Une arrivée qui amène une rencontre... [Mélancolie-Siana]

Cela faisait depuis plusieurs jours que Mélancolie trottait sans rien rencontrer sur son chemin. Cette vie l’ennuyait, cette errance également, ses pensées encore plus, mais que pouvait-elle faire ? Elle n’avait pas l’intention de finir sa vie ici, dans cette plaine rase et lugubre, à peine éclairée par les faibles rayons de la lune. Elle était trop forte et trop fière pour cela.

La jument grise ne s’arrêta même pas pour arracher quelques brins d’herbe, elle avait depuis longtemps perdu l’habitude de s’arrêter pour manger. Et malgré qu’elle n’ait pas bu depuis plusieurs jours, n’ayant rencontré aucun point d’eau sur sa route, elle n’avait pas soif.

Elle continua donc imperturbablement de trotter ; elle soulevait à peine ses antérieurs pour ne pas meurtrir davantage ses épaules démolies, et cette démarche étrange la caractérisait si bien que c’est principalement grâce à cela qu’on la reconnaissait, plus encore que sa robe. Ses sabots aplanissaient l’herbe, la martelaient en un bruit sourd, régulier comme le seraient les battements d’un tambour. Autour d’elle, le silence était pesant, comme la plaine semblait infinie, sa monotonie à peine troublée par quelques arbres rachitiques et épars.

Son regard fixait l’horizon, cette ligne lointaine où se confondaient ciel et terre en un brouillard grisâtre et incertain, sans le voir vraiment. En même temps que Mélancolie mâchonnait ses quelques brins d’herbe sans goût, la jeune jument ruminait ces pensées qu’ont tous les marcheurs solitaires, des pensées sans joie, pessimistes, alimentées bien souvent par les souvenirs du passé. Songer à sa vie passée assombrissait davantage son humeur, et faisait ce qu’elle était à ce moment : une jument à l’air maussade qui semblait avoir perdu le moindre goût de la vie.

Il vint un moment, à une heure avancée de la nuit, où l’herbe grandit sensiblement sous les sabots de Mélancolie. Elle ne le remarqua pas tout de suite, trop plongée dans ses pensées. Un froissement léger et régulier, ainsi que l’étrange sensation que quelque chose caressait sans cesse ses jambes, l’alertèrent brusquement. Son regard se baissa alors sur le sol ; un point d’interrogation grandit dans son esprit. Comment se pouvait-il que l’herbe soit soudain si haute ?

Dans l’air frais et silencieux de la nuit, elle entendit soudain des battements d’ailes. La forme sombre d’une chauve-souris passa près d’elle, décrivit une arabesque, puis s’enfuit dans la nuit. C’était la première trace de vie qu’elle voyait depuis plusieurs jours. Un sentiment d’excitation inexplicable l’envahit, elle accéléra jusqu’à galoper, courant tout droit vers… un autre cheval.

Un cheval alezan, qu’elle ne vit qu’à la dernière minute. Elle s’arrêta net. Son excitation fut douché, la surprise la remplaça une fraction de seconde avant que la colère ne prit le dessus. Elle coucha les oreilles en arrière, se campa sur ses pieds et allongea le cou en une posture qui se voulait menaçante. Elle demanda d’une voix la plus agressive possible :

-Que fais-tu ici ?

Il broutait, sans grand envie. Il n'avait pas réellement faim, mais se nourrir était la meilleure façon de passer le temps qu'il avait trouvé.
Ou était Strangeness ? Parti vagabonder comme d'habitude. Il ne se faisait pas de souci ; le petit chat était parfaitement débrouillard et on avait plus a craindre de lui que ce que l'on aurait pu penser. c'était juste qu'il se sentait un peu seul... l'ennui est une chose détestable.

