New day, new people [LIBRE]

La toundra, couverte de la neige tombée la nuit, s'endormait doucement, glissant vers ce long et triste sommeil, le sommeil des glaces. Le sommeil de l'hiver, quand les territoires du Clan de Glace, verdoyants en été, se drapaient dans un voile de neige, mi-velours mi-soie, s'y dissimulaient et y préparaient, en secret, le prochain printemps. C'était calme, et c'était blanc, blanc et bleu, à peine parsemé de quelques traces de passage, ici un daim et là un fauve...bientôt viendrait le blizzard, hurlant et faisant sonner la neige sur le crâne et les tempes de qui commettrait l'erreur de s'aventurer dans les terres immaculées. Terres farouches, terres qui recrachaient, laissaient frigorifié, pantelant et pitoyable quiconque n'avait pas appris à les connaître ni à les aimer. Terre à l'image de ceux qui la peuplaient, qu'ils soient chevaux, loups ou fauves.
Black gratta le sol du sabot et sourit. Son instinct ne l'avait pas trompé, sa mémoire non plus: ici, au pied du chêne gris, tous les ans on trouvait de l'herbe, brune, sèche, mais néanmoins nourrissante et un en-cas suffisant. L'étalon noir s'ébroua, chassant une buée opaque de ses naseaux, et inclina la tête pour se restaurer. Puis, tout en mâchant, il jeta un oeil alentours. Sur la blanche toundra, par temps clair, rien ni personne n'était plus visible que lui: grand, longiligne et noir, noir comme nuit, comme une statue d'obsidienne, de ce verre d'ombre volcanique, coupant, tranchant, luisant, il ne pouvait que détonner sur le velours neigeux!
Mais il ne craignait pas d'être repéré. D'abord parce que c'étaient là ses amis, les chevaux des Glaces ou du moins, ses alliés. Parfois même ses compagnons...ainsi, son idylle avec Sorrow Life ne passait pas inaperçue, très loin de là! Très, très loin...Black se prit à rêver à la compagne de ses jours et l'ombre de ses rêves. Blanche et mouchetée, elle était quelque part dans ces neiges d'hiver, avec son clan, certainement, loin de lui mais si proche, car elle était sienne. Autant que lui lui appartenait. Il n'était pas dépendant de beaucoup, le grand cheval noir, mais ceux qu'il aimait, il les aimait plus qu'à la folie, de son amie Stelmaria à son amante Sorrow Life, en passant par son meilleur ami Equinox. Sorrow Life qui, il l'espérait de plus en plus, porterait un jour son fils ou sa fille...
Black se prit à sourire en revoyant en esprit sa dulcinée, sa robe pâle, sa tête fine et ses membres légers. Oh, ce corps gracile mais pourtant musclé, dont il était fou! Les naseaux fins de Sorrow Life, son regard doux semblaient faits pour choyer un poulain, après tout, et l'étalon noir prenait plaisir à imaginer sa compagne comme mère, mère de son poulain, l'imaginer alanguie comme l'avait été Magie Noire...ou véritable pile électrique, à l'aune d'Odyssée durant sa gestation, l'imaginer ventre rond et surtout, lui avec elle, à ses côtés, veillant sur elle, la voyant jour après jour s'arrondir, voyant jour après jour son poulain grandir en elle, puis à leurs côtés à tous les deux. Stelmaria comme Equinox seraient heureux pour lui, il en était sûr, car ses deux vieux amis connaissaient le passé trouble de Black en matière de famille.
Cependant, Black, à cet instant précis, ne cherchait pas vraiment à rencontrer ses vieux amis. Oh, s'ils venaient, il leur ferait fête, mais aujourd'hui était un des rares jours où le chef du Clan de l'Ombre quêtait de nouvelles têtes, hostiles ou amicales. D'un coup de tête, Black balaya donc ses rêves de félicité et s'en fut, au petit trot, sur la neige encore vierge de toute marque, sa longue queue noire flottant derrière lui comme une bannière. Qui viendrait? Poulain, adulte? Ami, ennemi? Compagnon de jeu, adversaire de combat, bien que les deux soient liés pour lui? Peut-être un simple compagnon de marche...

Un moment auparavant, lorsque le ciel n'avait pas retiré son manteau de coton, c'était à peine si l'on distinguait la voute céleste des terres enneigées. Le vent avait sifflé bien fort et les terres de la Glace n'avaient, semblait-il, jamais porté aussi bien leur nom. Dans l'atmosphère légère d'une aurore qui n'existait plus, les terres étaient revedenues silencieuse, et le mistral s'en était doucement allé, avec son haleine glacée et les échos qu'il portait. Une tranquilité qui n'était que la face miroitante de la Toundra. On la disait féroce, sans pitié. En cet instant, elle n'était qu'une étape de plus dans l'étrange pèlerinage de la petite Fidèle au regard azuré.

