Tigre. | PV.

Certains auraient parlé d'instinct, de pressentiment, d'autres de hasard. Ceux qui connaissaient Snow savaient simplement que le tigre blanc achevait, tous les soirs, sa ronde sur le territoire de l'Ombre par ce dernier endroit. En effet, la place était assez peu fréquentée par les prédateurs, et les daims comme les biches aimaient à y venir. Snow ne chassait pas dans la cache, où l'absence de buissons empêchait une dissimulation efficace, mais alentours, là où pullulaient les cervidés, dans l'air doux du couchant.
Le grand tigre venait d'ailleurs de se régaler d'un jeune cerf, pas assez méfiant ou trop curieux, qui s'était éloigné du groupe. C'était la première année de l'animal dont les bois avaient à peine percé, et il n'avait eu aucune chance face au tigre qui, jaillissant d'un buisson, lui avait bondi dessus. Snow n'avait émis aucun son, ni grondement, ni grognement, serrant simplement ses mâchoires sur l'animal qui bien vite avait cessé de bouger, étouffé. Le chasseur avait passé quelques minutes à se restaurer, puis à débarrasser, à grands coups de langue, sa fourrure de tout le sang qui y était demeuré collé. Maintenant, l'estomac agréablement plein, il trottait d'un pas alangui vers la cache, pour achever son inspection quotidienne.
Un gémissement l'alerta soudain, et Snow pointa les oreilles en avant. Toute la sérénité liée à son plantureux repas s'évapora dans l'air comme le son qui l'avait mis aux aguets, et le tigre allongea le pas pour rejoindre au plus vite la cache d'où provenait le cri léger. Avançant encore, il aperçut soudain une ombre blanche entre les arbres, allongée dans l'herbe humide, une silhouette féline dont l'odeur lui fut soudain amenée par le vent. Le coeur de Snow battit plus fort: Tueuse Amor!
Il le savait, la tigresse portait ses petits, et le jour de la mise bas approchait. Il l'avait revue, de temps à autres, presque par intermittence, car les tigres étaient des chasseurs solitaires et même le plus dévoué des amants ne passait pas ses journées auprès de sa femelle. Néanmoins, il l'avait revue depuis leur nuit d'amour sur le territoire de l'Ombre, avait pu apprendre de sa bouche qu'il serait bientôt père, et, la croisant de temps à autres, avait vu ses flancs s'arrondir au fil des mois.
Maintenant elle était là, allongée dans l'herbe et Snow, bénissant la routine qui l'avait fait venir ici, s'approcha avec un grondement de gorge, annonçant son identité pour éviter toute inquiétude à la future mère:

"C'est moi, Snow."

Il bondit jusqu'à la lisière de la clairière, puis s'avança à pas lents, presque circonspects. A la voir ainsi, la fière chasseresse qui avait enflammé ses sens, tiraillée entre souffrance et satisfaction, les yeux brillants tandis qu'elle gémissait au rythme des contractions de son ventre distendu, il ne savait plus vraiment ce qu'il ressentait. Un curieux mélange d'inquiétude, d'admiration pour la jeune mère, de peur et de bonheur l'envahissait doucement, le submergeait comme une vague, une marée montante, pour l'emplir d'une bien étrange sérénité.
Snow se plaça aux côtés de Tueuse Amor, ne sachant trop que faire. Un peu mal à l'aise, un peu maladroit, il évita de regarder son ventre dur qui tressaillait pour se concentrer sur les yeux magnifiques de sa conquête, et poser son nez sur son front. Il cherchait des paroles d'encouragement; elles ne venaient pas. Les tigres ne sont pas des animaux sociaux, et quand il pensait à elle comme à sa femelle, il n'en était rien: elle était une conquête d'une nuit, mais tout serait toujours à reconquérir, tout le jeu à rejouer, car rien n'était acquis pour leur espèce.
A part le fait que c'étaient ses petits qu'elle portait.

