soudaine chaleur qui lui montait à la gorge. Stress, tension, quel que soit le mot l'instant était solennel et celui qui répondait n'engageait pas seulement une parole mais une vie entière. Une vie rarement longue, comme l'étaient celles des chevaux de Glace, dédiée qu'elle était au Thar et au Clan. Pour avoir grandi au sein du Clan de Glace, Tino savait probablement tout cela. Et il répondait à l'appel.
Si l'étalon gris avait pu concevoir le moindre doute, il s'évanouit à l'instant, là, dans ce premier crépuscule de l'année et la clarté chaude du couchant qui magnifiait la scène.
Tino rejoignit Shiki et l'étalon gris, sans une hésitation, entonna le rituel qu'il avait déjà commencé il y avait quelques jours, et expliqué à son futur second.

"Sois le bienvenu, Tino, Thar-en-second du Clan de Glace ! Toi qui fut servi et protégé par la tribu, deviens son serviteur et protecteur le plus dévoué, pour l'honneur du Thar et des Glaces ! Tout mot que tu prononceras en mon nom vaut parole de Thar, tout pacte que tu signeras n'engage pas seulement ton honneur mais celui du Clan. Répondras-tu de l'honneur, de la survie et de la force du Clan de Glace sur ta vie, ton honneur et ton sang, Tino ? Jures-tu de peser chaque mot que tu prononceras en son nom ?"


C'était l'instant où Tino mettait un genou en terre pour prêter serment, et Shiki lui laissa le temps de le faire paisiblement, et de savourer l'instant. Là, le nouveau second, agenouillé devant tout le Clan, dans la clarté du couchant...l'instant était fort, magique, symbolique et au moment où il s'apprêtait à conclure le premier pacte majeur de sa vie de Thar, Shiki sentit son coeur accélérer et battre à son tour la chamade. Mais sans trembler, il donna à son nouvel associé un coup de son pied antérieur, qui atteignit Tino à l'épaule. Un coup rituel, sans douleur ni violence, simplement pour relever le nouveau second du Clan de Glace puis il reprit la parole, pivotant vers son CLan lorsqu'il s'adressa à lui :

"Relève-toi, Tino, Second du Clan de Glace ! Chevaux du Clan de Glace, voici votre second. Il est là pour vous comme vous l'êtes pour lui, ni au-dessus ni au-dessous de nous tous, vous devant le respect comme vous le lui devez. L'un des vôtres et plus encore, mon successeur si je tombe au combat et avant qu'on ne trouve un héritier de ma lignée, mon héritier si d'aventure mon sang s'éteignait avec moi.
Tino, second du Clan de Glace."

Et souriant pour la première fois du rituel, Shiki redressa la tête avec ardeur, adressant un regard complice à Tino et rejetant son toupet en arrière dans un geste emprunté à son grand-père adoptif, Black. Le soleil choisit cet instant pour se rappeler au bon souvenir de tous et, dans ce renouveau du printemps, un rayon bien inspiré perça la couche de nuages violacés pour venir baigner la scène d'une clarté majestueuse, irradiant dans les crins des deux étalons et nimbant leur silhouette d'un halo surnaturel. Une brise légère fit frémir les eaux des lacs, qui renvoyèrent mille reflets chatoyants et multicolores sur les flancs sombres pommelés de Shiki et ceux, lustrés, de Tino, la lumière elle-même enveloppant le nouveau duo dans un tout et imprimant sur les rétines de tous l'image du Thar et du Thar-en-second.
Royal, Shiki acheva le rituel avec plaisir :

"Et maintenant, place à la fête ! Place à la joie, aux courses, aux combats ! Saluez votre nouveau frère ; il est toujours des nôtres, et réjouissons-nous de ce nouvel an qui commence !"

D'un pas dansant, l'étalon dévala la colline pour rejoindre les siens, ceux qui construisaient son trône jour après jour, réservoirs de son sang, de son coeur.

 
 
 

Shiki riait de la joie de Tino, qui venait de le dépasser dans un galop enfiévré de bonheur. Le jeune étalon semblait avoir laissé sur le sommet de la colline, pour un temps, sa carapace et sa timidité pour exulter au plein soleil. Sa robe rougeoyait tandis qu'il galopait, magnifique de puissance et de fougue, son dos ondulant harmonieusement au rythme de ses foulées, si ardent et exubérant que les plus jeunes des chevaux de Glace commençaient à défaire les rangs pour se joindre à lui. S'improvisa alors une course folle où les sauts de poulain côtoyaient les coups de dents de jeunes étalons qui se cherchent, et à laquelle Shiki se joignit quelques secondes. Un des plus jeunes lui jeta un regard en coin et le Thar sentit son coeur gonflé d'y lire le plaisir simple d'un jeune animal heureux, et une certaine fierté. C'était pour cela qu'il se battrait !