Tara s'ébroua, chassant de ses yeux les mèches de plus en plus longues de son toupet crème. Les naseaux frémissants dans l'air froid du matin, elle allait d'une foulée légère et franche. La neige crissait sous ses sabots, avec les bruissements d'un murmure léger. Apaisée, la petite jument n'aurait su dire ce qui l'avait poussée à s'aventurer plus loin encore en ces terres qu'elle n'avait jamais visité. Les terres lointaines du Nord, celles des grands fauves, des loups au pelage acier et des disciples de la féroce Stelmaria.
Peut-être était-ce tout ce mystère qui régnait autour de ce Clan et de sa meneuse, de la Malédiction, ou bien simplement une envie de découvrir autre-chose que ce qu'elle avait déjà. Elle connaissait la mer et ses rouleaux sur le plages, les longues plaines sur lesquelles elle avait déjà tant galopé, les collines, les montagnes. Mais loin là-bas, entre les crocs du froid, étaient des terres qu'elle n'avaita jamais vues.

Lorsqu'elle était plus jeune, son mentor lui avait décrit tous ces endroits où elle pouvait aller. Leurs soirées, après de longues journées de marche, de découvertes et d'entrainement au combat, étaient peuplées par les légendes des peuples de tous les territoires et de toutes les époques. Et un soir, il lui avait parlé de Stelmaria, la rouge jument qui menait les Glaces. Par-delà les neiges, sous les vents les plus féroces, vivent de ces chevaux que l'on rencontre pour ne plus jamais les oublier. Elle baissa la tête. Courage lui manquait. Depuis de nombreuses lunes déjà, il sembliat s'être évaporé, avoir disparu. Ou peut-être était-il simplement parti, suivant l'instinct qui les menait tous sur le chemin de leur destinée. C'avait été pour elle un mentor d'exception, et il en avait fait une jument apte à survivre et à décider parmi la multitude de voies que la vie lui offrirait.
Il n'avait pas été là lorsqu'elle avait été nommée Fidèle. L'arrivée d'Arpango avait été comme une révélation. Une bousculade, le coup d'épaule qui avait orienté son existence. Elle avait su que sa vie serait toujours guidée par la Déesse Mère, et ceux qu'elle enverrait sur son chemin. Et elle allait son chemin sans le moindre remord.

Un mouvement à l'horizon la tira de ses pensées et elle redressa légèrement la tête, ralentissant le trot. Sur la piste glacée qui semblait s'étendre à l'infini se dessinait une silhouette sombre, tache d'encre sur la neige. Peu à peu, alors qu'elle avançait vers cet inconnu, elle le vit apparaître plus nettement. C'était un étalon à la robe de jais, lancé lui-aussi dans des foulées rapides et sèches. Alors qu'il se rapprochait, la jument se douta de son identité. Son mentor lui avait aussi parlé des Ombres. Alliés à la Glace, ils vivaient dans des terres peu accueillantes, où chacun était maître de sa propre existence. Une option intéressante pour les chevaux peu gréagires, mais qui préféraient rallier l'un des clans.
La distance se rétrécissait progressivement entre elle et celui qu'elle pensait n'être autre que Black, le cher de cesdits Ombres. toutefois, elle ne s'avança pas - quel malheur si elle se trompait - et se contenta de lancer un léger hennissement de son timbre chantant pour la saluer et, dans l'hypothèse presque improbable où il ne l'aurait pas remarquée, attirer son attention.

Un ciel de neige régnait jusqu'à il y avait peu sur les terres blanchies de la toundra. Un de ces cieux gris et blanc, tout en nuances de lumière, un de ces cieux exceptionnellement lumineux et pourtant exceptionnellement lourds, pesant sur les épaules comme une chape, une cotte de maille en acier pur. Elle avait l'air si douce, la toundra, sous ce ciel dégagé! Mais ceux qui la connaissaient connaissaient aussi son dégel, quand, se séparant de son voile d'hiver, la toundra dénudait l'herbe rase et le sol, et dénudait par la même occasion de bien macabres présents...corps gelés, vestiges des morts de l'hiver, sur lesquels la neige fondait avant que ne fonde la chair, aussitôt dévorée par les grands fauves qui, connaissant bien le filon, envahissaient la plaine au dégel. Et la toundra gardait ainsi son visage paisible, nettoyée par ses habitants des vestiges de la mort et du froid, tandis que les os enfouis dans le sol spongieux nourrissaient les plantes d'été.

