Promesse [PV-Black]

Pendant un éblouissant instant, nous partageâmes la conscience de nos corps avec une intensité qui dépassait toutes les unions que j'avais connues.
Fitz – L’Assassin Royal

L’aube se levait, là-bas dans les nuées, l’ombre se délitait doucement comme elle s’enfuyait de leurs vies. Je t’aime, disait chacun des gestes de Black, je t’aime et je suis fou de toi, je t’aime, je t’adore, je te suis dévoué, esclave et prédateur à la fois. Je t’aime, disaient ses yeux et ses allures, disait tout, tout de lui et des secrets. Le soleil perça soudain la couche de nuage et, par la trouée, ses rayons vinrent caresser les robes des amants. Black s’approchait d’elle, doucement, danseur, sa crinière agitée par le vent du matin, ses yeux noirs ne quittant pas son nouveau rêve. Doucement il posa ses naseaux contre les siens, à nouveau, doucement mêla ses iris noirs aux prunelles sombres de son aimée, et doucement prononça ces mots :

« Reste. Là, avec moi, dans la lumière de l’aube comme dans l’ombre de la nuit. »

Puis laissa glisser ses naseaux et s’enfuit derechef, avant de la laisser le poursuivre. Oui, qu’elle sache tout de lui, elle, la belle, son amour. Devant elle il se livrerait sans honte, au grand jour de leur amour, sans crainte d’être jugé ni blessé, sans crainte de se voir repoussé. Une épaule et un amour, tendresse et complicité, tout ce qu’il n’avait pas connu avec Magie Noire…quelle ivresse d’être aimé pour ce qu’il était ! Elle le prenait comme il venait, avec ou sans ses défauts, avec son histoire, ses vieux démons, ses forces et ses terribles faiblesses. Elle l’aimait d’un amour vrai, et il avait confiance en elle. Il l’aimait et la désirait, il la respectait. Elle n’était pas qu’un simple corps à ses yeux, il y avait tellement plus que cela, l’intime conscience de sa présence, l’attirance magnétique qu’elle exerçait sur lui, lui le loup solitaire. Navigateur au long cours, il arrivait enfin au port et remettait pied à terre, reprenait pied pour la première fois de sa chaotique existence. Elle le portait et le porterait, et il se sentait plus grand, plus fort à ses côtés.

Oh, ils auraient leurs orages, leurs souffrances, leurs heurts, dans ces moments où la violence côtoie l’amour, et puis ces abandons, confidences à la lumière des étoiles. Ils ressentiraient parfois la douleur, mais l’amour brillait comme un phare et eux deux, papillons ingénus, brûlaient d’y aborder au risque d’y laisser leurs ailes. Et puis, qu’y avait-il de plus beau que de chuter par amour ? Black sentit le nez de la jument glisser sur sa joue et sourit, goûtant ce tendre contact. Puis la peau souple de Sorrow flirta avec la ligne de son flanc, ses hanches, et ses reins, et les muscles de l’étalon se tendirent tandis qu’un autre feu parcourait ces mêmes reins. Mais il ne broncha pas, réfrénant son désir, endurant la douce tyrannie de sa caresse. Puis elle s’enfuit, et il la poursuivit, l’œil alerte, les naseaux ouverts. Si elle était la biche effarouchée, il était le loup, mais si elle était la chasseresse, il n’était que l’animal aveuglé se jetant entre ses griffes, et les deux rôles étaient aussi glorieux. Quand il l’eut rattrapée il prit le temps de la provoquer gentiment, promenant ses naseaux ici et là, osant des caresses plus osées, avec de petits hennissements sourds. Puis, une nouvelle fois, il posa un antérieur sur son dos, l’enfourcha l’espace d’une seconde, et d’un seul geste fluide se laissa glisser, partant au galop, s’arrêtant, l’invitant à le poursuivre.
Tu me veux ? Attrape moi !

Elle savait que les mots seraient inutiles pour lui répondre, elle se doutait bien qu'il aurait la certitude de ses pensées rien qu'en croisant son regard. Mais il lui était tellement bon d'entendre la voix de son amant au milieu de la plaine, cette voix chérie qui venait baigner ses oreilles embaumant son esprit, y instillant mille promesse, et, surtout, y instillant le plus fort des sentiments. C'était de l'amour, à l'état brut, un amour qui ne demandait qu'à être dispensé, qu'à être répendu pour courir, pour galoper toutes les terres, pour découvrir, pour clamer le bonheur qui s'emparait du coeur des amants. Sentiment ivre et immortel, qui pulsait du désir de se faire connaître, qui avait ce besoin d'en savoir les amants submergés. Eux, ces deux équidés qui se dévisageaient, sensuels et alertes, les yeux plongés au fond de l'autre, pour pénétrer ses rêves, ses souvenirs et ses craintes. Tout devenait beau, mais plus rien n'était; sinon lui, le Maître de l'Ombre, lui, Black; et elle, celle qui s'était avouée danseuse l'espace d'une nuit, et qui réhitérait l'aveu, elle, Sorrow Life. Qu'existait-il d'autre, sinon leur amour, sinon le feu de joie qui brillait entre eux, allumant toutes les lumières du monde, ou, du moins, les valant toutes. Rien n'importait plus, sinon le fait qu'ils s'aimaient et qu'ils étaient là, l'un en face de l'autre, l'un à dépendre de l'autre. Et elle savait, le nymphe blanche, elle savait qu'à partir de ce jour, il serait son âme, son moteur. Oui, elle avait confiance, et elle le lui dirait, quand ils traverseraient des moments de doute, des moments de heurts.

"Je resterai, toujours. Et j'irai, partout où tu iras."

Mille et une caresses qui lui arrachaient des frissons, caresses qu'elle rendait, promenant ses naseaux de velours un peu partout sur le corps fort de l'étalon, audacieuse et malicieuse. Et quand il partit, prenant une allure relevée; elle le suivit, usant de sa longue foulée. Il voulait être proie, elle serait chaseresse. Alors, elle le suivit, avant de le ratrapper, lui mordillant la base de l'encolure malicieusement, avant de repartir, plus vite.

Je te promets la clé des secrets de mon âme
Je te promets la vie de mes rires et mes larmes
Je te promets le feu à la place des armes
Plus jamais des adieux rien que des au-revoir

Je te Promets - Johnny Hallyday

Il la fuyait alors que tout son corps lui disait de se retourner, et de revenir vers elle, de ne pas laisser fuir l'étoile filante tant attendue, tant espérée, au fil des nuits d'encre. Nuits sans sommeil où ses yeux s'égaraient dans l'infini du ciel, nuits sans sommeil où le seul astre n'était plus qu'un souvenir, doux souvenir, souvenir chéri, mais révolu à jamais. Magie Noire, son odeur, ses lignes courbes et son regard brillant, Magie Noire perdue dans l'ombre d'un ailleurs et d'un futur où il n'avait pas sa place, et ne la reconquerrait jamais, l'avait si souvent hanté. Si souvent, sa silhouette d'ombre et son être lumineux avaient remplacé les étoiles dans un ciel où nulle ne semblait briller plus vivement que la plus sombre d'entre elles, la plus belle et la plus aimée. Si vive qu'elle en éclipsait toutes les autres étoiles, si vive qu'il en oubliait qu'elle n'était pas la seule à peupler le ciel. Si vive qu'elle l'avait aveuglé des années durant, avant qu'enfin il ne fasse son deuil d'une histoire qui n'avait jamais été qu'une belle histoire, mais ponctuée de larmes autant que de bonheurs. Des années, avant de se souvenir que le ciel brille de mille feux et non d'un seul.