Ces chevaux, ces poulains, ces adultes tous rassemblés devant lui pour célébrer leur nouveau lieutenant, ces chevaux qui malgré la rudesse des terres gelées conservaient assez de foi pour se regrouper ainsi, tous sous une même bannière et des traditions ancestrales. Ces futurs grands combattants, grands sages ou légendes, ces destins pleins de valeur, ces diamants bruts en devenir, encore engoncés dans leur poil d'hiver, qui couraient sur le chemin que lui parcourait, qui un jour le dépasseraient pour briller à un nouveau soleil.
Ils étaient la jeunesse, la vigueur, l'avenir, tous ces jeunes chevaux et son second là-bas en tête, la queue en panache et que nul ne tentait de dépasser, laissant au héros du jour sa minute de gloire. Les combats, les affrontements viendraient plus tard, avec la nuit, et il le savait, le Clan se répandrait en festivités tant que la lune veillerait sur eux.

Et moi, je veillerai sur vous.

Elle avait entendu les clameurs et déboula au beau milieu de la harde de jeunes étalons, semant un trouble frisant la pagaille. Ceux qu'elle doublait, son panache argenté fouettant leurs naseaux d'une délicate senteur poivrée freinaient, empreints d'un trouble bien nouveau, et leurs camarades fort peu charitables les bousculaient. D'un coup d'épaule, ivres de leur propre vitesse, ils passaient comme des flèches avec l'irrésistible puissance de ceux nés pour courir, ceux qui se savent gagnants. Et elle se jouait d'eux tous, s'offrait une volte, un galop fou, une accélération de pur-sang pour coller au train de Tino.
Quand la course folle s'apaisa, elle revint au petit trot vers le troupeau, l'oeil brillant et la mine éveillée. Sa robe argentée roulait sur des muscles qui n'étaient pas sans rappeler ceux d'une autre jument, une Rouge, au temps de sa grandeur. Ses yeux gris acier parcouraient la foule avec, au fond de leur étincelle, une pointe d'amour et de contentement.
C'était une jument, une jument dans la fleur de l'âge mais jeune encore, une femelle battante aux muscles fins et ardents, au corps ciselé, au profil oriental, qui allait de son petit trot dansant entre les rangs des Glaces, de groupe en groupe. Nombreux étaient ceux qui, d'instinct, laissaient la place à celle qu'ils reconnaissaient pour l'avoir vue bien souvent aux côtés de Stelmaria, et nombreux étaient ceux qui la dévisageaient en cachette, l'expression béate d'admiration. Point insensible du tout, ondulante et séductrice, elle dédiait des sourires pétillants à tous ces timides observateurs tout en se frayant un chemin en direction de Tino.

A peine plus petite que lui, elle se planta devant l'étalon avec assurance et le dévisagea avec un sourire secret, avant d'incliner gracieusement la tête en laissant voler sa crinière sur son encolure soudain arquée.

"Alors, second, que penses-tu du choix de mon fils ?"


[j'espère que ça ne te gêne pas que j'aie mis un psaume comme texte d'illustration, mais c'est que son air correspond bien à l'ambiance - tape "Debout, resplendis" sur Youtube, tu verras]

L’ambiance chaleureuse d’un clan soudé dans des temps compliqués faisait plaisir à tous. Sous ce nouveau soleil, un nouveau clan naissait. Il lui faudrait du temps et bien des épreuves à surmonter mais il était là, le Clan de la Glace, et Tino son second. L’étalon pie n’avait cessé de galoper avec une euphorie inépuisable. D’abord les poulains mais bientôt aussi les autres c’étaient attroupés à sa suite, formant un harem galopant follement et en harmonie dans la neige. Parfois, Tino poussait un petit hennissement qui se propageait dans la foule comme l’écho d’une grotte. Le cœur de l’étalon brillait de plaisir et d’honneur. Il était là, aujourd’hui, à la tête du troupeau dont il était le second. Il jetait fréquemment un regard en arrière et voyait les sourires des poulains qui l’admiraient. Sans s’en rendre compte, le galop accélérait, ses foulés de plus en plus longues lui donnaient l’air de voler au-dessus des chevaux. La troupe revint vers Shiki. Le nouveau second ralentit le pas se faisant doubler de toute part.
Une magnifique jument, ô oui elle était splendide. Elle n’était pas comme les autres, recouverte d’un duvet d’hiver. Elle avait cette robe pommelée et soyeuse qui brillait comme le soleil des beaux jours. Tino la connaissait, c’était elle, la mère de celui à qui il avait promis fidélité, la mère de son chef, Odyssée ! Cette jument avait toujours inspiré du respect au pie. Elle était grande et ses muscles tout comme ses yeux pouvaient résumer sa vie. Tino admirait, elle qui avait appris au côté de Stelmaria. Il la regardait maintenant, de sa taille légèrement plus haute mais toujours avec cette même impression d’être un tout petit poulain face à elle. La jument demanda avec une voix douce et bienveillante :

"Alors, second, que penses-tu du choix de mon fils ?"