Mais pour l'heure elle était blanche, paisible, et une certaine lumière y régnait, car le soleil venait de se lever. Il ne tarderait d'ailleurs pas à se recoucher, dans cinq heures peut-être. Sur la banquise, le jour durait à peine une ou deux heures mais ici, la lumière parvenait encore...même au plus fort de l'hiver, la toundra, à la différence des autres terres de glace, connaissait encore une aurore et un couchant. Même au plus fort de l'hiver, la lumière pouvait encore magnifier ce paysage tout drapé de blanc, cette vaste plaine où le sabot ne trouvait que neige, froid, et herbe brune brûlée par la glace. Plus loin, plus au nord, ce serait bientôt la longue nuit d'hiver qui s'installerait, le blizzard dans l'ombre, et les étoiles, pâles gardiennes, trop peu visibles dans les effroyables tempêtes. Bientôt plus de soleil au nord...

En attendant, sous la clarté solaire, dans le halo éclatant de la neige, on n'aurait su ne pas voir l'étalon noir qui trottait toujours. Tout aussi facilement qu'il avait été vu, il repéra une forme mouvante un peu plus loin, corps clair et sabots sombres, une allure heurtée comme un cheval qui trotte. Black sourit et allongea un peu l'allure, orientant son pas dans la direction de l'animal, lequel fit de même: la toundra était bien vide ce jour là! Au fur et à mesure qu'elle - car cette silhouette ne pouvait être celle d'un étalon, même très jeune - s'avançait, Black identifia une jument gracile, d'une robe pâle, mais qui paraissait grise en comparaison de l'éclat de la neige. Petite jument, petite fleur d'hiver, à la robe qui maintenant paraissait pie claire, pie crème peut-être.

Son timbre, quand elle appela, était indéniablement celui d'une jument, et pas une jument à l'aune de Stelmaria, qui trompettait comme un étalon aurait pu le faire! C'était le ton doux, frais, gracieux d'une jeune femelle comme aurait pu l'être Stella, la compagne de Sun Star, dans ses jeunes années. Un ton délicat et léger, non pas fragile, mais féminin et encore plutôt jeune. Néanmoins, Black ne se priva pas du plaisir de lui répondre, par un hennissement qui n'engageait à rien. Sa voix à lui était indubitablement mâle - il est des timbres qu'on ne peut contrefaire! - et, si il n'avait pas employé le ton impérieux dont il était coutumier face à un opposant politique, il respirait néanmoins la confiance en soi. Il n'avait pas été exubérant, non plus. Poli et sûr de lui, voilà tout, tandis qu'il rouait l'encolure et haussait un peu plus haut ses genoux à chaque foulée.

Porté par la nouvelle amplitude de son pas, son dos oscillait de droite et de gauche tandis que son trot s'apparentait à une figure de haute école, à un trot dansé, rythmé, cadencé. Sa courte crinière caressait son encolure, son long toupet flottant sur son chanfrein vertical, et sa longue queue noire ondulait de droite et de gauche comme animée d'une vie propre. Quand la jument face à lui paraissait, sur la neige, moins pâle, lui n'en était que plus noir encore, tout en nuances d'ombres et d'encres, noir de jais, noir d'ébène et noir d'obsidienne, noir de charbon ou noir corbeau. L'étalon ralentit son trot en prenant un pas de plus en plus vertical, jusqu'à presque piaffer au moment où il s'arrêta, à environ dix pieds de la jument pie.

Là, il redressa la tête et dégagea le toupet qui lui masquait la vue d'un coup de tête, puis esquissa un léger sourire. Un de ses sourires, froids et presque sarcastiques, mais en même temps empreints d'une once de chaleur, et d'un fond de séduction. Son regard, toujours direct et perçant, saisissant parce qu'aussi noir que sa robe, ne parcourut pas tout de suite le corps de la jument mais se riva directement dans ses yeux, curieux, presque taquin. Tout son corps était tendu, non par peur, mais attentif, simplement attentif et sûr de lui, tendu mais en même temps plutôt relâché, dans une posture charmeuse. Il sourit. Il avait beau être d'humeur badine, il ne savait pas commencer une conversation avec une jument sans un compliment mi-galant mi-ironique:

"Ma foi, la neige a beau recouvrir toutes les plantes, on croise néanmoins de bien jolies fleurs sur la toundra!"