Au bout d'un certain moment cependant, il n'en pu plus. La nuit tombait, Strangeness serait quasi introuvable. Peut être son animal-lié le rejoindrait-il plus tard. Ce farceur le surprendrait encore.
L'étalon aux étranges yeux verts se mit a marcher, lentement mais sûrement, sans savoir réellement ou il allait. Nulle part.
Meilleure remède contre l'ennui : penser. Il se mit a penser a sa mère. Qu'était-elle devenue ? Elle était peut être morte. Ou bien elle errait encore. Peut être irait-il la chercher un jour. Mais quelle en aurait été l'utilité ? Il était dans le Clan de l'Ombre, il était libre, il aimait sa vie. Pourquoi retourner auprès de cette mère qui, peut être pensant son bien, l'avait étouffé, empêché de découvrir le monde ?

Il fut interrompu dans ses pensées par une jument. Une belle jument, avec un physique typique des arabes. Pogo s'apprêtait a la saluer poliment, mais celle ci devint agressive.
L'étalon répondit avec le plus de calme possible.

- Pas grand chose ; j'étais perdu dans mes pensées. Et vous, mademoiselle ?

Il en comprenait pas son agressivité soudaine, aussi décidait-il d'être poli, pour essayer de la "calmer" un peu.

Mélancolie fut désarçonnée par ce ton calme et cet air de pure politesse autant que par la couleur verte étrange de ses yeux, qu’elle venait seulement de remarquer et qui lui plaisaient, bien qu’elle se serait tuée plutôt que de l’avouer. C’était bien la première fois qu’elle voyait ça !

Elle se demanda aussi pourquoi il la vouvoyait, mais ne jugea pas utile de lui dire de la tutoyer. Au contraire, cela lui plaisait bien. C’était également la première fois qu’on la traitait autrement qu’en vulgaire animal, si possible qui ne servait qu’à labourer et à rien d’autre. Elle répondit, le ton à peine moins agressif :

-Moi ? Eh bien, je suis venue ici par hasard…

Elle jeta un regard global à la plaine qui l’entourait, désespérément monotone, puis ajouta :

-Et, si ça ne te dérange pas, j’aimerais savoir le nom de l'endroit où je me trouve...

Elle mit dans cette phrase le plus d’autorité possible, de peur que, comme trop souvent autrefois, l’étalon ne lui réponde pas. Il lui vint à l’esprit d’autres questions qui lui brûlèrent les lèvres, mais qu’elle refoula au fond de sa bouche. Elle ne souhaitait pas effrayer l’inconnu, dont la présence –et cela lui coûtait de se le dire- lui plaisait bien, après tous ces jours de solitude.

Les oreilles dressées, il observa, intrigué, la nouvelle arrivante. Pourquoi être ainsi agressive ? Pogo n'était pas un vrai modèle de gentillesse, mais il était poli et ne devenait pas agressif avant d'avoir mieux jugé la personne. Il ne comprenait vraiment pas le ton de la jument, alors que pourtant, lui était amical. De plus, elle le tutoyait, et Pogo vouvoyait toujours les inconnus.

- Vous vous trouvez a Wild Horses. Sur les Terres de l'Ombre, sur la Plaine Sauvage plus précisément.

Il était curieux. D'ou venait-elle ? Et que lui était-il arrivé pour quelle soit ainsi agressive alors qu'ils e se connaissaient pas ? C'était impossible d'être si peu amical de nature. Ou du moins, il ne pensait pas que ce fut possible.

Il refoula ses questions ; il n'avait pas tellement envie de la rendre encore plus agressive, se contentant de plonger ses yeux verts émeraude dans les siens.

- A qui ai-je l'honneur ?