Snow entendait ses grognements sourds, et la vit réagir à son contact. Il s'autorisa un sourire. Les tigres n'étaient pas fidèles, les tigres étaient volages et libres, indépendants, mais ils savaient parfois être amoureux, et la façon dont son coeur accélérait quand il la voyait n'était pas que du désir. Elle était belle, somptueuse et superbe, fatale car prédatrice et séductrice, chasseresse à tous points de vue, et Snow brûlait du désir de la posséder, de sentir sa fourrure chaude, son coeur rapide, ou ses soupirs quand l'un et l'autre consommaient leur reddition au jeu de la séduction. Mais elle était bien plus que cela. Quand bien même il ne savait pas encore tout de son coeur ou de son esprit -le saurait-il un jour?- il était curieux d'elle, curieux de la connaître et de la découvrir, curieux de la séduire autrement que par le plaisir des sens, pourtant déjà intense. Il avait envie d'elle, et il avait envie de la connaître. Il brûlait de vivre avec elle à la fois les jeux de l'amour et une relation, peut-être libertine, peut-être intermittente, libre car les tigres ont besoin de leur solitude. Mais vivre cela, avec elle et elle seule.

Il serait là pour ses petits, et il serait là pour elle même si, il le savait bien, elle n'avait pas besoin de lui. Sans se faire le père présent, le loup qui ramène la nourriture à son élue, l'étalon qui veille sur les siens comme Black veillait sur Sorrow Life, il voulait demeurer là. Une ombre parmi les ombres qui passerait et repasserait, la laisserait respirer et vivre, mais lui rappellerait qu'il était là, qu'il était le père de ces petits et qu'il ne voulait pas l'abandonner, seule avec ceux qu'ils avaient été deux à attendre et désirer.

C'étaient ses petits à elle plus que les siens à lui, il le savait bien, car les mères tigres étaient possessives au même titre que tous les félins, mais il osait espérer qu'elle lui laisserait le droit de les approcher, de les connaître et de les voir grandir, eux qui étaient de son sang. Accroupi aux côtés de Tueuse Amor, inutile mais néanmoins présent, Snow laissait vagabonder ses pensées vers le premier de ses grands amours, Arwen, la panthère noire. Il avait été fou de cette créature de nuit, aux yeux jaunes et au corps lustré, aux formes soyeuses, fou de son regard et de ses gestes sensuels, enjôleurs. Il avait aimé la panthère plus que sa propre personne, et elle le lui avait bien rendu. Leur relation n'avait rien eu à voir avec ce qui le liait à Tueuse Amor, un lien non moins puissant mais différent, peut-être plus libre, plus vaste. Avec Arwen, il avait été le compagnon avant d'être l'amant, toujours présent, toujours là. Avec Tueuse Amor, il sentait qu'il serait l'amant, le libertin, qu'il lui faudrait toujours séduire et re-séduire la belle tigresse comme au premier jour, défendre son droit à courir avec elle, la nuit, sur la Terre des Flammes. Et le défi lui convenait.

Snow sentait son coeur palpiter d'impatience, osant à peine respirer de peur de troubler la mère. D'apparence paisible, mais ses yeux révélant son trouble et sa joie, il allongea sa patte avant pour rester en contact avec le corps soyeux et agité de son amante, émettant un grondement sourd et rassurant.

L'air mordit sa gorge, puis ses poumons. Il était froid et agressif, tandis qu'il décollait les parois de ses alvéoles les unes des autres, et la douleur qu'elle ressentit alors était comme un coup de poignard qui lui donna envie de pousser un hurlement de protestation. Elle ouvrit une gueule encore rose et exempte de dents, elle prit une grande inspiration pour glapir et, ce faisant, commença à respirer. Petite chose geignarde dont le pelage était encore indéterminé, de ce brun fauve et un peu fumé qui la dissimulait dans les fourrés. Incapable encore de voir ou de sentir, elle rampait pitoyablement, en mouvements convulsifs, vers la chaleur du ventre maternel où son instinct lui disait de se blottir. Elle ressentit un contact et une odeur chaude l'envahit, une odeur qu'elle identifia aussitôt comme celle des siens, cette odeur qui serait, pour les semaines à venir et jusqu'à ce que ses yeux s'ouvrent, le centre de sa vie.

Une vibration qui, inexplicablement, la rassurait, faisait vibrer ses côtes fines à défaut de ses tympans encore immatures et, satisfaite, elle se tint coite, goûtant la tendresse de ces caresses chaudes et humides et la sécurité de cette chaleur familière. Elle cessa de geindre et se blottit, par instinct, contre la fourrure tendre et contre un autre corps, mouillé et tout aussi faible que le sien. Encore aveugle et sourde, elle se contentait de tendre le museau, en quête de tendresse, en quête du contact des siens, en quête aussi de la nourriture que son corps lui disait de chercher.