Puis, avec un sourire et esquissant une révérence, en rouant l'encolure:

"Mais pardonnez-moi de ne pas m'être présenté. Black, chef du Clan de l'Ombre. A qui ai-je l'honneur?"

Il s'était avancé à foulées souples et régulière, en une cadence parfaite jusqu'à ce qu'il ne fiche finalement ses quatre sabots dans la poudreuse. On aurait presque dit qu'il dansait, tout de noir vêtu, en se jouant de la neige et du froid qui régnait. C'était donc bien lui. Son instinct ne l'avait pas trompé. Il se découpait si nettement sur le sol ouaté que la jument semblait effacée, fondue à la neige, à côté de ses brillantes ténèbres. Frêle fantôme apparu au coeur de cet hiver naissant. Elle s'arrêta à son tour et attrapa son regard lorsqu'il se releva de son salut, une lueur amusée brillant dans l'innocence de ses prunelles bleues. Elle n'en méritait pas tant. Qui était-elle, face à lui ? Elle était aussi effacée dans le monde que dans cette toundra enneigée. Discrète et mobile, impossible à attraper deux fois au même endroit. Peut-être l'avait-on déjà cherchée sans la retrouver, cette colombe toujours trop vite envolée. Elle laissait dans son sillage de nombreux souvenirs, et toujours ce sourire, léger et joueur, presque enfantin. Mais elle n'était plus une enfant. Plus vraiment. Elle l'oubliait sans doute parfois.

Elle détailla rapidement ledit Black, ayant noté qu'il avait eu la politesse de la voir à travers ses yeux plutôt que par sa petite silhouette. Si elle était de taille plutôt modeste malgré sa silhouette élancée, lui était tout en hauteur, avec ses longues jambes et son cou arqué. Sa crinière était - aussi surprenant que cela ne puisse sembler - plutôt courte, si l'on exceptait son toupet, fourni et retombant largement sur son chanfrein. Elle avait remarqué qu'il le rejetait en arrière. Sans le ferait-il encore ; amusante mimique. Il était donc de haute taille - ce qui lui donnait des allures bien chétive maintenant qu'ils étaient plus proches -, mais n'avait pas l'allure efllanquée de certains, aux jambes trop grandes et aux flancs trop maigres. Non. Les muscles qui dessinaient sa silhouette en avaient fait un beau cheval, que l'on sentait puissant sans être un concentré de force comme elle en avait déjà croisé. Un équilibre agréable, qu'il savait visiblement mettre en valeur puis que le trot bondissant qu'il avait adopté ne savait qu'accentuer cette impression de puissance légère.

Tout cela ne dura qu'une seconde, à peine, avant qu'elle ne replonge dans ses iris noirs. A son tour, elle inclina la tête, naseaux presque jusqu'au sol, ses crins crème cascadant autour de sa mince encolure.

"Je ne saurais mériter un tel compliment, mais je vous en remercie, Seigneur Black." répondit-elle. "Mon nom est Tara, Fidèle et solitaire."

Elle n'avait pas d'ennemi en ce monde. Jamais encore elle n'avait eu l'occasion de haïr. Simplement d'apprécier et de regretter. Les visages dansaient dans ses souvenirs, et aucun ne lui inspirait méfiance ou colère. Non. Ainsi que la Déesse le souhaitait, son peuple, les chevaux, et toutes les âmes qui le composaient ne faisaient qu'un pour elle. Elle ne leur voulait aps d emal, et tâchait d'espérer qu'il en était d emême de leur côté. En revanche, elle se doutait qu'il n'en était pas de même pour le commun des mortels. Pour celui qui se tenait devant elle, en totu cas.

"Vous êtes bien loin de vos terres." Fit-elle doucement remarquer, sans la moindre once de sarcasme ou d'agressivité.

Plutôt petite, même pour une jument, elle n'en était pas moins très bien proportionnée, songea Black en laissant courir ses yeux sur la jument, sans gêne aucune. Il avait toujours considéré comme hypocrite de détailler une femelle d'un regard furtif, discret et vite détourné, un regard qui craint de se révéler. Tara, puisqu'elle était Tara, était certes petite mais aussi une jolie jeune jument, et il ne lui ferait pas l'affront de la reluquer de manière éhontée. En revanche, Black ne comptait pas se priver non plus du plaisir de parcourir du regard cette robe soyeuse, cette tête bien dessinée, ces jambes fines et légères, ces petits pieds ronds, ces crins brillants, pour revenir enfin à un regard d'or sombre et liquide. Pour ne pas paraître discourtois, car il savait bien que certaines n'aimaient pas être détaillées de la sorte, il lui adressa un sourire plutôt chaleureux.