Il ne la laisserait pas s'enfuir dans l'aube, ou au crépuscule. Elle était comme sa dernière chance, l'ultime prise à laquelle se raccroche un alpiniste qui se croyait perdu, l'île providentielle au coeur d'un océan. Leur histoire constituait simplement une revanche sur le destin, un pied de nez au douloureux passé, et un autre futur en devenir. Une bien belle promesse, pour compenser toutes celles que la vie ne leur avait pas tenu. Elle le poursuivit tandis qu'il galopait, crinière au vent, regard vif. Mais pour la première fois de sa vie, il ne galopait pas pour lui, et pour se repaître de sa force, de sa puissance, oublier le monde alentours dans le tourbillon de la vitesse et plonger à coeur perdu dans un maelström de sensations. Ce n'était plus pour le plaisir de l'action, mais pour celui de cette complicité étrange qu'il se donnait, faussement farouche, rejetant sa tête de côté quand elle le mordilla affectueusement en le dépassant. A son tour, il se lança à sa poursuite et soudain, le rythme s'accéléra.

Oreilles pointées vers elle, crinière flottant en longs brins fous sur son encolure tendue, il s'était jeté tout entier dans le mouvement, accélérant irrésistiblement son allure à chaque foulée, aspiré par la vitesse autant que par le sillage de sa muse. Le jeu complice prenant des allures de folle galopade, il cessa de réfléchir et fila. Droit devant lui, droit derrière elle, jusqu'à la rattraper, et la doubler, coupant sa route et revenant vers elle. Il tourna autour d'elle, frôla une fois de plus son pelage satiné, puis se tint à ses côtés. Immobile, son poitrail se gonflant au rythme de sa respiration, regard tourné vers l'horizon et l'est, qui pâlissait. Ils avaient passé une nuit entière à se poursuivre, une nuit entière à nouer durablement ce lien qu'ils se sentaient l'un et l'autre, une nuit entière, rien qu'eux deux. Et c'était une aube nouvelle à tous points de vue qui s'annonçait par un trait d'or à l'horizon.

Silencieux, car tout avait été dit sans être prononcé, Black se rapprocha un peu d'elle, et posa sa tête, son menton fin, sur l'encolure et la nuque de Sorrow Life, le regard toujours tourné vers l'aurore. Que dire, que faire? Deux mots suffisaient, deux mots suffiraient à illuminer cette aube avant même que le soleil n'ait pu faire son apparition, deux mots, pour éclipser l'astre le plus rayonnant de mémoire de cheval.

"Je t'aime."

Ange noir de ma vie
Je t'aimerai
Au plus secret des nuits
D'un seul regard
Tu as mis le feu à ma vie

La Volupté-Notre Dame de Paris

Il y avait eu, pour elle comme pour tous les autres, les mois difficiles, les longs mois qu'on confondrait presque avec ceux de l'hiver, ou la seule compagnie devenait la solitude, et ou les ombres devenaient nos semblables. Longtemps, la jument grise avait cessé de croire aux beautés de la vie, elle avait comme renoncé à être, à exister. A cette époque, il lui avait semblé plus simple de se morfondre sur son histoire finie, que d'essayer de relever la tête et de se battre. Elle s'était enfermée dans son passé et dans ses souvenirs, se soûlant de danses brûlantes et de regards amoureux, oubliant alors tout. Pourtant, une rencontre avait fait changer le cours nostalgique de ses pensées. En un simple regard, il avait mis le feu à sa vie, instillant en elle les plaisirs du défi retrouvé, l'arrogance joueuse des grands, et cette force muette d'aller, sans avoir peur de chuter ou de glisser. Il lui avait rendu ses attributs, la libérant d'une prison devenue trop étroite et froide. Ensuite, il y avait eu la course et la danse, jeux ou arts qui l'avaient consummée, lui offrant la possibilité de se dévoiler sous ses traits de jument, tout en gardant son visage fermé et sauvage, presque blessé. Pourtant, les traits étaient encore purs, et on devinait qu'une moindre chose lui rendrait son sourire. L'hiver de son coeur avait fini, emporté par l'animal de Ténèbres, emporté par ses yeux plein de feux et de force, plein de passion et de douceur.

De nouveau libre, plus aucune chaîne ne la retenait, plus aucun obstacle ne se dressait devant elle, juste la promesse de langoureuses années à partager avec lui, avec celui qui avait mis le feu à sa vie. Son parfum si suave venait la percuter, alors qu'à sa suite elle s'échappait, narguant le Monde de leur puissance et de leur entente. Comme les fléaux de l'Enfer, ils allaient, plus terribles que n'importe quel mal, plus doux et passionnés que n'importe qui d'autre. Et que le reste du Monde soit jaloux, si de les voir heureux les dérengeait tant, qu'ils s'attirent les foudres de l'Univers entier; elle était, tout au fond de son coeur, persuadée que jamais ils n'auraient à craindre quoique ce soit, tellement leur amour était fort. Sorrow Life s'enivrait des getses amples de son compagnon, alors qu'elle laissait courir ses dents sur son encolure d'ébène. Et elle partit, ou plutôt, le feinta. Portée par ses membres noueux, elle s'en allait, pourtant sûre de la présence de son compagnon derrière elle.

Mais déjà, la nuit fuyait, enmenant avec elle les étoiles et les ombres, pour laisser place aux filaments d'or de l'âstre. Paysage à couper le souffle, bientôt, Black la doubla, l'arrêtant. Un instant, elle laissa couler son regard sombre et suave sur son corps mâle, folle de voir sa peau si douce et lisse, folle de le voir lui, cette lumière habillée de Ténèbres. Qu'elle l'aimait! Frissonse, encore et encore, ils couraient sur son corps, électrisant son échine, et embrasant son être. Un long soupir s'échappa d'elle quand Black posa sa tête sur son encolure. Soupir de délectation, soupir amoureux qui en disait bien long. Une promesse, ils le savaient... Touchée en plein coeur par les mots de l'étalon noir, son regard s'alluma d'une ardeur nouvelle, et, en un murmure éthéré, elle répondit, écho à une promesse:

"Je t'aime, Black."

Je suis sur un piédestal de cristal et j’ai peur un jour de tomber
Sans avoir personne à mes côtés
Mais si tu viens, viens avec moi, je sais qu’il y aura
Quelqu’un qui marchera près de moi, qui m’aidera,
Comprendra mon désarroi.

Michel Polnareff – Tout pour ma chérie

Elle était comme la clé qui le libérait, enfin, de ses chaînes si longtemps supportées. Elle était simplement une déesse venue le guider, lui, perdu, lui, si hagard, vers une nouvelle lumière. Elle le précédait sur un chemin qui allait s’éclaircissant, et lui la suivait en toute confiance, dans une foi aveugle malgré la clarté qui revenait, posant ses sabots dans ses traces, jusqu’à la rejoindre, doucement, pour marcher à ses côtés. Il l’avait vue forte et invincible, comme une grande dame que jamais il n’atteindrait. Désormais il découvrait sa fragilité, il percevait ses émotions, et elle n’en devenait que plus irremplaçable à ses yeux. Il en avait besoin, besoin d’elle comme on a besoin d’oxygène, un besoin impérieux et délicieusement tyrannique de la savoir en vie et en bonne santé, le désir ardent d’être près d’elle et de l’accompagner, peut-être la protéger ou simplement la soutenir, et être soutenu à son tour s’il trébuchait.