L’étalon imita la jument qui le salua de la tête. Puis il se releva de toute sa hauteur, flatter qu’elle le nomme par son nouveau poste. Il balaya son clan des yeux qui s’épanouissait dans différents jeux, les poulains galopaient dans tous sens, les étalons se battaient gentiment, les juments bavardaient. Tous avaient une occupation telle que celles qu’on trouvait lors des assemblées du clan. Mais, lui qui avait connu ceci en poulain puis en jeune guerrier, c’était maintenant pour lui que tout le clan était réuni et festoyait. Il était le héros du soir et chaque cheval jetait à l’étalon un regard par-ci, par-là. Tino ramena sa tête face à celle de la jument qui abordait un léger sourire. La question résonna dans sa tête, que répondre sans se vanter ? Alors, en choisissant avec précaution ses mots, il répondit à Odyssée :

" Je suis très heureux et flatté du choix de Shiki. Je serais servir le clan comme il le faudra. "

Il baissa la tête, tapa la neige puis releva sa tête vers le soleil.

Je le promets.

Il regarda le clan qui s’agitait autour des lacs, dans ceci, des reflets d’équidés de toutes tailles et de toutes robes brillaient sur la glace fondante sous le nouveau soleil. Ne sachant que faire face à la grande jument qui le regardait, Tino cogitait sur une question qu’il pourrait proposer à Odyssée. Il dit tout bêtement pour relancer un sujet de conversation, non sans se forcer :

" Les beaux jours reviennent, une réjouissance d’autant plus partagée à l’idée que le clan sera plus fort face à la menace qui pèse ses derniers jours. "

Il admira à nouveau son clan avant de continuer :

" Une fête comme celle-ci permet d’oublier un peu ses derniers temps compliqués. Je pense que ça fait du bien à tous. "

Il se projeta dans le fond de ses yeux, comme s’il cherchait une réponse mais avant que la jument prenne la suite de la discussion, Tino comprit que le jour n’était peut-être pas le bon pour parler du fléau.  Il s’empressa de demander :

" Que te ferait-il plaisir ? Une petite course ? Un petit combat ? Ou bien, autre chose ? "

Il parlait avec le petit éclat dans ses yeux, le même que celui qu’il avait quand il était petit et qu’un jeu entre amis s’annonçait…

[Pas de soucis]

Odyssée sourit devant l'enthousiasme de ce jeune second, plein de feu, de fougue et de verve, dont l'amour pour son Clan transparaissait dans chacun de ses mots et de ses gestes. Sans doute, elle avait été ainsi, elle aussi, auparavant. Sans doute l'était-elle encore...mais depuis quelques mois, la mort de Stelmaria, celle qui avait été sa mère de coeur autant que son mentor, pesait sur l'esprit libre de la jument grise et allumait une petite flamme de chagrin au fond de ses yeux clairs. Elle avait tant aimé Stelmaria, au moins autant que Black, tous ceux qui lui avaient tout offert.
Sa vie de solitaire et les clés qui lui permettaient de la mener à bien.
Le combat et son ivresse indescriptible.
La joie forte de ceux qui gagnent.
Le compagnon de ses jours, leur histoire lumineuse et flamboyante qui avait donné naissance à Shiki, son fils, la prunelle de ses yeux et tout ce qui lui restait aujourd'hui du bel Aglow Star.
Un père de coeur et une mère adoptive.
Il était étrange que ce fussent Black et Stelmaria, les deux guerriers de légende que la rumeur avait longtemps voulu amants, qui soient ainsi les deux parents de coeur d'Odyssée, tandis qu'elle avait autrefois jeté son dévolu sur le propre fils de la Maudite. Il y avait bien longtemps.
Car ce temps était révolu et, si elle chérirait pour la vie le souvenir de son premier amant et du père de son fils, Odyssée n'était pas être à se morfondre des années durant. Depuis peu, elle relevait la tête et regardait de nouveau vers l'avenir...et les autres. Et ce second flamboyant, tout en muscles, en joie enfantine de celui qui réalise son rêve, et en yeux brillants, lui donnait soudain l'envie de jouer.

Alors Odyssée rendit son sourire au héros du jour et se cabra à demi, arquant l'encolure comme un mâle sur le point d'en découdre, avant de lancer, l'oeil mutin :

"Une course ! Cours vite, second !"

Et le dernier mot se perdit dans le tourbillon d'un démarrage en trombe, tandis que la guerrière, la queue empanachée et la tête haute, détalait tout droit entre les chevaux qui se poussaient pour la laisser passer.
De l'autre côté du troupeau et parlant avec Sorrow Life, Shiki leva les yeux pour observer le galop dansant de sa mère d'humeur joueuse, et sourit à Tino, un sourire complice, avant de reprendre sa discussion. Odyssée faisait ce qu'elle voulait, lui aussi, et le Thar était bien content de voir sa mère se dérider un peu. Elle n'avait guère souri depuis la mort de son père.