Le ronronnement de Snow s'étranglait dans sa gorge tandis qu'il considérait ces deux petites créatures, vivantes mais minuscules et si fragiles, si démunies! Oh, le tigre le savait bien, les petits tigres ne viennent pas au monde comme les poulains; là où le poulain voit, entend et sent, là où le poulain peut galoper, le jeune tigre est aveugle et sourd et ne peut que se traîner lamentablement sur des pattes encore incapables de le porter. Durant les semaines à venir, l'univers de ces petites bêtes se réduirait à Tueuse Amor, sa chaleur, son odeur et, peut-être dans une certaine mesure, celle de Snow. Ils étaient même encore incapables de voir à qui ils ressemblaient!

Et pourtant, l'un d'eux portait la robe blanche et noire, encore trouble, de sa mère et de son père, mais l'autre, la femelle, était une véritable surprise. Une petite boule de poils fauves, presque rouges et rayés de noir, un peu plus clairs sous le ventre. Une petite tigresse qui portait la robe que portent normalement les siens, quand les fantaisies de la génétique ne font pas d'eux des animaux blancs. Une petite femelle, une future petite tueuse, peut-être..Snow sentait une vague de tendresse l'envahir en considérant ces deux minuscules êtres. Il tendit le cou pour les lécher, lui aussi, puis interrompit soudain son geste. Il se rappelait en effet que les félins faisaient des mères farouches, voire agressives quand il s'agissait de la protection des petits et que lui, le mâle, pourrait apparaître comme un ennemi potentiel à l'instinct de sa compagne.

C'est pourquoi Snow émit un son à mi-chemin entre ronronnement et miaulement, une interrogation à l'attention de la mère. Pouvait-il? Pouvait-il l'aider à flairer et lécher ces corps frêles, pour leur communiquer un peu de vigueur, pouvait-il faire connaissance avec ses petits, pouvait-il approcher ceux sur qui, il n'en doutait pas, leur mère veillerait comme sur la prunelle de ses yeux?

Une brusque clameur épouvante le Gange.
Les tigres ont rompu leurs jougs et, miaulants,
Ils bondissent, et sous leurs bonds et leurs élans
Les Bacchantes en fuite écrasent la vendange.

Et le pampre que l’ongle ou la morsure effrange
Rougit d’un noir raisin les gorges et les flancs
Où près des reins rayés luisent des ventres blancs
De léopards roulés dans la pourpre et la fange.

Sur les corps convulsifs les fauves éblouis,
Avec des grondements que prolonge un long râle,
Flairent un sang plus rouge à travers l’or du hâle ;

Mais le Dieu, s’enivrant à ces jeux inouïs,
Par le thyrse et les cris les exaspère et mêle
Au mâle rugissant la hurlante femelle.

José-Maria de Heredia, Les Trophées

Les yeux perdus dans cet océan de fourrure, ces deux boules de poils blotties contre leur mère, Snow était bien loin de penser à Black à cet instant précis. Il savait, oh, il savait bien, que l'étalon serait plus qu'heureux d'apprendre l'évènement qui venait d'illuminer sa fin de journée. Néanmoins, les petits étaient encore, eh bien...trop petits, trop fragiles, pour être ainsi exposés aux regards du monde. Pour l'heure, ils ne devaient que survivre par Tueuse Amor et, éventuellement, lui, ne devaient vivre que par leurs deux parents, blottis et protégés dans leur giron.

Se joignant à Tueuse Amor, Snow lava les deux petits à grands coups de langue jusqu'à ce qu'ils arrêtent de frissonner et que, piaulant misérablement, ils trouvent assez de force pour se blottir contre les flancs chauds de leur mère pour y téter le lait qui, des mois durant, serait leur seul moyen de subsistance. Attendri autant qu'ému par la fragilité et l'incroyable beauté de ces petites créatures, Snow résista à l'envie de leur donner encore des coups de langue et préféra les laisser, si petits, si faibles, yeux clos et oreilles encore immatures, finir leur premier repas, le premier d'une longue série.