Black aimait et admirait les juments, les belles juments particulièrement, et n'avait jamais vu où était le problème avec cela. L'admiration ne va-t-elle pas de pair avec le respect? Manifestement pas selon certains, qui étaient prompts à s'offusquer des jeux de charme de l'étalon noir ou de sa façon de détailler les nouvelles venues. D'autres, non moins nombreux, lui avaient fait une réputation de séducteur et lui inventaient des aventures avec toute la gent féminine sabotée. Ragots et commérages qui finissaient toujours par être rapportés aux oreilles de Black, grâce à Snow, ou grâce à une connaissance, et dont il pouvait donc rire à loisir avec celle que la légende faisait son amante, et qui était bien plus que cela: son amie. Stelmaria. En tous cas, son regard parcourant la jolie jument n'avait rien d'irrespectueux ni de celui de Snow contemplant une belle pièce de viande.

Elle était plus petite, bien plus petite que lui, et plus fine, ce qui lui donnait des apparences graciles, fragiles, d'où le nom de fleur que Black lui avait aussitôt donné en son for intérieur. C'était le genre de jument à l'allure délicate cachant, probablement, une grande force intérieure, un mélange raffiné de fragilité, de féminité et d'ardeur. Son regard respirait l'ouverture, l'amour: le genre de regard sans à-priori que Moondance portait aussi sur le monde, quoique celui de la petite-fille de Black fût aussi empreint d'une sagesse et d'une sagacité à nulle autre pareilles. Le vestige de son héritage en tant que Nomade, tandis que la jument qui lui faisait face était, elle venait de le dire, une Fidèle. Une étincelle de curiosité traversa l'oeil de Black. Ceux de ses sujets qui étaient Fidèles étaient peu nombreux et pourtant, eux comme les chevaux des Glaces étaient peut-être les plus proches du culte antique...sur les terres des Glaces, comment ne pas rendre hommage à la force impitoyable et pourtant magnifique de la Nature, des glaces et des neiges, mais aussi au soleil du jour boréal, à l'herbe grasse des étés et à une terre qui, de cruelle, devenait mère aimante? Quant aux chevaux de l'Ombre, ils avaient certes la culture de l'indépendance, mais aussi celle du combat.

C'était en vérité un certain esthétisme qui prédominait, l'amour de la chorégraphie du combat plus que celui de la mort et de la haine. N'était-ce pas assez proche de ce qu'enseignait l'étalon alezan chef de file des Fidèles, le dénommé Arpango? Le seul point qui les séparait était peut-être la croyance en une Déesse Mère, que Black ne partageait absolument pas, et cette certitude que tous les êtres étaient frères et soeurs. L'étalon noir cultivait l'indépendant et la solitude, comment aurait-il pu croire qu'un cheval comme Liberty était sa soeur d'âme? Il l'admettait volontiers, certains lui étaient plus que chers, et l'expression "âme soeur" prenait tout son sens quand il songeait à Equinox, sont vieil ami ou, dans un registre plus tendre, à Sorrow Life. Cependant, l'amour que Black portait à ses semblables se limitait à ceux de son sang, et à un cercle restreint d'amis, tant la méfiance était sa façon de vivre. L'étalon noir avait vite appris, au fil des désillusions, à ne jamais montrer ni son vrai visage, ni sa nature profonde. Et sa froideur prenait parfois des allures de mépris, voire d'isolement volontaire: il n'aimait pas réellement le commerce de ses semblables.

Il inclina la tête en réponse à la remarque, sans sous-entendu apparemment, de la jolie jument pie, et répondit sur le même ton. Puisqu'elle se montrait courtoise, pourquoi se serait-il montré froid? Seuls ceux qui le défiaient goûtaient à sa vindicte:

"En effet, Tara, je ne suis pas chez moi. Cependant, depuis des années maintenant, mon clan et le clan des Glaces sont des alliés, si bien que je suis toujours, et je le sais, le bienvenu ici. Alors, pourquoi ne pas profiter de la beauté de ces terres boréales? Bien sûr, les territoires de l'Ombre sont tout aussi splendides à leur manière, mais ceux-ci brillent par leur magnificence. D'autre part, j'éprouvais l'envie de rencontrer de nouveaux visages."

Petit sourire en coin, presque taquin, mais néanmoins sur fond de charme:

"De ce point de vue là, je suis servi."