Il avait affronté seul tant de batailles…seul, ou avec Magie Noire, mais cela revenait à la solitude car, s’il l’avait aimé, elle l’écartait de lui en le plaçant sur un piédestal et en en attendant trop de lui. Elle avait prétendu le modeler pour qu’il ressemble aux princes de ses rêves, et lui, il le réalisait maintenant, l’avait suivi sans jamais la réprimander, sans jamais faire ce qui pourtant aurait sauvé d’elle-même son ancienne compagne. Aujourd’hui elle avait disparu et il vivait encore ; aujourd’hui son ombre n’avait plus à le parer de chaînes qu’il avait tant supporté. Il l’avait aimée, à la folie, il ne renierait jamais cet amour, immense et peut-être même bien trop violent pour elle, il ne renierait pas ce qu’elle lui avait fait vivre et ces moments de bonheur ou de peine. Mais désormais, il avait fait les comptes, il s’était arrêté sur le chemin, s’était retourné pour contempler sans aucune agressivité, sans aucune méchanceté ni aucun regret, ce jeune étalon. Noir et pataud encore, si inexpérimenté en amour, cet écorché vif et hypersensible qui se connaissait trop mal dans les relations sociales pour savoir qu’il était excessif. Il s’était jugé sans œillères mais sans aménité, sans s’accabler ni se chercher d’excuses, et il avait accepté ses erreurs et ce qu’il en avait retiré. Ce passé était révolu, jamais il ne le revivrait ni ne le changerait, mais il ne devait plus le hanter. Il avait simplement dit adieu à Magie Noire, à cette ombre qui, comme une muse sur un piédestal, semblait veiller sur lui et l’étouffait, dit adieu à celui qu’il avait été et ne serait plus. Et, libéré du poids d’antan, il avait pu se redresser et quitter ce cercle vicieux qu’il arpentait jusqu’alors sans s’en apercevoir, pour aller, enfin, vers l’avenir et un temps linéaire.

Mais pas seul, car elle était à ses côtés, elle qui l’entraînait vers l’avant et lui interdisait désormais de laisser tomber. Elle qui le regardait maintenant avec des yeux si brillants que le grand mâle en frissonna de bonheur, qui lui parlait. Qui répétait ses mots comme une évidence. Une évidence qui s’était imposée à eux deux presque au même moment. Non, ils ne badinaient, et pour la seconde fois de sa vie, l’étalon noir se trouvait face à une jument qui lui semblait incarner l’essence même de la féminité. Toute la grâce de ces jeunes beautés sur lesquelles il se retournait parfois, toutes l’intelligence ou la vivacité de juments plus expérimentées, tout ce qui enfin lui plaisait et le séduisait chez une femelle, lui, le coureur de jupons, il le retrouvait dans les yeux de Sorrow Life. Black aimait les juments, leur grâce, leurs allures, mais c’était désormais elle et elle seule qu’il aimait, elle qui à ses yeux incarnait l’ensemble de cette fascinante gent féminine, l’essence même de leur charme, la combinaison de tout ce qui le séduisait chez une jument, et cristallisait tous ses propres sentiments en un seul, offert à elle seule. Plus qu’elle, rien qu’elle, désormais ; son amour, et sa seule amante, sa seule compagne, la seule qui l’émouvait comme un poulain à peine pubère, et la seule auprès de laquelle il se sentait gauche et à la fois terriblement fort. Les yeux de l’étalon noir se teintèrent d’une tendresse nouvelle, mêlée à l’ardeur coutumière de ses prunelles et à l’émotion, quand il soupira dans sa crinière, concluant sa promesse :

« Pour toujours. »

D'hier, elle aurait le souvenir de leur rencontre, d'aujourd'hui, le souvenir de leur premier matin, et de demain, le rêve d'une promesse. Une nouvelle liberté s'écrivait en elle, plus douce et plus belle encore que celle gravée dans le coeur des Solitaires. Avec plaisir, Sorrow Life se promenait sur le cours de leur rencontre, savourant déjà chaque seconde qui n'avait fait que les lier davantages. Comme le son cristallin du vent sur les stalactites, la mélodie du vent sur les herbes emplissait ses oreilles, distillant en elle une onde paisible et calme, qui l'entraînait peu à peu vers la sensualité.
Aujourd'hui, alors qu'elle se trouvait au côté de Black, à dominer la Plaine de toute sa hauteur, de tout son amour débordant, elle sentait enfin qu'on l'aimait pour ce qu'elle était, et non dans l'espoir de la voir rentrer dans un moule. C'était un grand changement, un tournent, en fin de compte. Comme la première page d'un nouveau livre, toute blanche et vierge, immaculée. Avec l'ouverture de ce futur, il y avait eu le craquement de la colle séchée, comme le premier cri du nourisson. La déchirure entre son passé, le souvenir de son ancien compagnon, et le torrent de sentiments qu'elle redécouvrait enfin. Ils avaient quelque chose de différents: ils étaient plus extrêmes. Toute sa vie, elle avait couru après l'intensité de chaque sensation, de chaque geste, de chaque mot; demeurant souvent incomprise. Même sa mère l'avait, en quelque sorte, repoussée, quand elle avait décidé de partir avec son ancien compagnon. Après, elle avait douté, elle avait presque cru au destin tout tracé, dans lequel elle ne s'était vue plus que comme une marionnette, un pantin désarticulé qui ne faisait que subir les aléas de la vie, chutant sans cesse, pour se relever, blessé mais plus fort. Maintenant, le pantin de bois avait retrouvé sa chaire, et il s'était muté sous les traits d'une grande et fine jument blanche aux truitures acajou.

Avait-elle trop aimé, trop rapidement, peut-être...? S'était-elle voilée la face, refusant de croire qu'il était possible que son compagnon ne l'aimait pas autant qu'elle l'aimait? Sorrow Life savait pertinament, son histoire finie, qu'elle s'était sans doute illusionnée, lisant des promesses la ou en fait il n'y avait que quelques traces d'envies. Elle avait grandi au milieu d'amis, apprenant le combat alors qu'elle jouait, apprenant les gestes et la sensualité alors qu'elle se bagarrait; apprenant l'amour alors qu'enfin, son voile de pouliche la quittait, laissant apparaître ue joyeuse jument au reflet élégant. Ensuite, elle était partie avec son prince bai, se coupant peut-être trop tôt des siens, de ceux qui l'avaient aidée à "devenir". Pourtant, elle avait savouré ces années de passions avec une énergie folle, ayant parfois l'impression qu'elle rêvait pour deux. Maintenant, c'était fini. Sorrow voyait pourtant, de ses grands yeux tristes, comme l'ombre d'une promesse s'étendre sur la Plaine, sa silhouette profilée par un filament d'or, rayon oblique du soleil qui se levait enfin. Rapidement, elle avait eu l'impression de le comprendre, de connaître la douleur muette qui se cachait derrière l'intensité bordeau de son regard. Lui aussi, il avait réussi à entrer en elle avec facilité, sans forcer, avec une douceur des plus infinies, que la garde de la jument de Glace, habituée à brandir ses lances pour un rien, ne s'était même pas manifestée. Il n'y avait eu aucun signe de résistance, juste une compréhension et un dialogue muets. Les regards profonds qu'ils avaient échangé sur le Pic du Diable durant leur folle course, ou ils se moquaient de la Mort, les avait rapproché, créant une infime trace de lien, comme un dessin au feutre sur leur peaux de velours, qui deveindrait, dans peu de temps, un tatouage brûlant au fond de leur coeur. Elle avait dansé, pour lui, devant lui, derrière lui, avec lui. Un soir, il avait voulu en faire une muse, et elle, elle avait voulu jouer ce rôle. Alors, elle avait qitté sa rude froideur, sa carapace de Glace, et elle s'était laissée enfermer dans un nuage de flammes incandescentes, brulée de désirs.
Elle l'aimait, et elle redécouvrait avec lui toute les joies de la passion. Perdre sa semblante image de force devant lui ne la dérengeait pas, tant elle était sûre de son soutien. Sorrow Life n'avait plus peur d'être une jument, elle était elle, celle que pendant si longtemps elle avait cherché, ne trouvant alors que du vide et de la tristesse, le tout peut-être englobé de mensonges.

"Black, regarde l'infini, et dis-toi qu'il nous appartien maintenant."