Mélancolie fut encore plus troublée quand l’étalon planta son regard dans le sien, et en oublia presque la réponse qu’il lui avait faite. Que lui arrivait-il donc ? Etait-ce cette lueur de bonté et de curiosité polie qui brillaient dans ses yeux ? Elle n’avait jamais vu ces deux sentiments dans le regard des paysans qui l’avaient hébergée. Cela éveilla sa curiosité. Y-avait-il donc autre chose que de la noirceur, de la tristesse et de la colère, dans ce monde si décevant ? C’était invraisemblable, et cela l’irrita. Pourquoi les autres auraient-ils le droit d’avoir des pensées positives et une vie « heureuse » et pas elle ? C’était injuste. Le feu de sa colère fut ravivé. Elle se moqua pas mal de ce qu’il pouvait penser d’elle, balaya son trouble et ferma son esprit au charme des yeux de l’inconnu. Elle répliqua :

-On m’appelle Mélancolie. Et toi ?

Voilà la principale question qu’elle voulait poser, et qu’elle venait de poser. Au fond d’elle, ce nom lui importait peu. Cet inconnu n’allait sûrement qu’être qu’un compagnon de passage, un étalon qui, somme toute, resterait à jamais anonyme. Mais c’était la moindre des politesses de le demander.

Mélancolie. C'était un beau nom, doux et agréable. Pogo en vint a se demander pourquoi elle se nommait ainsi. Son propre nom ne voulait pas dire grand chose, mais il lui allait bien.

- Je m'appelle Pogo. Enchanté !

Il lui sourit. Dans la nuit, avec sa robe brun foncé, on le voyait pas très bien. Seuls ses yeux verts semblaient scintiller dans l'obscurité. En revanche, avec sa robe clair, Mélancolie était plus visible.

Lui était doux et rassurant, tandis qu'elle était irritable et agressive. C'était étrange.

Mélancolie trouva que ce nom résonnait étrangement, mais ne lui déplut pas. C’était original. La jument demanda encore :

-Et, dans ces Terres de l’Ombre, y-a-t-il un chef ?

Sans attendre la réponse, et ayant assez d’être immobile, Mélancolie se mit à marcher, de la même démarche qu’elle utilisait au trot, les antérieurs quittant à peine le sol.

Il resta immobile, quelques instants, la regardant se mettre en marche. Cette jument avait une allure relevée, elle semblait presque flotter en l'air. Pogo trouvait cela très beau.

- Bien sûr. Vous vous trouvez sur les Terres de Black.

Il dressa les oreilles, puis se mit enfin en marche, la suivant. Il se demanda si elle souhaitait qu'il la suive.
Elle semblait venir de bien loin, cette jument. Elle ne connaissait rien d'ici, apparemment. Sur Wild Horses, tout le monde connaissait les Clans, et leur chefs, même les êtres les plus solitaires et farouches. Il en conclut qu'elle ne venait pas d'ici. Il était très curieux a ce propos, mais ne posa aucun question, la laissant poser les siennes tout d'abord.

Pogo n'était pas le meilleur modèle de gentillesse ; il aimait se battre, et les bonnes manières n'étaient absolument pas sa tasse de thé. Mais il trouvait cela inhabituel de se trouver devant une jument, si agressive sans le connaître, alors il se comportait bien, la vouvoyait bien qu'elle le tutoie et était très poli dans ses propos.

Mélancolie tourna l’encolure vers Pogo, qui l’avait suivi. Elle le sentit hésitant, et faillit sourire pour l’encourager. Elle se reprit à temps, et regarda de nouveau devant elle, inquiète de ce geste qui avait manqué de lui échapper. Que se passait-il donc ? Depuis qu’elle avait rencontré l’inconnu alezan, elle avait le sentiment que quelque chose se rompait en elle et coulait lentement comme une immense banquise. Quand le regard de Pogo avait plongé dans le sien, une lueur s’était allumée dans son esprit et avait un peu dissipé les noirceurs de ses pensées. Comme si son esprit avait voyagé en même que temps que son corps, mais dans un monde parallèle, où il avait à ce moment touché la frontière entre le bonheur et le pessimisme. En un mot comme en cent, elle avait l’impression que quelque chose changeait en elle, et ce n’était pas sans lui déplaire. Elle voulait garder son indépendance.