 
 
 

Le jeune étalon ne démarra pas immédiatement mais sitôt qu'il l'eut fait, Odyssée admira son athlétisme. Elle menait la danse, légère et mutine, la queue en panache rejetée sur son dos arqué et la tête haute, mais il la talonnait dans un galop tout en puissance et un instant plus tard il surgissait à son côté. Leurs flancs humides de la légère sueur de l'effort se frôlaient au rythme des ondulations de leur galop tandis que, hanche contre hanche, ils fonçaient comme des dératés en martelant le sol en dégel, tantôt cassant et tantôt spongieux.
Avec un petit clin d'oeil à l'étalon qui courait à son côté, Odyssée changea de pied et entama un slalom endiablé entre les lacs, suivant leurs longues courbes sans trébucher sur les galets ronds, polis par les glaces et les années. Au ras des rivages gris, ses pieds se posaient avec une précision à nulle autre pareille, forte d'années de pratique et d'entraînement, d'années passées à contrôler le moindre muscle, le moindre geste, le moindre déséquilibre qui au combat pouvaient tous entraîner la chute et la mort. Odyssée s'offrit même le luxe d'un petit bond de poulain, prenant soin de lancer sa ruade de côté pour ne pas percuter Tino.

Elle coula un oeil vers l'étalon.
Il allait à son côté, le regard brillant et la tête haute, et son large poitrail se gonflait comme un soufflet au rythme de sa respiration tranquille, à peine renforcée par l'exercice. Il la dominait aisément, de plus d'une tête, tant Odyssée était menue et tant il avait grandi, le poulain perdu, jusqu'à devenir un splendide jeune mâle qui offrirait à Shiki une oreille de son âge fort bienvenue. Il ne faiblissait pas, et son galop ne s'altérait aucunement, quoiqu'Odyssée fut certaine que ce cheval avait, au moins autrefois, eu peur de l'eau.

Leur galop s'allongeait, une allure d'enfer qui aurait mené droit à la chute n'importe quel étranger peu coutumier des sols difficiles de l'arctique, droit à l'épuisement bien des chevaux moins entraînés. Les rythmes syncopés de leurs galops s'accordaient pas après pas, leurs dos s'arquant sur la même foulée et le même souffle figé de froid flottant dans leur sillage. Un calme surnaturel, par-delà l'excitation de la course et le plaisir d'un nouveau partenaire de jeu qu'elle n'avait jamais appris à connaître, envahit Odyssée comme rarement il l'avait fait.
Un même galop, un même plaisir et un même jeu.
Et quand un gué, scintillement d'argent et de saphir, surgit devant eux, la voix de Tino fit voler en éclat cet instant de grâce mais replongea Odyssée dans l'exaltation du moment et le plaisir de la course. Elle hocha la tête, ralentit l'allure pour laisser passer son compagnon et admira son saut courageux au-dessus des flots, à peine exagéré en hauteur. Puis la jument grise se redressa et, allégeant ses épaules, frappa plus fortement le sol des antérieurs avant de se ramasser à son tour et, comme un félin, de se détendre d'un seul coup. Ses pieds quittèrent le sol avec une fraction de seconde de décalage et elle poussa dessus comme si elle voulait ne jamais retrouver la terre. Elle s'appliqua sur son saut, prit le temps d'arquer son dos et de hausser son garrot comme franchissant une barrière, ses yeux à l'expression joueuse et heureuse rivés sur Tino. Sa queue claqua dans l'air en réponse à la tension soudaine de son tronc et déjà elle se redressait encore, s'étirait, féline, allant à la rencontre du sol de toute la longueur de ses jambes et de toute la souplesse de ses articulations qui encaissèrent le choc et, par l'élasticité de ses tendons et muscles, la renvoyèrent aussitôt dans sa course folle.

En passant devant Tino, elle lui lança un sourire heureux et exubérant, un rire cristallin, un souffle chaud et reprit l'allure et la tête. Du ciel, une ombre descendit soudain sur elle et Odyssée redressa le museau en un rire heureux tandis que Ska se laissait presque tomber sur elle, planait à quelques centimètres des oreilles de sa compagne puis rouvrait ses ailes immenses et repartait comme une flèche vers les nuages. Odyssée sourit, et tandis qu'elle courait sur la terre aux côtés de Tino, la moitié de son coeur accompagnait Ska parmi les cieux.
Elle tourna la tête vers le jeune étalon et, nullement gênée par le danger qu'il y avait à galoper ainsi sur un sol inégal, reprit la conversation :

"Joli saut ! Mais il me semblait qu'il fut un temps où tu redoutais l'eau...je me trompe ?"