Il était difficile d'imaginer ces deux créatures minuscules, miniatures, en arrogants chasseurs, en animaux capables de s'en prendre à un loup ou de renverser un cheval, quand ils tétaient ainsi, blottis l'un contre l'autre, et concentrés uniquement sur la tétine qui leur tenait lieu de centre du monde. C'est alors que Tueuse Amor leva ses yeux limpides et glacés vers Snow, des regards d'un bleu froid, mais emplis de toute la chaleur du monde, une chaleur qui se diffusa dans le coeur du tigre et tout au long de ses reins. La jeune mère l'interrogeait sur les prénoms qu'il envisageait pour ses petits.

Ses petits. Le mot était magique: Snow battit de la queue en réfléchissant puis, contournant sa compagne, s'allongea contre elle du côté où les petits ne tétaient pas, pour poser sa tête sur son dos, ronronnant doucement. Il murmura, le regard perdu dans ces deux pelages duveteux:

"La femelle mérite un nom de fleur, je crois...Primevère? Non, ça ne sonne pas assez bien. Un nom de fleur, mais de chasseresse. Elle sera aussi belle et dangereuse que toi, je crois...Drosera? Ou bien Vipérine? Pour le mâle, je ne sais pas, mais j'aimerais un nom court, un nom énergique. Tu as des idées?"

Elle ne voyait rien, elle ne sentait rien, elle n'entendait rien. Mais elle percevait déjà la chaleur de ce monde chaud et duveteux, cette muraille douce contre laquelle elle se lovait avec un bonheur indicible. Elle était un petit fauve, et sa mère était contre elle, chaude et rassurante mais cela, elle ne le savait pas encore. Comment aurait-elle pu le savoir, alors que ses sensations se limitaient à la détresse, quand ses nerfs ressentaient le froid, et à la douceur quand elle se lovait contre le centre de son petit monde? Que pouvait-elle connaître d'autre que ce liquide lacté qui coulait dans sa gorge, comment aurait-elle pu deviner qu'elle deviendrait, un jour, une créature souple et musculeuse, qui, peut-être, alimenterait elle-même des boules de poils aveugles et sourdes?

Snow souriait aux anges, et il regardait, l'oeil ému, ce frère et sa soeur, le petit mâle clair comme neige, et sa soeur rousse comme les feuilles d'automne, qui tétaient à grandes goulées le lait assurant leur subsistance. Vipérine, la petite femelle, et Tueuse Amor avait accepté sa proposition. Un joli nom de fleur, pour une petite fleur à peine éclose, mais dont la consonnance quelque peu reptilienne soulignerait la dangerosité de cette chasseresse en devenir. Il voulait déjà l'imaginer, la fourrure rousse ou peut-être presque rouge, rougie de sang, du sang de ses proies, que fouleraient ses pattes massives et puissantes, cachant en leur sein des poignards d'ivoire dans leur écrin de velours. Il l'entendait déjà, sa voix, le grondement qui roulerait dans sa gorge avec tout le charme sourd qu'est celui des tigresses, et il la voyait déjà bondir après une biche affolée, dans une course somptueuse et irrépressible, dont elle sortirait gagnante.

Et l'autre...Un nom qui claque. Il était servi! Mach, c'était un de ces noms courts, un de ces noms qui donnent envie de courir, qui évoquent l'action, la soudaineté d'un bond après une longue traque, un de ces noms explosifs comme le saut d'un de ces tueurs en action, détendant leurs pattes et leurs dos dans une incroyable détente. Mach qui arborait la fourrure de ses parents, l'épaisse fourrure blanche pour l'heure fine et duveteuse, et qui saurait trouver en lui et dans ce lait qu'il tétait les ressources afin de devenir grand et puissant, aussi massif, peut-être, que son père l'était. Snow ronronna à mi-voix, et tendit un peu le cou par-dessus sa belle pour frôler de son museau le petit mâle, qui tétait avec une application incroyable.

"Si ils ont nos caractères, ils auront un fort tempérament, c'est certain! Oui, Mach, c'est magnifique. Un nom bâti pour lui...j'ai du mal à imaginer qu'il deviendra si fort et pourtant, j'en suis certain. Tu l'as annoncé à ton compagnon, toi? A Hole?"