Mélancolie s’interrogea ensuite sur ce Black, dont le nom seul la laissait rêveuse. A quoi pouvait-il ressembler ? Vivait-il aussi dans cette plaine désolée ? Mais elle paraissait assez vide en dépit de sa taille. Fallait-il de nouveau interroger Pogo ? Non. Elle en avait assez appris, et à présent cela la lassait. Elle allait reprendre sa vie de solitaire, elle se résolut déjà à oublier le sentiment étrange qu’elle avait eu et surtout, l’alezan. Mais comment allait-elle le congédier ?

Il la suivit, toujours songeur.
Il était très indépendant, très solitaire, très libre ; résultat de son enfance passée, dans les bras de sa mère, caché au monde. Il en avait eu assez ; il s'était échappé, maintenant il était heureux !
Il avait intégré le clan de l'Ombre, parce que là, il était libre ! Il ,pouvait avoir son indépendance, sa solitude. Mais il pouvait avoir de la compagnie s'il en souhaitait.
Lui aussi avait voulu garder son indépendance. Il avait réussi a se faire une vie en la gardant.

Il s'interrogeait toujours sur cette petite jument, mais ne disait plus rien. Elle était pas très bavarde, et semblait curieuse mais réservée.

Ils cheminèrent ainsi un long moment, l’alezan et la jument grise. Celle-ci replongea bientôt dans ses souvenirs, oubliant volontairement la présence de l’autre qui la suivait. Mais il la gênait, elle s’en rendit rapidement compte. C’était comme s’il parasitait ses pensées et, agacée, elle finit par se tourner vers lui après une nouvelle et vaine tentative pour faire comme s’il n’existait pas :

-Bon, écoute, c’était gentil d’être là, mais à présent je vais partir. Tu n’es plus obligé de me suivre.

Mais la curiosité la fit regretter ses paroles. Elle aurait bien voulu savoir ce qu’il faisait ici, et encore plus s’il y avait d’autres chevaux dans le coin. Mais ses questions ne pouvaient plus coïncider avec sa déclaration, c’était trop tard. En même temps, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire, de savoir tout ça ? Elle venait de dire qu'elle partait...

Il dressa les oreilles. Lui qui s'était demandé s'il la dérangeait, il avait sa réponse.

- Oh, je suis désolé, je ne voulais pas te déranger...

Il s'apprêtait a faire demi tour , sa curiosité un peu déçue. Mais il ne lui en voulait pas, a sa place Pogo n'aurait pas du tout hésité a faire la même chose.

Il se mit en marche. Il jeta un nouveau coup d'oeil a la jument. Dommage.
Il irait tout d'abord chercher Strangeness, qui ne devait pas être bien loin. Ils iraient faire une balade de nuit, tous les deux comme ils aimaient, et puis Pogo irait dormir, pendant que Strangeness irait vaquer a ses occupations (on se demandait lesquelles...). Pas très excitant en fait, comme programme, il aurait préféré rester avec la grise et en apprendre plus sur elle, mais loin de lui l'idée de la déranger.

Mélancolie continua de marcher puis de trotter pendant un moment, faisant comme si elle n’avait pas entendu la réponse de Pogo. Mais, quelque chose, au fond d’elle-même, lui priait de faire demi-tour. C’était la partie encore vivante de son âme, la flamme qu’avait allumée le regard de Pogo et qui désormais vacillait et se tordait comme pour attirer son attention. Elle aussi parasitait ses pensées, mais cela n’irrita pas Mélancolie. Pendant un instant, cette flamme éclaira entièrement son âme, chassant tout son passé en l’espace de quelques secondes, et la jument, cédant enfin, elle se retourna.

Pogo, éclairé par les lueurs naissantes de l’aurore, paraissait une ombre qui se confondait encore avec l’horizon mais, mouvante, était reconnaissable même de loin. Il s’éloignait d’un pas lent et régulier, d’autant qu’elle pouvait en juger. Il ne serait pas difficile de le rattraper, et elle prit sa décision sans plus réfléchir.