Oui, l’infini était à eux, n’était rien qu’à eux et à nul autre. Ce soir, ce matin et pour les temps à venir, ils étaient les rois du monde et de l’univers, les maîtres de l’horizon. Black fit ce qu’elle lui demandait, il observa l’infini et songea que tut ça n’était plus qu’à eux, à eux deux. Pas à lui, mais au couple qu’il formait désormais, l’unicité de leurs deux êtres. Il dilata ses naseaux, emplit ses poumons de ce nouvel air dessinant un monde qui était leur et se dévoilait à travers la brume, la brume s’effaçant, se dissipant devant leur bonheur et leur joie, la brume qui s’enfuyait…Black inclina un peu la tête, et appuya ses naseaux contre son épaule, ferma les yeux, une seconde, puis sa voix s’éleva, douce dans l’air vif et la bise d’hiver :

« Il nous appartient. Nous n’avons qu’à le découvrir, mais il est à nos pieds puisque nul ne peut nous séparer…à nos pieds, parce que nous n’avons qu’à tendre là main pour le saisir et pourtant…pas aliéné. Juste à nous. »

Sa voix douce, aux intonations graves, prenait un tour plus enjôleur. Un instant il se souvint d’un jeu qui était le grand plaisir d’une de ses anciennes compagnes, une de celles qui avaient été à mi-chemin entre l’amie et l’amante, et qui s’était souvent reposée à ses côtés le soir, tandis que lui, le banni, levait les yeux vers le ciel. Il rêvait à ses terres, à son pays qu’il avait laissé derrière lui et la voix de la jument, à ces instants, le capturait dans ses filets et l’emmenait loin, vers d’autres mondes que les mots faisaient vivre. Avait-il ce talent ? Il en doutait, mais il aurait aimé la faire voyager de la sorte…et sa voix chaude décrivit les arbres et le monde, les herbes et les cieux, comme s’ils étaient deux explorateurs découvrant le monde alentours.

« Tu vois l’horizon ? Ce qui se trouve au-delà est un mystère qu’il est si simple en apparence de percer, il suffit d’avancer…Là-bas, c’est la forêt qui clôt la plaine, la forêt noire et ses longues branches, cette forêt si étrange où le temps s’arrête et où, murmure la légende, courent des elfes. Et puis au-delà de la forêt s’étendent les grandes plaines où chassent les loups, au pied des montagnes, leurs hurlements résonnent dans la nuit et troublent la clarté de l’air, ils hurlent sous la neige le soir, et je les entends, tous les soirs. Ils ne sont pas mes amis, mais des compagnons, et je suis le leur, car chaque nuit ils hurlent et je les écoute, et eux entendent les sons de nos galops sur le Pic du Diable, au-dessus de l’océan qui gronde et rugit.
L’océan dont les vagues s’abattent avec violence, nuit et jour, attaquent le pic qui ne sombre pas, envoie jusqu’aux sommets du roc des embruns humides, iodés. Cet océan…Et au-delà ? La mer n’est pas immense, n’est pas infinie ni éternelle. Au-delà de la crête des vagues, du scintillement de l’eau sous le soleil, se trouve sûrement une autre terre.
Peut-être est-ce une côte comme celle-ci, découpée, faite de rochers noirs attaqués par les flots et qui s’en défendent, où l’eau rugit et les embruns fouettent les imprudents qui parcourent ce paysage sauvage. Mais si on descendait vers le Sud, verrait-on de longues plages de sable blanc, des flots qui peu à peu s’apaisent, pour finir par des vagues caressant paresseusement la plage alanguie ? Et derrière ces plages de sable, maintenues par des dunes dont les herbes sont rêches et salée, de grandes plaines, qui sait ? Des landes aux buissons eux aussi salés, à l’herbe rase mais nourrissante et goûteuse, aux plantes inconnues, de grandes landes qui sentent l’iode et l’humus, plantées de quelques pins tordus par les vents.
Des paysages dans l’ombre des nuages, torturés, mais où le soleil allume mille reflets. Et des rocs gris, scintillants, du sable compacté en roche, empilés et alignés dans de grandes mers rocheuses, abîmés dans le sable comme des navires. La lande court au long des côtes, mais elle s’estompe vite… »

L’étalon puisait dans ses souvenirs d’errance et de voyage, pour faire revivre un monde, un univers, construire un monde aussi et inviter Sorrow Life à l’y accompagner. Il parlait doucement, le regard rivé sur l’horizon, l’odeur suave de la jument emplissant ses naseaux, il attendait qu’elle prenne le relais et crée elle aussi ce monde et ce rêve qu’il lui promettait. Mais si elle se taisait, il parlerait pour deux, puisqu’ils étaient un :

« Et au-delà des landes, on trouverait certainement de grandes plaines. Les terres d’Ouest sont verdoyantes, et la proximité de la mer assure un climat doux. De grandes prairies d’émeraude, que des fleuves parcourraient avant de revenir à la mer pour s’y noyer, de grandes plaines scintillant comme des gemmes au soleil, peuplées de loups, peuplées d’autres chevaux, peut-être d’immenses félins comme ici il s’en trouve. Imagine l’odeur de l’air et du vent dans des espaces si ouverts et sans fin, la couleur du ciel, rose au crépuscule et si bleu dans la journée. L’odeur de la terre quand la pluie la rafraîchit après une chaude journée, entêtante, masquant toute autre. Qui sait ce qui pourrait grandir dans de si vastes territoires, des plaines sans fin s’étendant à perte de vue jusqu’aux horizons et derrière, derrière l’horizon, encore, des collines. Des collines aux courbes douces, couvertes de fourrure verte, l’herbe, les plantes, et plantées de bosquets de bouleau ou de chênes millénaires. Des plaines qui deviendraient des vallées entre les collines, avec les rivières serpentant en leur creux, et le vent qui s’y engouffrerait sans violence, mais assez fort pour agiter nos crinières, et ramener un air frais des montagnes… »

Il parlait, il parlait, dessinait un monde et attendait de voir si elle l’y accompagnerait, pour construire avec lui cet univers. Il était le guide pour le moment, mais quand ce seraient ses mots qui décriraient le paysage, elle deviendrait leader et ce serait elle qui le mènerait sur ces vastes sentiers imaginés. L’amour ouvre les ailes et brise les barreaux des prisons, pourquoi n’abattrait-il pas les horizons ?

La jument de Glace balayait la plaine d'Orage de ses grands yeux sombres, avalant la distance qui les séparait de l'horizon, de cette chimérique promesse d'infini. Rien, sur Terre, ne semblait encore assez fort pour briser leur élan, seule leur imagination leur imposerait une limite; mais aux aurores de cette matinée, ils étaient Rois d'un monde nouveau, embelli et maléable. Sorrow baissa sa tête, frissonnant au contact du velours des naseaux noirs de son compagnon, tandis qu'elle voguait sur sa voix aux accents graves et profonds, qui parvenait, par une étrange alchimie, à l'apaiser, à la faire voyager, et qui, par la plus extraordinaire des magies, lui dessinait un monde vierge qu'ils étaient les seuls à voir. Et, alors que son regard fabriquait les images dictées par son amant, elle croyait sentir les sentences de ces nouveaux horizons...

Elle s'évadait aux côtés de l'étalon noir, le suivant au milieu de ce ciel sans nuage, survolant toutes ces terres connues et aimées, apercevant les particularités de chacune, alors que déjà, elle les voyait galoper côte à côte dans tous ces lieux. Cette forêt si étrange ou le temps s'arrête... Ils étaient là, à fouler le sol meuble de leur sabot, l'ombre des branches nues zébrant leur peau de velours, alors qu'un vent mélancolique soufflant sur leur dos étroits, alors que le Temps s'arrêtait, le jour ne dépérissant plus, la nuit ne venant pas... Et cette étrange course, cet élan rapide et joyeux, les elfes de ces lieux? Parfois, elle voyait le corps musculeux de Black danser, et elle le suivait, sourire aux lèvres, avant d'échanger les rôles. Ensuite, ils continuaient leur route, traversant les plaines sous le hurlement des Loups, écoutant cet étrange cri avec passion, se faisant percuter par des rêves de nuits infinies, voguant sur un océan fait d'ombres et de spectres... Ensuite, il y avait ce fabuleux Pic, suspendu entre deux entités, dernière amarre à un Monde fait d'excellence et de force... Et après? Après, il y avait la mer, si grande et bleue, si fatale et monstrueuse, si douce et belle... Un infini amer, et une terre inconnue, à imaginet et à façonner, selon leur propre rêve. Inconsciente mais confiante, Sorrow s'y égarait, découvrant ces plaines grasses si bien décrites par son compagnon, retrouvant l'écho rassurant de leur terres, parfois.