 
 
 
 
 
 

Mais oui, Tina...Odyssée tiqua au souvenir de ce triste épisode dont Shiki lui avait à l'époque relaté le déroulement. La jument grise n'ayant jamais été membre du Clan de Glace, elle avait écouté d'une oreille distraite, avec la compassion qui s'impose et naît naturellement au récit d'un si terrible évènement, mais guère plus. Et elle avait notamment occulté le fait que cette Tina avait adopté un poulain.
Avait-elle eu le nez creux, pour avoir ainsi formé le futur second du Clan de Glace, le bras droit de son fils ! Odyssée sourit pour elle-même, un petit rictus ironique qui n'était ni après Tino, ni après Tina, mais qui naissait de ses souvenirs et de l'étrange écho de certaines destinées...elle, la fille de la reine des Etoiles, pacifiste convaincue, qui s'était attachée aux pas de la plus redoutable tueuse en son temps et avait fait siennes ses valeurs. Lui, Tino, le poulain malingre au passé chargé en drames, nommé second personnage public du Clan. Et à l'inverse, Hell Demon, le fils prodige, Cristal Noir en qui tous voyaient les futurs rois, morts, fous, ou enfuis loin.

Et soudain, avec un sens de l'à-propos déconcertant, Tino lui renvoya sa propre question et la guerrière se trouva confrontée à ses propres mots dans une autre bouche. Elle agita les oreilles pour réfléchir plus commodément, avant même de se rendre compte qu'elle, la sauvage, la solitaire farouche, était en train d'envisager tout naturellement de parler de son passé à un relatif inconnu.
Quand ce dernier point lui vint à l'esprit, Odyssée avait déjà trouvé sa réponse et les mots s'étaient déjà enchaînés dans son esprit pour jaillir entre ses dents :

"Il y en a une au moins...
Quand Aglow Star, le fils de Stelmaria la Maudite, et moi-même étions très jeunes adultes, les humains menaçaient notre terre et notre liberté. Un jour, nous rencontrâmes une patrouille, et ils se mirent en tête de nous dominer.
En des temps normaux, nous aurions résisté avec succès, mais Aglow Star n'était pas...dans son état coutumier. La Malédiction est un sortilège étrange, vieux comme le Clan de Glace ou presque, et il s'attaque, quoique atténué, aux descendants des Maudits, les plongeant dans des sortes de crises de fureur terribles et terrifiantes. C'est ainsi que nous avons été pris.
Nous avons passé quelques jours enfermés là-bas, et il y avait deux hommes...dans la langue des hommes, le nom de l'un me revient, ils l'appelaient Waylander. Ils étaient... - elle s'interrompit et frissonna puis, reprenant son empire sur elle-même, poursuivit le regard lointain - Ils étaient deux mâles, visiblement dominants dans le petit troupeau d'hommes et de bêtes, et ils s'étaient attribués chacun de nous. Ils nous visitaient, nous nourrissaient, sans jamais nous sortir de notre prison... - sa voix s'éteignit jusqu'à être presque imperceptible - ...c'est étrange à dire, mais j'ai fini par éprouver envers eux comme une forme de respect. Ils connaissaient les chevaux. Ils restaient des heures devant la porte à nous regarder, et quand nous nous lassions de les menacer à travers les barreaux, passaient la main, sans peur mais méfiants, et jamais je ne parvins à les mordre, si bien que j'en perdis l'envie.
Un jour, ils nous sortirent et nous serrèrent les flancs avec des sangles, la bouche avec du fer. Ils firent peser leur poids sur notre dos et nous lâchèrent dans un grand espace. Rien de ce que je faisais ne pouvait faire tomber mon cavalier, et Aglow Star de même. Jusqu'à ce qu'il soit repris d'une de ses crises de rage, et il se débattit comme tous les diables. Voyant son cavalier perdre son assurance, je l'imitai."

Cette fois-ci, la voix d'Odyssée dérapa une seconde et la jument porta les yeux, au loin, vers les vestiges du fort des hommes, comme si elle les voyait au travers de la toundra. Puis la guerrière reprit son récit, tremblant légèrement du contrôle qu'elle conservait sur elle-même :

"C'était un épisode de folie pure. Je ne me souviens pas de grand-chose sauf le poids de l'homme, son odeur forte et détestable, la brûlure du cuir et le goût métallique de l'acier et de mon sang dans ma bouche, sur mes flancs.
C'est lui qui a tenté de franchir la palissade, monstrueuse, plus haute qu'un léopard des neiges. Il y est presque parvenu, n'a brisé qu'un des madriers et quand j'ai sauté à sa suite, le bout brisé m'a presque empalée ; c'est de là que me vient cette cicatrice blanche, en demi-lune, sur le poitrail, là. - elle la montra du museau - Je me suis relevée tant bien que mal, je n'avais plus une jambe intacte et plus un centimètre de peau sans sang ou écume. Aglow Star m'a suivie et nous avons fui avant que les hommes se soient remis de leur chute.
Je ne me suis pas approchée du fort ou de ce qu'il en reste depuis, et je tremble toujours de voir Shiki le faire, quoique les hommes soient partis depuis un bail."