Elle galopa comme elle n’avait jamais galopé de toute sa vie, ne pouvant utiliser une allure rasante comme elle le faisait pour le pas et le trot à moins de vouloir tomber en avant. Mais ses épaules lui importaient peu. Elles lui brûlèrent, la douleur de ses cicatrices fut ravivée, à chaque fois plus forte lorsque qu’elle levait ses antérieurs, mais la jument l’éprouvait avec une sorte de joie sauvage.

Dans ce galop effréné, et pour la première fois de sa vie, Mélancolie ne pensa plus à rien. Elle goûta la morsure du vent glacé qui sifflait à ses oreilles avec un plaisir jamais éprouvé, elle fendit l’air comme une flèche en piétinant l’herbe avec des bruits sourds qu’elle n’entendait même pas, cette même herbe qui la fouettait avec une violence très différente de la caresse qu’elle lui avait faite à son arrivée dans la plaine. Ses membres déliés bougeaient avec une telle rapidité et d’une manière si mécanique, qu’on ne voyait qu’une perturbation confuse de l’air, des éclairs gris et flous. Ses crins volaient et s’emmêlaient plus qu’ils ne l’étaient déjà ; sa crinière semblait une rangée de serpents albinos et mouvants, sifflant et crachant autant que le vent qui les emportait ; quant à sa queue, c’était une bannière, qui claquait contre ses jarrets, ou plutôt contre sa hampe, et s’enroulait autour pour se défaire aussitôt, voler un instant, et recommencer son manège.

Mélancolie accéléra encore, ressentant un bonheur nouveau dans cette sensation de rapidité ; elle se croyait invincible, et capable de tous les défis. On aurait dit une comète grise, scintillante par le feu intérieur qui la consumait ; on l’aurait cru grande, en cet instant.

Cette première approche du bonheur fut si vive que la jument grise faillit ne pas s’arrêter lorsqu’elle fut suffisamment proche de l’alezan. Elle s’arrêta brusquement, mais glissa, et manqua de tomber contre Pogo. Ses flancs se soulevaient et s’abaissaient avec rapidité ; elle se rendit soudainement compte qu’elle était haletante. Ses épaules lui brûlaient plus fort que jamais mais, même si elle souffrit davantage que lors de son galop effréné, elle ne regrettait pas ce court moment de bonheur.

-J’ai changé d’avis, dit-elle. Je veux bien rester un temps avec toi, si ça ne te dérange pas.

Il marchait, d'un pas lent, traînant, les sabots remuant le sable. Un pas, un autre. Il clignait des yeux, il inspirait, il expirait, en même temps que de gonfler le ventre et de le rentrer. Et il sentait son coeur qui battait...
Il aimait bien sentir tout son être, concentrer chacun de ses pas, entendre chaque battement de son coeur, vivre chaque respiration. Il se sentait vivant.

Il fut sorti de sa torpeur par Mélancolie qui déboulait en plein galop devant lui. Il s'arrêta et la regarda sans cacher sa surprise.

- Bien sûr que cela ne me dérange pas !

Une fois remis de son étonnement, il lui sourit. Il appréciait la compagnie de cette jument. Il se demandait juste ce qui l'avait soudainement fait changer d'avis.

Mélancolie rendit son sourire, puis recommença à marcher en l’invitant à la suivre, posant d’autant plus délicatement ses antérieurs sur le sol que ses épaules la faisaient toujours souffrir, une douleur qui diminua à mesure qu’elle avançait, jusqu’à se taire tout à fait.

Pendant le moment de silence qui suivit, son euphorie eut le temps de passer, la lumière de s’éteindre, et elle de reprendre contenance. Elle redevint elle-même, peut-être moins agressive, mais aussi sombre. C’était comme d’enfiler un vieux manteau qu’on avait l’habitude de porter après en avoir essayé un neuf pendant un court instant. Elle se décida, puisqu’elle avait changé d’avis sur un coup de tête, à poser ses questions. Elle choisit néanmoins de les poser les unes après les autres, à la manière d’un interrogatoire, une manière assez brute pour obtenir le plus d’informations possibles en un minimum de temps.