Ses yeux brillèrent, et, avec délice, elle prit la suite des idées de l'étalon, allumant à son tour la mèche de l'imagination.

"... Après ces paisibles vallées, nous retomberions sur de hautes montagnes, si verdoyante en été, mais si glaciale en hiver. Leur versants seraient doux à la base, faciles à gravir, mais, alors qu'on monterait, ils deviendraient abruptes, aussi tranchant que des lames de rasoirs. Une fois perdus aux creux des roches, à l'abri des bises fraîches, nous pourrions apercevoir des troupeaux de chamois, si agiles sur les roches claires. Et puis, quand le ciel deviendrait rose, il y aurait l'inlassable vol de l'aigle, et nous serions bercés par son cri aigü. Au coeur de ces pierres millénaires, nous découvririons des vallées secrètes, mille coeur verdoyant, comme le seraient des criques, protégés des vents violents, ou l'herbe serait verte et bonne, ou un lac paisible se serait frayé un chemin, et où quelques poulains grandiraient dans le calme. Mais cette montagne habriterait aussi des dangers, comme des pumas ou des Lynx. Et regarde ce chamin qui redescent, la face orientée vers le soleil. Regarde comme il serait agréable de le dévaler, alors qu'une couche de poudreuse s'y serait déposée pendant la nuit. Après, il y aurait une longue plaine, à l'herbe haute et séchée, qui perdrait toujours un peu plus de terrain face au désert. Un grand désert arride et brûlant, ponctué pourtant d'oasis. Le sable en serait rouge, et quelques ruinants auraient laissé de larges empreintes pour nous conduire jusqu'aux oasis. Enfin, derrière une colline de sable, nous découvririons ces hauts palmiers qui nous protègent par leur ramage du soleil. En s'éloignant encore, une odeur de sel arriverait peu à peu, et nous pourrions voir un désert blanc, fait de sel, à l'odeur iodée si forte qu'on en serait embué..."

Elle s'arrêta alors, sa voix éthérée aux accents clairs se perdant sur leur plaine, sur leur infini... Voyager, à ses côtés, et découvrir ce nouveau monde, le partager rien qu'avec lui... La jument truitée frota son chanfrein contre l'épaule solide du mâle, s'enivrant de son parfum.

Au-delà du pic, le monde était inconnu, le monde prenait des couleurs d’infinie, le monde était à construire, à refaire. Ilspourraient le parer des tons qui leur conviendraient, et de leurs mots, ils bâtissaient une carte, un monde, une topographie. Black ferma les yeux quand elle entra dans son jeu et la laissa le guider, éclairés dans l’obscurité par la torche de leur imagination. Sorrow lui racontait la montagne et il voyait les chamois bondir, les lynx aussi, les puissants chasseurs. Snow s’y plairait…la neige fouettait ses jambes, le désert rouge emplissait ses yeux de sa magnificence, et quand leurs sabots foulèrent de concert la croûte de sel blanchâtre, la voix mâle donna suite à la narration de Sorrow Life.

« Une croûte de sel, un désert hostile, qui attaquerait les pieds et blesserait les pattes de Snow. Un désert où nous verrions parfois des cadavres, conservés par le sel, où le vent balayant la croûte nous irriterait la peau, fouetterait nos crins…mais la traversée ne durerait, pour peu qu’on partît vers le Nord, et après le désert blanc, irisé, scintillant ce serait une vaste plaine ombragée par de hauts nuages, qu’on découvrirait, s’achevant sur des falaises d’où nous verrions l’eau scintiller. Là-bas vivraient aussi des chevaux, mais nulle guerre ni violence, et le combat en serait banni. Nous risquerions vite de nous ennuyer auprès de tels êtres, si calmes et amicaux, mais en même temps…sans sel, puisque sans même la belle chorégraphie de la bataille, et nous quitterions les plaines d’émeraude vers un nouveau lieu. Un vieux pont, immense, hardi, s’élançant au-delà des flots, fait d’une drôle de matière, nous mènerait à un nouveau désert, bien court, si vide, et puis une vallée étrange. En s’en approchant, l’air serait gris et soufré, des souffles rauques se feraient entendre. Nous nous demanderions si quelque créature ne vivrait pas là, mais nullement…nous découvririons une vallée de cendres, où quelques herbes, rares mais goûteuses, perceraient la croûte et où d’immenses geysers jailliraient à intervalles brefs de fissures dans la croûte, comme autant d’évents d’un immense cétacé. Terre morte d’apparence, mais de hautes falaises, et des passages dans la pierre se dresseraient ici et là en son cœur, où il nous serait possible de nous faufiler… »

Le regard sombre de la jument se promenait sur l'immensité de la plaine, alors que l'herbe qui y ondoyait devenait sel, lui piquant les bronches et les yeux, avant de finir cendres grises. Elle marchait, dansait ou galopait, toujours au côté de Black, apercevant de temps à autre l'épaisse fourrure blanche du puissant fauve. Sorrow Life entendait la croûte de sel craquer sous leurs membres, se marquant de sillons semblables à ceux dus à la sécheresse. La jument truitée voyageait, son flanc ne cessant d'effleurer celui de son amant, caresse aimante et joueuse. Bientôt, elle le poursuivait sur cet étroit pont qui se dressait entre ciel et mer, jouant une nouvelle fois de sa vulnérabilité face à la mort, mais plus forte que les autres jours, puisqu'elle se trouvait aux côtés de celui qui faisait battre son coeur. La danseuse blanche suivait les pas du guerrier, avant d'inverser les rôles pour devenir à son tour le meneur, avant de finalement sombrer dans les obscurs titres de 'proie' et 'chasseur'. Tout changeait, le sel succédant à la neige mais précédant la cendre; leur allure n'était jamais la même, et la seule chose qui demeurait en tout ces lieux, c'était eux. Eux et leur amour. Alors, elle reprit la suite de Black d'une voix éthérée qui se perdait en murmure.

"Au milieu de ces terres inconnues, parfois hostiles, parfois clémentes, il y aurait deux êtres. Deux êtres qui ne se quitteraient plus, et qui vivraient de rencontres et de découvertes... Il y aurait nous, accompagnés de Snow. Nous serions là, serrés l'un contre l'autre, à s'enivrer de ce parfum aux fragrences rares mais fortes, qui viendrait nous embaumer. Ce monde, nous le ferions notre. Et puis, le temps passerait, les lunes se succéderaient, les danses et les courses aussi. Mais chaque jour serait nouveau, et nous en apprendrions un peu plus sur l'autre chaque matin. Enfin, peut-être qu'il y aurait, pour nous accompagner, et pour qu'on construise quelque chose de nouveau avec notre amour, un jeune être fragile et rêveur qu'il faudrait protéger et éduquer..."

Sa voix mourut sur ses lèvres, laissant sa phrase en suspend. La jument de Glace tourna la tête vers Black, puis regarda encore l'horizon, comme si elle était désireuse de s'en soûler. Elle fit un pas en avant, rompant leur immobilité, comme pour s'approcher du rêve qu'ils avaient construit, pour s'approcher de ce pont qui devait les enmener loin là-bas, qui devait les déposer au seuil d'une falaise haute et abrupte.