 
 
 
 
 

Le passé est le passé...
Odyssée profita de ce que Tino baissait la tête pour clore les paupières, un rien de temps, une seconde ou moins. Une infime fraction de seconde largement suffisante pour que surgissent dans sa mémoire des images refoulées des temps passés et des émotions d'antan. Aglow Star, jeune étalon, caracolant à ses côtés, elle l'élève de Stelmaria. Et Stelmaria, seule ou accompagnée d'Equinox, son amant de coeur, combattant avec Black, leurs yeux luisant de la même fièvre et de la même force. Et Aglow Star, encore, avec au fond des yeux le même éclat farouche, l'oeil des Maudits, l'oeil de sa lignée.
Tout ce temps révolu, tout ce temps écoulé depuis...
Pour Tino autant que pour elle-même, elle murmura :


"Le temps nécessaire pour comprendre qu'accepter n'est pas oublier, mais qu'ils ne reviendront plus et que leur temps sur cette terre a pris fin, que rien ne saura le faire revivre. On peut vivre dans le passé, mais on ne peut pas forcer le passé à revenir au présent.

Je suppose que c'est ce "plus jamais" qui est si difficile à saisir pour les esprits. Mais après, vient la paix et l'envie de repartir de l'avant."

Elle tourna la tête vers le jeune étalon, une clarté sereine au fond des yeux.
Une voix railleuse et chaleureuse les interrompit.
Odyssée volta d'un seul bond, les sabots rassemblés, et éclata de rire en apercevant Griffe d'Abîme, toute la charge émotionnelle de la scène dissipée en un clin d'oeil. Au petit trot, le dos haut et l'encolure rouée, elle rejoignit son vieil ami qu'elle salua comme un cheval, de coups de museau et se dressant comme un poulain pour poser ses antérieurs sur son dos, bondissant, jouant l'effarouchée en pouliche mutine qu'elle demeurait tout au fond d'elle. Le vieux guerrier lui rendit ses effusions en coups de langue et ronronnements, tandis que le second léopard, assez jeune, pointait des oreilles intriguées vers les chevaux.
Griffe d'Abîme jeta un oeil en arrière et sourit.


"Tu ne la connais pas et elle ne vous connaît pas, mais voici Tara, mon apprentie du moment. Tara, voici Odyssée. Elle est déjà venue au camp, mais tu n'étais qu'un chaton à cette époque. Et Tino, que je n'ai eu jusqu'ici le plaisir de rencontrer qu'en patrouilles !"

Le vieux guerrier cligna de l'oeil en direction de Tino et ajouta, taquin :

"Alors, pourquoi tant de gaieté chez les ongulés ?"

Tino leva la tête, étonné de voir cette amitié qui liait la mère de Shiki au grand léopard. Ces deux-là avaient retrouvé leur enfance dans un petit jeu gentil. L’étalon n’avait jamais vraiment eu l’occasion de connaître ces géants léopards liés pour le meilleur comme pour le pire à son clan. Peut-être que sa nomination au poste de second lui permettrait d’un peu mieux les connaître. Son regard vira alors sur la jeune léopard qui paraissait tout autant surprise de la réaction des deux animaux. Timidement, elle s’avança vers Griffe d’Abîme, le regard animé d’une grande curiosité. Le léopard nous présenta alors, Tara nous sourit alors et s’assit. Griffe d’Abîme reprit alors sa question. Voyant que la jument lui laissait la fierté de répondre, Tino s’avança d’un pas et, le regard lumineux, répondit :
 
« Le Clan fête le nouveau printemps et mon intronisation en tant que Second du Clan. Vous êtes bien évidement les bienvenus. »
 
Ces derniers mots lui paraissaient de trop, évidement que les léopards étaient les bienvenus ! Mais le grand mâle ne paru pas tiqué et Tino oublia vite son traquas. Un sourire se dessina sur la figure de celui-ci, il s’approcha et donna un petit coup dans l’épaule de l’étalon.
 