-Dans ces terres de l’Ombre, qu’y-a-t-il d’autres comme chevaux ?

Il dressa les oreilles, réfléchissant a sa réponse. Il y avait beaucoup de chevaux dans l'Ombre, il ne pouvait tous les citer. D'ailleurs, il n'était même pas sûr de tous les connaître.

- Oh, il y en a beaucoup ! Tous les chevaux du Clan de l'Ombre, et puis, des solitaires qui passent par là, peut être.

Il marchait toujours quand il sentit quelque chose sauter sur son dos. Surpris, il fit un bond, mais ne tarda pas a s'apercevoir qu'il s'agissait de Strangeness. Il regarda ses yeux orangés qui le fixaient.
Il en revint a Mélancolie tandis que le chat s'allongeait confortablement sur le dos de l'étalon.

Mélancolie resta dubitative quant à la réponse de Pogo, elle aurait aimé connaître quelques noms. Mais elle ne put davantage réfléchir… un gros chat venait surgir d’on ne sait où pour sauter sur le dos de l’étalon ! Elle ne put retenir un sursaut de stupeur et fit un pas en arrière, avant de rire nerveusement. Qu’elle était bête d’avoir peur d’un simple chat…

Cela n’arrangeait rien à la multitude de questions qu’elle voulait poser, au contraire. Elle demanda, ne cherchant pas à contenir le flot de questions :

-Qui est ce chat ? Il est à toi ? D’où sort-il ? Et…

Mais elle s’arrêta net, se disant qu’elle en avait posé suffisamment pour le moment.

Strangeness pouffa.

- A lui ? Oh, mais je ne suis pas a lui !

Il eut un sourire mystérieux.

- Je ne viens de nulle part. Je ne suis rien.

Il ne changerai donc jamais ! Taquiner et faire tourner en bourrique, c'était décidément tout ce qu'il aimait faire. Pogo le savait mieux que personne.
L'étalon soupira et dit a Mélancolie, en souriant :

- Ne l'écoute pas. Il s'appelle Strangeness, et c'est mon compagnon.

Il se demanda si elle avait un animal-lié. Probablement pas. Il y avait tant de choses que Pogo ne comprenait pas ou voulait savoir a son sujet !

Mélancolie fut d’abord médusée quand le chat parla, et le fut davantage quand il sortit une phrase digne du célèbre Sphinx, auquel il pouvait aisément s’apparenter en cet instant, ainsi allongé sur le dos de l’étalon. Elle sourit à son tour, un peu plus satisfaite de la réponse fournie par l'étalon. Strangeness semblait être un curieux bonhomme…

Avec tout ça, elle ne parvenait même plus à avoir l’air sombre qu’elle arborait avant. Cela la perturba suffisamment pour qu’elle en perde son sourire. De surcroît, elle se rendit soudain compte qu’elle n’avait pas dit grand-chose à son sujet et que, même si elle n’avait ni l’envie ni quoi que ce soit à dire sur elle, l’autre devait avoir autant de questions sur elle qu’elle sur lui. Elle en fut assez gênée, et détourna la tête de Strangeness, sans trouver quoi que ce soit à dire.

Le silence était pesant, trop pesant. Strangeness se lavait, l'air de rien, toujours tranquillement installée sur le dos de l'étalon aux yeux verts. Pogo, lui, hésitait toujours, mais n'hésita pas longtemps.
Mélancolie lui avait posé pas mal de questions... il y avait toujours répondu honnêtement, calmement et poliment. Pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas dans l'autre sens ?

- Dites-moi, Mélancolie, vous venez de loin ?

Mélancolie n’y tint plus, et lui dit :

-Tu peux me tutoyer, tu sais. Pas la peine d’être aussi cérémonieux.