Partir ou repartir, Aller prendre l’air à l’autre bout du monde
Partir, repartir, pour que la route et mes rêves se confondent
Partir, repartir, pour que la vie redevienne vagabonde
Changer d’avenir chaque jour, chaque nuit, à chaque seconde
Partir…repartir…

Michel Fugain – Partir, Repartir

Il voyageait par ses mots, il voyageait par ses gestes, il voyageait, guidé par son esprit et sa tendresse, et il se sentait comme le jeune étalon d’antan, parti découvrir les terres au-delà de son horizon, comme le faisait désormais son neveu Crystal Noir. De tout cœur, Black souhaitait le meilleur au jeune cheval, qui portait son sang plus qu’il n’affichait celui de Sun Star. Allons ! Hell Demon était mort, mais son être subsisterait tant qu’il demeurerait des curieux, des explorateurs, des sensibles et des personnalités entières, sans demi-mesure. Il avait voyagé, autrefois…avant la fâcherie, avant la trahison de son frère et tout ce qui les sépara par la suite. Il s’en souvenait encore, les terres immenses qui vous coupent le souffle, les vallées oppressantes, les plaines sans fin, les rivières ou les calmes bois, les étranges vestiges de pierre taillée. Les chevaux, âme et gardiens des lieux, en tribu, en groupuscule, en famille ou simplement seuls, les combats et les histoires plus tendres mais tout aussi belles, et la mort parfois, l’agressivité, la méfiance, ou simplement l’accueil sans condition aucune.
Partir, et découvrir le monde, comme, il le savait, en brûlait le petit Shiki…

Black ferma les yeux pour goûter la beauté du rêve, les rouvrit pour goûter la sienne propre. Un jeune être, un jour…peut-être. Un poulain…si longtemps que l’étalon n’avait pas vu dans ces grands yeux le reflet des siens. Odyssée, il l Un poulain…si longtemps que l’étalon n’avait pas vu dans ces grands yeux le reflet des siens. Odyssée, il l’avait élevée, il l’avait entraînée et elle était son enfant de cœur, mais Hell Demon avait son sang, son caractère bouillant, sa folie aussi, et il avait été son fils. Son regard, son cœur, son histoire. Il l’avait tué. Etait-il écrit qu’il n’aurait pas de descendant de son sang ? Lui faudrait-il accepter que le plus proche d’un enfant soit pour lui Odyssée, soit pour lui Crystal Noir si ignorant de sa ressemblance avec le Maître de l’Ombre ?

Il posa ses yeux dans les siens. Ou pourrait-il faire un pied de nez à ce qui devenait une règle aux allures de loi, et à nouveau découvrir, aimer, éduquer un jeune être ? Lire dans ses yeux l’admiration qu’il aurait, lui, aimé pouvoir avoir pour son père ? Lui parler de Sable Noir, et des jeux avec Sun Star, lui révéler l’aiguillon de la trahison, qui l’écartait à jamais de l’étalon palomino, et lui apprendre à se méfier des apparences ? Un fils, une fille, un combattant, un tendre ? Odyssée était son disciple et sa fille de cœur ; il n’attendait plus rien d’un éventuel poulain. Qu’il soit lui-même, et voilà tout, et que lui puisse s’en occuper…Sorrow n’était pas Magie Noire, elle ne le séparerait pas d’un éventuel jeune. Elle lui ferait confiance. Et il prendrait garde à sa façon d’aimer, lui, le tourbillon, le passionné, brûlant d’une force qui réchauffait les amantes mais pouvait brûler un poulain.
Il reprit la parole :

« Qui sait ? Qui veut ? Hell Demon est mort voilà bien longtemps, j’ai élevé Odyssée comme ma fille…le poulain de mon sang qui me ressemble le plus est mon neveu Crystal Noir ; il n’a pas été trahi dans sa jeunesse, il n’a pas été étouffé par son père, il n’a jamais rencontré Devil. Il deviendra ce que j’aurais pu être, né ailleurs, et je lui souhaite le meilleur. Peut-être se rendra-t-il compte d’à quel point il me ressemble, plus âgé ? Je ne sais pas si Sun Star leur a appris à me haïr… »

Il baissa la voix, conscient qu’il se perdait dans ses mots :

« Magie Noire ne me faisait pas confiance pour élever Hell Demon. Je ne lui ai jamais demandé, elle a dû avoir de mauvaises expériences avec d’autres étalons, mais elle ne me laissait pas approcher mon fils. Alors qu’il était mon sang, et mon tempérament aussi, aussi bouillant que moi dans ses amours et ses haines. J’aurais peut-être pu comprendre, extirper le poison de cette Haine qui l’a brûlé et qui aurait pu le mener loin s’il avait su l’apprivoiser. Peut-être. J’étais passé par là…toi, me ferais-tu confiance, connaissant ma réputation, connaissant mon tempérament, pour accompagner un poulain ? »

Il secoua les oreilles, gêné :

« Voilà que je ressasse ! A ce propos, j’y pense…je sais que nombre de rumeurs courent sur Stelmaria et moi…Il faut croire que nous fascinons, et que tout un chacun demeure rivé à nos moindres faits et gestes !
Je t’en prie, n’y prête pas foi. Stelmaria est ma meilleure amie, comme Equinox, son compagnon, et elle me connaît par cœur, c’est vrai. J’apprécie sa compagnie, c’est bien vrai aussi. Mais justement, elle est bien trop mon amie pour être ou avoir été mon amante…
Magie Noire, elle encore, était jalouse de Stelmaria. Pourtant, elle et toi n’êtes pas en compétition…elle est mon reflet là où tu es ma moitié. Ce n’est ni moins, ni plus, ni autant l’une que l’autre, c’est simplement une toute autre relation. »

La jument truitée s'était légèrement avancée, dépassant le corps sombre de son amant d'une encolure au plus. Silencieuse, elle regardait la plaine avec avidité, s'attendant à voir le sol s'écrouler pour laisser place à une mer en furie, dont la couleur serait d'un bleu outremer sombre et ennivrant, et dont l'écume viendrait s'échouer sur un pont de bois, à l'apparence fragile, mais qui serait en fait d'une robustesse inédite. Ils n'auraient qu'à s'élancer, à danser sur ce chemin trouvé, à jouer encore une fois contre la mort, à se moquer d'eux-même et de leur vulnérabilité. Un instant, elle ferma les yeux, sentant alors les forts embruns iodés qui s'infiltraient dans ses naseaux de velours dilatés. Aujourd'hui, la guerrière de Glace savait que le monde ne se limitait plus qu'aux hectares qui se découpaient devant elle. Elle était plus mûre, mais surtout, elle n'était plus seule, et ce seul savoir lui ouvrait de nouvelles perspectives qu'elle n'aurait jamais su imaginer sinon. Tout lui criait que rien n'était joué, que tout était apte à changer, qu'il ne s'agissait que de matière qu'on était apte à modeler, si le désir de le faire nous habiter. Et peut-être quand dans trois ans, cette immense plaine menaçante deviendrait le terrain de jeux ensoleillé d'un jeune être. Pourtant, Sorrow s'en voulut d'avoir prononcé ces mots. S'il ne voulait pas, jamais, avoir de nouveau un poulain, s'il ne voulait plus avoir à elever un jeune, aux vues de tout le savoir qu'il avait déjà transmis. Qui, ici, n'avait pas entendu parler d'Odyssée? Ou même de Hell, le fils de sang du Maître de l'Ombre et de la sublime Magie Noire, qui avait trouvé la mort sous les sabots de son père...? Elle savait aussi que s'il avait rencontré la mort, c'était uniquement parce que Black n'avait pas eu le choix. Elle en était convaincue, et était prête à la crier à qui ne voudrait pas l'entendre.

Aujourd'hui, la belle jument grise aux yeux anthracites était sa fille plus que celle de Liberty, elle était sa force et son mental, sa fille, oui. Et voilà que Black se retrouvait grand-père de coeur, ange gardien de Shiki, le jeune fils d'Odyssée et d'Aglow Star. En lui, coulait le sang de toutes les grandes tribus, et, inévitablement, le sang des guerriers. Il serait combattant et roi, séducteur et fort. Il serait le mélange parfait, le mélange le plus aboutti de tout un Wild Horses. Il serait lui. Mais de qui parlerait-on? De Shiki lui-même, ou du fils de...? Assurément de Shiki. Et sans doute ce poulain serait la joie, le bonheur de Black. Pour ce qui était de Crystal Noir, elle ne le connaissait pas, et savait juste qu'il était un des fils de Sun Star, frère de Black. Devait-elle le rassurer quant à ce qu'elle savait, ou juste l'écouter?