« Félicitations Tino, Thar-en-second du Clan de la Glace. Ton nom est maintenant marqué dans la longue liste des seconds de ton clan. »
 
Griffe d’Abîme le couvrit d’un regard bienveillant. Tino le remercia d’un hochement de tête et d’un sourire. Le léopard reprit :
 
« Allons retrouver Shiki, viens Tara. Cela fait un moment que je ne l’ai pas vu !  »
 
L’étalon se détourna et prit la tête de la petite troupe comprenant Griffe d’Abîme, son apprentie Tara et Odyssée. Le vent soufflait à contre-sens et ébouriffait sa crinière. Ses yeux lui piquaient, ses jambes étaient engourdies, son museau était gelé et il était fatigué. Mais rien de tout cela n’aurait gâché cet instant. Une impression rapide et nouvelle s’empara de lui telle une vague engloutissait la berge et il crut revivre. Comme si durant toutes ces années il n’avait été plus rien, plus rien qu’un cheval perdu. Aujourd’hui, maintenant, il le savait, il était le Second du Clan de la Glace. Tino inspira profondément et ferma les yeux un instant, une pensée pour Tina. « Regarde moi Tina, je suis leur second, es-tu fière de moi ? ». Une brise légère vint lui caresser l’encolure. « Merci. »
 
A mesure qu’il s’approchait du regroupement de chevaux, Tino voyait grandir la silhouette de Shiki. Quand celui-ci fut à porté de voix, Tino lança à la cantonade :
 
« Griffe d’Abîme et son apprentie, Tara, nous font l’honneur d’être présents ! »
 
Tino lança une œillade à son chef avant de reprendre à l’attention des deux léopards géants.
 

« Soyez les bienvenus mes amis. »

[Pourquoi pas ? Ça me dit bien !]

Odyssée se joignit à la joyeuse troupe. Sur leur chemin, les chevaux s'écartaient à reculons, tournant des yeux étonnés, échangeant des murmures interrogateurs. Malgré tout, nulle manifestation de peur ne courut parmi les membres du Clan. De tout temps, les léopards géants avaient été les alliés des chevaux du Nord, et chaque poulain apprenait au berceau qu'il n'avait rien à craindre de ses amis à fourrure. Il était même arrivé, en des périodes reculées, que les jeunes léopards et les poulains joueurs et dégourdis se retrouvent pour partager un moment d'amusement, de détente et de bagarres amicales sous le regard bienveillant des parents.
Peut-être ces temps bénis reviendraient-ils...le lien entre Tharaman et Stelmaria avait resserré l'alliance ancestrale, et de mémoire de cheval, l'amitié entre les différents Thars avait rarement été si intense, leur complétude si parfaite.

Trottinant, danseuse, aux côtés de Tino, la ravissante jument grise lui glissa à l'oreille :

"Avant d'être un vétéran, Griffe d'Abîme a précédé Edelweiss au poste de Thar-en-second. Il sait de quoi il parle...et il fait peu de compliments."

Et, avec un clin d'oeil, la pétulante guerrière piqua un galop fou, zigzaguant entre les spectateurs qui s'écartèrent pour la laisser passer. Elle tournoya ainsi autour d'eux jusqu'à ce qu'ils approchent Shiki et là, ralentit pour considérer son fils avec dans les yeux une fierté sans nom. Qu'il était beau, qu'il était devenu grand, son petit, dressé là-haut à les toiser ! Shiki était au faîte de sa gloire et bientôt de sa puissance, en attendant, se dessinait sous le jeune étalon les traits du Thar qu'il deviendrait bientôt. Un roi.
Et il était là, fièrement campé sur ses jambes gantées de noir, le vent agitant sa longue queue noire et ses crins luisants. Shiki, son fils, son prince. Odyssée freina quand l'étalon vint vers eux, le coeur tout gonflé de fierté et d'amour.

Shiki ne s'y trompa pas. Allongeant le museau, il frôla au passage les naseaux délicats de sa mère, le regard tendre et brillant. Puis, la dépassant au grand trot, il rendit à Tino son clin d'oeil et s'approcha de Griffe d'Abîme et de Tara en rouant l'encolure.
Le vieux guerrier eut droit à des salutations amicales et familières, Shiki lui mordillant l'oreille et se cabrant pour appuyer ses genoux contre les épaules puissantes tandis que la langue râpeuse du félin jouait avec sa crinière. Par jeu, Shiki boxa des antérieurs et fit mine de ruer après Griffe d'Abîme qui se dressa sur ses postérieurs - qu'il était impressionnant ainsi - et fouetta l'air d'une patte veloutée. Derrière lui, presque cachée, Tara ne savait trop où se mettre et Shiki caracola jusqu'à elle.
Griffe d'Abîme prit la parole :

"Voici Tara, ma jeune apprentie. Tara, Shiki est le Thar du Clan de Glace, nos alliés ancestraux. Tu connais cette histoire."

Tara s'inclina bas et Shiki secoua la tête en souriant :

"Non, Tara. Ma mère ne me pardonnerait pas de demeurer immobile devant une si ravissante jeune dame."

Il lança un coup d'oeil à Odyssée, qui leva les yeux au ciel, amusée par le cabotinage de son fils. Shiki enchaîna avec une grimace complice à l'égard de Tino, avant de ployer le genou et d'incliner l'encolure avec un certain sens du décorum et du spectacle. Tara en resta muette de surprise, sous le regard amusé de Griffe d'Abîme.
Sans doute était-ce une chance que les léopards ne puissent rougir !