Et il était vrai que cela commençait à la mettre mal à l’aise. Elle continua ensuite en disant en toute simplicité :

-Effectivement, je viens de très loin, et je serai bien incapable de vous dire où je vivais avant de venir ici…

Elle se tut alors, goûtant de nouveau cette sorte d’inquiétude sombre qui ravageait son esprit lorsqu’elle pensait à son passé. Elle n’avait soudain plus envie d’en parler.

Pogo en resta intrigué.

- Des terres lointaines... marmonna Strangeness.
- J'en ai vu, des terres lointaines, dit Pogo. Ou du moins... je pense.

Pogo avait vu le désert, la mer, les terres des Hommes... il avait vu beaucoup de choses. Quant a Strangeness, il était né bien loin d'ici, personne ne sait ou exactement. Pogo avait eu des récits de son histoire, mais jamais il n'avait pu en connaître l'entièreté ; il était pourtant celui a savoir le plus de choses sur le chat.

Mélancolie fut intriguée par ce que dit Pogo.

-Tu as voyagé ? demanda-t-elle. Où es-tu allé ? Et, au fait, d’où viens-tu, toi ?

Encore une fois, elle venait de poser beaucoup de questions, mais que pouvait-elle faire d’autre ? Il fallait bien qu’elle en apprenne plus sur l’étalon, s’ils voulaient vivre ensemble pendant un moment.

Devant elle, le soleil achevait de se lever, et dardait ses premiers rayons qui teignaient de sang la plaine. C’était un spectacle d’ordinaire assez spectaculaire mais, par ses errances, qui avait fini par la laisser indifférente.

Strangeness avait souvent dit qu'il aurai bien aimé que Pogo l'attende pour son grand voyage (ils ne se connaissaient pas a l'époque), qu'il en avait marre de rester toujours au même endroit. Pogo savait, cependant, que ce n'était que pour jouer les sarcastiques et qu'en réalité, le chat se plaisait très bien la ou il était.
Pogo répondit gentiment :

- Je suis né ici, et je vis toujours ici. Mais je suis parti, durant une année, découvrir le monde ; j'étais jeune et piqué par la curiosité. j'ai vu des déserts, des océans, des forêts gigantesques et des étendues de plaines. J'ai vu les Terres des Hommes aussi, j'ai vite compris qu'il ne valait mieux pas s'approcher d'eux car j'ai failli me faire attraper le plusieurs fois. Au bout du compte, après avoir vu tout cela, j'ai compris que j'étais très bien là ou je suis né, a Wild Horses.

Strangeness avait écouté le récit avec attention, malgré que Pogo lui eut souvent parlé de son voyage. Les hommes attrapaient, enfermaient, dressaient et montaient les chevaux, mais ils ne gardaient les chats que comme simples animaux de compagnie. Ce n'était pas difficile pour un chat de s'échapper.

Mélancolie ferma les yeux pendant le récit de Pogo. Elle voyait défiler son passé une fois de plus, et à mesure que l’étalon énonçait ce qu’il avait vu, les images de paysages familiers apparaissaient dans son esprit. Quand il parla des Hommes, elle ne le comprit que trop bien, au point qu’elle abandonna sa promesse de ne jamais parler de son passé pour dire aussitôt qu’il avait terminé :

-Tu as raison. Je… Enfin je ne rentrerai pas dans les détails, mais j’ai vécu dans le milieu des Hommes. Ils sont cruels envers les animaux, peu importe ce qu’ils sont, ils n’en laissent aucun en liberté et exploitent ceux qui peuvent être exploités. Comme les chevaux, par exemple. (Elle regarda Strangeness.) Et, je ne sais pas si toi aussi tu as vécu un temps chez les humains, mais ils savent comment briser l’âme des chats pour qu’ils les obéissent, ou plutôt pour les obliger à rester près d’eux. Tu serais malheureux chez eux.

Elle arrêta là sa tirade, ayant peur de trop imposer son opinion et d’ennuyer l’étalon et son compagnon.

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