Alors, les yeux noirs de son amant se posèrent dans les siens, et elle sut. Certes, tout n'était pas devenu claire et net, mais elle était convaincue que Black savait, et qu'il prenait en compte sa question. Il était si différent des autres! Sa peau claire frissona, et, après avoir tendu l'oreille à ses paroles, répondit, calme:

"Et Odyssée te ressemble, dans sa façon d'être! Tu es son père plus que quiconque! Crystal Noir apprendra peut-être un jour la douleur qu'entraîne la trahison, ou peut-être qu'il vivra toujours heureux, avec ce souvenir d'un grand étalon noir, plein de fougue et de feu, cet étalon noir qui serait toi.
Il était toi, il était ton trésor... Magie Noire a peut-être commis une erreur, en vous séparant l'un de l'autre, et sans doute s'en est-elle rendue compte, malheureusement trop tard. Mais je te promets Black, que sur n'importe quel sentier où la vie nous mènera, je te promets de te faire confiance, et de ne jamais te séparer de ceux qui comptent!"

Doucement, elle s'approcha de son amant, frottant affectueusement sa tête contre son col.

"Ne te justifie pas Black. Je sais que tu es honnête, et je comprends vos liens. Je ne douterai pas, tant que je serai la, je ne douterai ni de toi ni d'elle... Certains entre dans nos vies et n'en resortent plus. Et je comprends l'amour que tu ressens pour Stelmaria. Elle est toi, comme tu es elle. Et si Equinox l'accepte, je ne vois pas pourquoi je ne pourrai pas en faire autant!"

On murmurait, parfois, que l’étalon noir avait tué son fils pour se débarrasser d’un rival, on murmurait que leur affrontement avait eu pour ligne directrice la possession des terres d’ombre. Mais Black, lui, avait compris. Qu’il avait à la fois été un absent, et une présence, une légende trop étouffante pour son fils, toujours là sans l’être, et que Hell Demon, par-dessus tout, n’avait pas supporté d’entendre le nom de Black quand les chevaux prononçaient le sien propre. N’avait pas supporté d’être le fils de, le fils du chef, le fils de l’être sur qui on murmurait probablement le plus. Il s’était rebiffé, et peu à peu d’autres vieilles blessures s’étaient empoisonnées, accentuées par la façon de son amour, Magie Noire, de se poser en victime. Hell Demon avait vénéré sa mère. Il avait pris son parti, tout naturellement, et haï son père comme un poulain encore aveuglé…et jamais Black n’avait pu le dessiller. Même au tout dernier jour. Son fils. Son petit.

Mais Shiki, mais Odyssée s’étaient appuyés sur lui et avaient pu tracer leur route. Etait-ce grâce à lui ou grâce à eux ? Les deux chevaux étaient devenus eux, et non pas les élèves de Black. Odyssée s’était détachée de son rôle de fille de Liberty, d’apprentie de Stelmaria, et son fils avait fait de même. Aujourd’hui, quand son sang le rappelait sur la terres de ses ancêtres, Shiki était Shiki, et non le fils d’Odyssée. Il était le sang des Thars, il était le futur prince et le futur roi, en tant qu’entité indépendante. Quand il les regardait, Black en avait le cœur réchauffé, gonflé de fierté, de les avoir vu se dégager de l’emprise de leur lignée, pour être devenu des êtres accomplis et uniques. Le lien, indéfectible et éternel, entre le sang des Thars, entre Stelmaria, Equinox, lui-même, entre les Thars et les chevaux de l’Ombre.

Et y aurait-il un nouveau lien entre Ombre et Glace ? Son sang, son tempérament, retrouvé dans un poulain, dans une créature frêle que lui, l’indépendant, le solitaire et le sauvage, l’égoïste parfois, pourrait protéger, aimer ? Il l’espérait, sans le dire. Il l’espérait et, sans doutes, viendrait ce jour…à lui d’être là, alors. Black reprit la parole en pensant à Equinox, son frère :

« Bah. Il dit tout le temps qu’il ne sait pas qui il tuera en premier s’il nous voit un jour pendus au cou l’un de l’autre, mais ça l’amuse beaucoup ! Equinox et Stelmaria ont une relation très libre, comme Aglow Star et Odyssée d’ailleurs. Ils se voient très peu, parfois pas pendant des lunes, ils papillonnent l’un comme l’autre, mais leur couple et l’un des plus solides. Aglow Star et Odyssée jouent de même, à ceci près qu’ils sont résolument fidèles. Leur relation est une série de retrouvailles exubérantes, et de séparations sans pleurs, simplement…ils vivent, chacun de leur côté. »

Il appuya ses fins naseaux contre le flanc de Sorrow Life, l’imaginant déjà arrondi, l’imaginant déjà porteur de vie, et sourit en chassant l’idée, pour reprendre le fil de ses pensées et de ses mots, avec un petit rire à la fin :

« Mais moi, quoique indépendant, j’aurai plus de mal qu’eux n’en ont à demeurer loin de toi des lunes durant…inutile de prendre exemple sur ces deux originaux ! »

Chaque matin que faisait le Créateur, tous les savoirs de la belle jument truitée disparaissaient, s'effondrant face à de nouvelles expériences, de nouveaux apprentissages. Une seule chose était inébranlable: le temps. Les heures passaient, implacables et cruellement régulières, ne cherchant à savoir si, quelque part au bout du monde, une amante était penchée sur son compagnon qui, en guerrier honorable, expirait une dernière fois. Le Temps n'en avait que faire, il coulait juste, il s'échappait, il s'évadait et, après quelques années, il tuait. Logique. Que devenaient les relations? L'enfant, connaissait-il encore son Père? Se souvenait-il du regard émerveillé de sa Mère? Se souvenait-il de la pouliche avec laquelle il avait joué, toute son enfance durant, écumant les plaines, niaviguant entre les troncs? Le temps, amenait-il aussi de façon si implacable l'ingratitude? Non. Black en était la preuve même. Qui l'avait oublié? Personne. Odyssée était encore là, passant le voir peut-être, pensant encore à lui. Stelmaria et Equinox étaient eux aussi là. Et elle, qui était encore là? Elle n'était pas née ici, et elle n'avait que Black. Uniquement lui, il était sa seule raison de vivre aujourd'hui.

Douce, elle tourna son profil vers son compagnon quand ce dernier posa ses naseaux brûlants sur son flanc, et elle lui jeta un regard doux, débordant d'amour. Oui, elle n'avait pas peur de le dire: elle en était folle.

"Je vous aime, guerrier de nuit!"

Aimer à perdre la raison
Aimer à n'en savoir que dire
A n'avoir que toi d'horizon
Et ne connaître de saisons
Que par la douleur du partir
Aimer à perdre la raison
Jean Ferrat - Aimer à perdre la raison

C'était là un cri du coeur, passionné et vif. Une exclamation sincère où l'amour brillait et l'illuminait, lui, qui avait de l'ombre sa religion et son monde. Il sourit comme un poulain heureux, un sourire sincère, grand profond, tandis qu'il appuyait plus fort ses naseaux cobntre elle, et s'enivrait de son odeur. Il l'aimait. Il la voulait, pour lui et lui seul. Black redressa la tête et soutint le regard de sa dulcinée, son regard brûlant et le sien, à peine moins passionné, un peu plus sombre, un peu plus mélancolique peut être, quand l'ombre d'autres étreintes remontèrent à sa mémoire. L'espoir battait de nouveau en lui. Il avait aimé Magie Noire, il avait mis des années, des années longues comme des siècles, à en guérir, et désormais son rêve était revenu, son rêve était de nouveau devant lui. Elle n'avait rien de Magie Noire, et pas même la robe, mais son coeur battait aussi fort pour elle qu'il avait battu pour la petite jument noire, la mère d'Hell Demon.
Pivotant lentement, il passa devant elle, appuya ses naseaux sur les siens, plongea ses yeux noirs dans son regard d'océan brun et or. Sa voix s'éleva, toujours basse, virile, mais étonnament douce. Une voix plus accoutumée aux défis, aux insultes, aux vives saillies de mots hardis, aux railleries et provocations dont il abreuvait sa meilleure amie. Une voix, comme tout son être, bâtie pour le combat, non pour l'amour. Mais le géant savait être tendre. Black ne la quitta pas des yeux. Puis, simplement:

"Je suis fou de toi."