Avec un ronronnement, Griffe d'Abîme rompit l'instant et s'adressa aux trois chevaux sans en privilégier un :

"J'ai ouï dire à propos d'une épidémie...comment les choses se sont-elles passées pour vous ?"

Elle avait la force et la vitalité pétulante de ses jeunes années, cette mère comblée qui bondissait entre les chevaux amusés. Solitaire jusqu'au bout des crins, indépendante et refusant de se soumettre au plus laxiste des maîtres, Odyssée n'en était pas moins acceptée parmi les membres du Clan de Glace. Combien de fois ils l'avaient vue, pouliche ahanant sous les ordres de Stelmaria, jeune guerrière ciselée par l'entraînement de la Rouge et du chef de l'Ombre ? Combien de fois aux côtés d'Aglow Star, prédécesseur de Shiki au titre de roi des Glaces ? Le récit de leur évasion de l'écurie des hommes courait encore sur la plaine gelée...

Shiki, quant à lui, observait avec inquiétude son vieux compère. Le lieutenant semblait affecté par cette rude fin d'hiver, amaigri, les traits tirés et le pelage piqué. S'il avait été seul ainsi, Shiki aurait accusé l'âge du vieux guerrier, la défaillance généralisée des organismes, mais Tara, pourtant dans la fleur de la jeunesse, présentait aussi piètre mine. Tous deux, au-delà de leur fierté séculaire et féline, ressemblaient à des chasseurs maladroits, mal nourris, à l'image des loups miteux qui rasaient parfois les lisières de forêt dans l'ombre de leurs formidables cousins, les Wolfs.
Avaient-ils tant souffert de la mort de leur Thar ?
Le jeune prince bascula les oreilles en avant, perplexe, élabora une question dans son esprit...et Tino la posa. Si Shiki avait nourri le moindre doute sur le choix de son bras droit, ce simple instant de connivence parfaite l'aurait pulvérisé comme neige dans le vent. Tino, manifestement, en était venu aux mêmes conclusions que son Thar et le regard du jeune gris se fit soucieux devant la mine pincée de Griffe d'Abîme.
Les léopards avaient leur fierté, mais ils avaient également le Pacte et nul n'avait jamais eu honte de s'en réclamer. Que le preux chasseur, rompu à ces relations entre clans, témoin de l'union entre Stelmaria et Tharaman, n'ose en appeler au lien antique et magique entre les deux peuples inquiétait Shiki plus encore que son aspect miteux. Et Tara, dans son dos, qui paraissait se retenir d'intervenir et trembler de le faire...

Shiki croisa le regard de son bras droit et, s'il avait eu l'esprit tranquille, se serait une fois de plus félicité à cette occasion de son choix. Tino et lui réfléchissaient dans le même sens, parvenaient aux mêmes conclusions. Derrière eux, Odyssée percevait le malaise avec un léger temps de retard mais c'est elle, forte de ses talents de diplomate affûtés par les années, qui se faufila entre eux d'une démarche de biche. Affectueusement, elle adressa un coup de tête à Griffe d'Abîme à la façon d'un taureau, le front en avant, et glissa en laissant son corps gris et lustré glisser contre l'épais pelage mouillé :

"S'il est un garant de la fierté et de la dignité de ton peuple, c'est bien toi, vieux Griffe d'Abîme..."

Elle esquiva le coup de patte bon enfant que le félin, faussement offensé, lui adressa et reprit, malicieuse et nostalgique :

"Et du Pacte ! T'en souvient-il, quand vos chatons jouaient avec nos poulains et que Shiki a cru qu'il pourrait grimper aux falaise aussi bien que les jeunes léopards auxquels il se mesurait ?"

Elle pivota vers Tino tandis que Shiki, dans son dos, levait les yeux au ciel, secouait la tête et adressa à Tino un regard désespéré. La reine grise reprit avec cette fois-ci un fond de piquant dans le sourire :

"Les sabots n'agrippent déjà pas bien la glace sur le plat...quand il est retombé sur le sol, que je lui ai expliqué qu'il était fait pour la course et le plat, il m'a répondu tout furibond : "Mais je suis le futur Thar !
- Un petit bout de poulain, tout hérissé et fulminant, avec les jeunes accrochés à la paroi qui se gaussaient de lui au-dessus de sa tête, rit Griffe d'Abîme sous l'oeil agacé du Thar. Furibond de ne pas se faire obéir d'une paroi verticale !"

Shiki soupira de la façon la plus théâtrale qui soit, faussement contrarié mais légèrement mortifié. Odyssée, avec un rire cristallin, revint vers son fils pour lui mordiller affectueusement l'encolure, s'amusant de son irritation :

"Allons, allons, Shiki. Tes sujets te respecteront pour ce que tu es aujourd'hui et ce que tu deviendras. Pas..."

Elle recula d'un pas en riant :

"Pas le poulain tout mouillé et furibard que tu fus."