Ils étaient si émouvants dans leur fragilité, si doux, si beaux, et pourtant d'une telle force...Snow avait partagé les tourments et les émois de Black, quand il avait rencontré Magie Noire, quand le ventre de la jument noire s'était arrondi. Il avait connu ses doutes, sa joie indicible d'être père et ce mélange de stupeur, d'incompréhension et d'émerveillement face à sa propre émotion. Il avait entendu les questions que l'étalon s'était posées et senti son amour inconditionnel de son fils. Il avait compris, sans comprendre toutefois...
Aujourd'hui, les yeux brillants, il comprenait soudain.

Snow soupira et s'allongea auprès de sa belle, appuyant son corps musclé contre le dos souple de sa compagne et posant, en fermant les yeux, sa tête sur l'échine solide de la tigresse. Il l'écouta parler, sans un mot, se berçant au son de sa voix. Oh, le timbre riche et rauque de cette femelle incroyable, ce ronronnement qui montait jusqu'aux aigus et faisait vibrer la fourrure de la belle. Oh, son odeur!
Les tigres ne vivent pas en couple. Les tigres se rencontrent, se dévisagent, prennent la mesure l'un de l'autre. Les tigres se griffent, se poursuivent, s'attaquent et se provoquent. Les tigres s'enroulent, s'entremêlent, courent et jouent, mais préfèrent le feulement au ronronnement. Les tigres s'apparient et se séparent. Mais pas toujours.
Qui pouvait dire ce que leur réservait l'avenir? Snow n'était pas de ceux qui auraient pu garder en cage une telle splendeur, mais il éprouvait le désir immense, intense, de demeurer à ses côtés. Il ne voulait pas qu'elle reste auprès de lui mais bien qu'elle vive, et lui, pour le moment, l'accompagnerait, jusqu'à ce que les choses changent entre eux, jusqu'à ce que leur monde évolue, jusqu'à ce qu'ils préfèrent, peut-être, se séparer. Ne pas faire de plan sur la comète, certes...néanmoins, Snow aimait, et aimait réellement cette femelle. A la façon libre, indépendante, des tigres et des félins en général. Mais ce soir, il était sien. Tout entier.
Avec un sourire qu'elle ne verrait pas, mais entendrait résonner dans sa voix, l'heureux père répondit:

"Je pense que j'aurais du mal à le lui cacher...mais ne crains rien, il n'avertira personne, ni Black Hole ni qui que ce soit d'autre. Je te le promets. Et ce n'est pas pour autant qu'il te dérangera, toi, ou les petits. Simplement...si un jour, tu as besoin d'un abri, d'une cachette, si un jour je ne suis pas là pour une raison ou une autre, tu pourras t'adresser à lui. Malgré ce qu'on dit de cet étalon, il a le sens de l'honneur et surtout de l'amitié ou de la famille. Il protègera ces petits s'il le doit, comme s'ils étaient ceux de Stelmaria ou d'Odyssée."

Snow sourit tandis que la tigresse lui parlait de Black, de sa relation avec lui, et le tigre blanc vint se blottir contre sa belle, comme s'il était lui aussi redevenu chaton, quémandant une part de cette tendresse qu'elle distribuait, et distribuerait sans compter -il n'en doutait pas- à chacun de ses petits. Appuyant sa tête contre elle, se mussant au creux de son épaule, il reprit, d'une voix basse:


"Mon allié, mon soutien, mon complice aussi. Depuis le temps que nous partageons nos jeux et nos guerres, parfois, il serait surprenant que ce ne soit pas le cas. C'est une drôle de relation que celle des daemons...comme un coup de foudre de l'amitié."

Savait-il, ce tigre, que l'étalon que Black avait récemment laissé fuir, laissé s'attaquer à des petits, serait le séparateur potentiel entre Black et Hole? Comment aurait-il pu deviner que, bientôt, leurs deux amis, leurs deux compagnons se retrouveraient dans des camps opposés, eux qui s'estimaient comme s'estiment les adversaires, eux que, sans qu'ils se soient réellement rencontrés, Shiki unissait comme le fil des Parques. Mais qui sait quand les Parques rompent le fil, et la vie de celui qui s'y associe?


"Il sera sûrement ravi de faire leur connaissance, ou même de jouer avec eux. Et si tu me le permets, j'aimerais vous emmener, eux et toi - toi, si tu le veux - un jour chez les léopards géants. Qu'ils apprennent à connaître leurs grands cousins me paraît important, et pour ma part, j'ai toujours adoré jouer avec les léopards des neiges!"