Il arqua le col, recula d'un pas, se sépara d'elle comme à regrets. Puis il tourna son regard vers le retour du jour et de l'aube. Il avait passé la nuit avec elle, une nuit à la clarté éclatante du soleil de leur amour, une nuit entière. Black fit un autre pas en arrière et la considéra longuement, la dévora du regard, comme pour l'imprimer à jamais dans sa mémoire, puisque son coeur la connaissait déjà. Un vent léger secoua sa crinière, et derrière lui, le grand horizon des Plaines de l'Ombre, son royaume et son monde. Elle vivait dans les neiges du Nord et lui, dans les prairies ternes, les prairies du vent et de l'orage...Black fit un pas de côté, pivota, inclina la tête avec dans l'oeil une invitation:

"Viens. Viens avec moi. Pas dans mon Clan mais au moins sur ses terres, que tu les connaisses comme si elles étaient tiennes. Qu'ils te connaissent, tous ceux qui gardent ensemble ce territoire, et qu'ils te laissent venir ici tant que tu veux, pas comme alliée. Comme ils me laisseraient aller sur mes propres terres."

Viens.

Le visage fermé de la grande jument était illuminé par un large sourire, finement dessiné sur ses lèvres grises, grimâce de joie qui semblait rire, alors que le jour revenait. Elle le savait bien, alors que l'azur tendait déjà à s'éclaircir: bientôt, la ligne d'horizon s'embraserait, allumant mille feux tout là-bas, entre ciel et terre. Incendie d'amour fou qui lui brûlait en ce moment les veines et le coeur, alors qu'elle dardait son regard brun sur l'étalon noir qui, alors qu'elle avait tourné sa délicate tête, s'était appuyé un peu plus fort encore. Elle ne voulait à cet instant qu'une chose: qu'il puisse toujours être sûr de pouvoir s'appuyer ainsi contre elle. Sorrow Life aimait de nouveau, de tout son être, de tout son coeur, et rien ne semblait pouvoir entraver son bonheur: ni le souvenir d'une promesse, ni la nuit qui finissait déjà... Elle était, en sa compagnie, libre de ses chaînes, libre de tout, et elle s'abandonnait à ses amours, à ses élans et sa vigueur, elle s'abandonnait à lui, puisque, désormais, elle ne jurait que par le nom de Black. En un regard, il l'avait séduite... La jument de Glace avait compris la douleur, la blessure, mais aussi la profondeur, la gravité et l'amour. Le Maître de l'Ombre était fragile, il ne tremblait pas au combat, il tremblait des pertes douloureuses des siens, et, en ce jour levant, la jument truitée était désireuse de lui montrer qu'elle ne partirait pas, qu'elle serait toujours là pour lui, le soutenir, l'épauler... L'aimer.

"Je viens, je te suivrai partout, et j'apprendrai tes terres, puisqu'elles sont toi. Montres-moi ta vie, Black, je te conterai la mienne... Et sois sûre que je serai toujours à tes côtés, parce que je t'aime..."

Il s'était écarté, formulant son invitation d'une voix profonde. Légère, elle se projeta à ses côtés, appuyant son flanc clair contre celui bien plus sombre de son amant, cherchant ses naseaux de son nez gris, désireuse de sentir Black contre elle...

A toi, à la façon que tu as d'être belle,
A la façon que tu as d'être à moi...
[...]
A la vie, à l'amour,
A nos nuits, à nos jours,
A l'éternel retour de la chance !

A toi – Joe Dassin

Quand avait-il cessé de songer au souvenir de Magie Noire, doucement mélancolique, pour lever les yeux et se souvenir d'une autre rencontre ? Quand avait-il remarqué qu'elle était là, devant lui, et qu'elle lui était offerte, son cœur et son amour ? Quand ? Le soir de cette danse, en haut d'une falaise, au-dessus de la mer déchaînée, avait été celui d'une première rencontre, d'un nouveau frisson qu'il reconnaissait, pour l'avoir déjà vécu, sans qu'il fût le même avec Magie Noire qu'avec Sorrow Life. Combien de juments dans sa vie ? Naïade, et puis Magie Noire...et maintenant elle, Sorrow Life. Comme Stelmaria, Black était le cheval d'un seul partenaire, exclusif. Et aujourd'hui, il avait un frère de cœur, un alter ego en Equinox, une amie sans conditions en Stelmaria, et un amour en Sorrow Life...et en Magie Noire. Il l'aimait elle comme il l'avait aimée, elle. A la folie. Dans la continuité de ce sentiment profond, et absolu.
Black appuya son museau vers sa compagne, son bijou, son rêve finement ciselé, et s'offrit le luxe d'un sourire. Qui aurait encore cru au mythe de l'étalon noir et impitoyable, violent et sauvage, froid et égoïste, à le voir ainsi, tendre amant, amoureux attentionné ? Il lui laissa ses naseaux, puisqu'elle les cherchait, elle le cherchait. Il émit un hennissement bas de gorge, plus sourd qu'un ronronnement et appuya sa tête contre son encolure, la poussant en avant :

« Alors viens. Qu'ils sachent tous que mon monde, mon Clan, mes terres, sont ton monde, ton Clan et tes terres aussi. Suis-moi, je connais mes terres comme personne, j'y suis né, et c'est là-bas que bat mon cœur, là-bas que mon sang m'appelle, j'en connais tous les coins et les recoins, j'en connais les plus beaux endroits, là où les prédateurs errent, et là où les proies se cachent, là où les chevaux vont se laisser mourir, dans la paix, quand l'heure est venue, là où les juments donnent naissance à leurs poulains. Là où les orages sont plus beaux que le plus grand combat du monde, là où le temps est si calme qu'on le croirait arrêté, les hautes frondaisons de la Forêt des Elfes, où la nuit et le jour suivent leur propre rythme, et le Pic d'où l'Ombre veille sur nous, pas allié, mais simple voisin. Suis-moi ! »

[on clôt tranquillement le RP sur ça? Tranquillement, ça veut dire en un ou deux messages^^]

[Oki ^^]

Une page venait de se tourner, et déjà, l'en-tête d'une nouvelle s'écrivait, s'ébauchait sur un papier fin et doux, sur lequel la plume d'or glissait, sans griffure, avec délicatesse et passion. La grande jument truitée trouva enfin les naseaux noirs de son doux amant, et ce fût sans aucune hésitation qu'elle fit un pas en avant, le corps de Black tout contre elle. Il voulait lui montrer son monde, son royaume, la terre de ses souvenirs, de son présent et de son futur, sa maison... Et elle, elle ne demandait qu'une chose: découvrir chaque recoin qui faisait ce territoire, pour être capable de le retrouver partout, pour pouvoir sentir son odeur à chaque pas, pour reconnaître les chemins qu'il avait fait sien. Elle ne répondit pourtant pas, lui jetant juste un regard embrasé, pour lui dire, de façon plus fidèle, la passion qui la tenait, alors qu'ils étaient ensemble.

Une silhouette noire et une autre blanche, collées l'une contre l'autre, au beau milieu d'un infini verdoyant, à contempler un horizon en feu.