Ils étaient si fragiles encore, mais tant de choses les attendaient déjà ! Et quand Snow, qui s'était collé contre elle, évoquait de ce ton rêveur les jeux qui, avec le temps, viendraient, la jeune mère ne pouvait s'empêcher d'en sourire. Bien sûr, la tigresse aux yeux pâles était loin de s'imaginer que Thief et Bliss allaient disparaître, assassinés par un étalon qui porterait sur lui l'odeur de l'ami, de l'allié, du soutien et du confident de Snow. Comment Black Hole réagirait, que ce soit vis-à-vis d'elle ou de ses petits ? Haïrait-il leur sang, puisqu'il était à moitié celui de l'imposant mâle ?

Mais elle ne pouvait penser à ces heures futures, puisqu'elle en ignorait encore tout. Pour elle, cette nuit, le monde était beau, la vie valait la peine d'être vécue, et la Terre avait en fait quelque chose à lui offrir. Si elle s'était faite la plus sûre amie de l'étalon fou et torturé, elle n'était jamais entrée dans sa logique de destruction et de chaos méthodiques. Elle avait juste su être là quand il le fallait. La nuit, quand, plus jeune, Hole s'embarquait dans de fous combats contre des moulins, quand des larmes amères coulaient sur ses joues noires, elle avait été là, à mêler à son hennissement rageur son rugissement furieux ; et c'était ainsi qu'ils avaient communié, puisant de l'autre leur puissance.

Comme Black était devenu vital à l'équilibre de Snow, Tueuse Amor se sentait incapable de vivre sans l'ombre ami et aimé du Shikaku.

« Et nous irons avec toi voir ces cousins. Découvrir la glace, en apprendre les pièges et s'y familiariser ne leur sera que bénéfique pour la suite. »

Elle ne voulait plus parler, comme s'il fallait désormais économiser chaque mot, que le silence s'installe, qu'il apaise les âmes et endorme les consciences. Que la nuit passe et que le jour se lève pour être sûr que ces deux amours n'étaient pas qu'un rêve sournois.

[on clôt maintenant, alors?]

Storm hocha la tête et sourit, puis il vint s'étendre contre sa belle, laissant la place chaude et douce, près du ventre, à ses petits. Il en avait bénéficié, de la fourrure ondoyante de sa belle, il pouvait bien leur laisser la primauté du contact tendre et que tous, enfants ou amants, désiraient ardemment. Redressant la tête, il la dévisageait comme quelque temps auparavant, quand elle dansait autour de lui et franchissait les crevasses enflammées, belle et insaisissable mais poussant à la traque, comme désirant d'être saisie et rejointe par celui à qui elle avait fait l'honneur de l'élire comme compagnon d'une nuit. Il se souvenait encore de ses yeux brûlants, de son corps chaud qui se tordait et ondulait, et de sa voix grave, rauque, presque coléreuse et surtout féroce. Il restait de cette rage, de cette fierté féline dans le port de celle qu'il admirait désormais, lovée autour des siens qui, béats, goûtaient la chaleur d'une fourrure qu'il avait humée avant eux. Tendre et paisible, elle n'en demeurait pas moins tigresse, et sa férocité n'était que voilée par le regard doux de la mère qu'elle était.
Snow poussa un soupir et cala son corps contre le sien, s'enroulant contre elle comme elle s'était lovée autour des deux innocents, bien incapables de sentir et de voir au-delà de cette mamelle et de ce poil chaud, de cette odeur qu'ils avaient apprise et qu'ils n'oublieraient jamais plus. Il souriait, heureux, et vint poser sa tête devant elle, sur ses pattes avant, avec un sourire, laissant son crâne, sa nuque, ses oreilles, parties sensibles et fragiles, à la disposition de sa farouche compagne de jeux. Sa gorge vibrait, sous les poils, contre l'avant-bras de Tueuse Amor tandis qu'il répondait :

"Nous irons. Un jour...mais pour l'heure, laissons-les dormir."

Et pour l'heure, dormons, n'ajouta-t-il pas car il savait bien qu'elle devinerait les mots sous les phrases, et il espérait, tandis qu'il fermait les yeux, qu'elle accepterait son invitation et viendrait appuyer sa tête sur la sienne, gardant un oeil sur les petits comme il scrutait l'horizon, mais goûtant comme lui la sérénité et la magie d'une nuit si mémorable.

[Ok, je verrouille ! ^^]