Traquée (Shiki)

La lumière chaude tombait sur la Cache des Daims. C’était un le territoire de Black et du Clan de l’Ombre, du cheval noir réputé pour son intransigeance envers les intrus. Nul n’aurait osé s’aventurer ici sans une petite crainte au cœur, un peu de prudence, l’éternelle question : vais-je rencontrer un de ces guerriers féroces du Clan de l’Ombre ? Ou pire, Stelmaria. Black et la Jument Rouge, deux légendes vivantes, deux combattants redoutables, alimentaient bien des récits d’horreur au sein des Clans ennemis. Pourtant, quiconque les connaissait découvrait vite que ces deux êtres réputés froids étaient en réalité de grands sensibles, pour ne pas dire des hypersensibles. Ceci était particulièrement vrai dans le cas de Black, véritable écorché vif qui se protégeait derrière une carapace de froideur et de dureté, le cœur laissé à vif par la mort de son fils et l’abandon de sa compagne.
Pourtant, l’étalon gris qui parcourait la forêt estivale d’un trot allègre ne semblait pas redouter le tueur noir. Il fallait dire que Shiki, le petit Shiki devenu si grand, était le fils d’Aglow Star et d’Odyssée. Cela faisait de lui un véritable trait d’union, lien vivant entre Stelmaria, mère d’Aglow Star, mentor d’Odyssée, et Black, père spirituel de la jument grise. Sur les terres de la Coalition du Nord, le jeune Shiki ne craignait rien ni personne. Tous connaissaient son allure, et surtout son caractère sacré ; qui aurait osé toucher à un animal si cher au cœur des plus grands combattants des lieux ? La lourde menace des Shikaku ne gênait pas non plus le jeune prince altier, drapé dans son pelage gris, miroitant sous le soleil du soir, arborant fièrement un corps et une musculature qui se découplait, se ciselait et s’approchait chaque jour davantage de l’allure de son grand-père Equinox : grand et nerveux, mais musclé. Il était beau, devenu beau et musclé, Shiki, et déjà les juments se retournaient sur son passage. Pourtant, le jeune étalon le sentait, son cœur battait avant tout pour la nymphe dorée rencontré un beau jour, au cœur des Terres de Glace.
Alors que Wild Horses, sous la férule des Shikaku, était en plein émoi, en plein trouble, alors qu’Odyssée et Aglow Star avaient été faits prisonniers, Black et Stelmaria défaits, c’était l’amour qui agitait le plus les pensées du jeune mâle. L’amour, et une sorte de chagrin aussi…sa bien-aimée avait été prise pour cible par les Shikaku, et Shiki avait également appris que la jument dorée, rattrapée dans les broussailles par Si Beau, avait été…même à penser, le mot était dur pour le jeune cheval, qui accéléra le trot et prit le galop, trouvant dans l’activité physique un exutoire à sa rage devant l’humiliation infligée à sa dulcinée. Il courut un temps avant de s’apaiser et de revenir à un trot aérien, se dirigeant vers la Cache des Daims, où il avait ses quartiers ces derniers temps. Un bruit caractéristique retentit alors qu’il traversait bruyamment les fourrés menant à cette clairière moussue ; celui d’un cheval qui sursaute ou réagit vivement.
Et quand il la vit, sa nymphe, sa déesse, drapée dans sa robe d’or encore réchauffée par le soleil du soir, sa belle demoiselle, sa reine, mais une reine exténuée et manifestement à bout, Shiki sentit son cœur s’emballer. Il aurait voulus e précipiter, contre elle, la serrer contre lui, s’enivrer de son odeur et l’aider, faire tout ce qui était en son pouvoir pour elle. Son amour, sa beauté, qu’il n’avait pas su protéger. Comme il s’en voulait ! Et son remord se lisait dans ses yeux anthracite tandis qu’il demeurait là, hésitant presque à s’approcher d’elle, gauche et malhabile :

« Moondance… »

Il finit par venir, doucement vers elle. A petits pas circonspects, et effleura de son nez le col doux de la jument, comme craignant de la blesser :

« Je…ça va ? »

Surpris, il tressaillit quand elle bondit d’un geste vif vers lui. Biche effarouchée, plus leste qu’Edelweiss bondissant sur une proie, elle fondit sur lui et se blottit, se mussa contre son encolure qui déjà s’était épaissie, prenant les courbes d’une encolure d’étalon, puissante. Shiki sentit brusquement son odeur l’environner comme un parfum entêtant, enivrant, sa longue crinière claire frôlant sa robe tandis qu’elle se lovait contre lui. Il arqua la nuque et appuya son menton contre l’encolure de la demoiselle, de sa déesse. Son cœur battait la chamade entre ses côtes ; la jeune jument, encore proche de l’enfance, qu’il avait rencontré voilà quelques lunes était devenue une jument en pleine fleur de l’âge, avec encore cette grâce particulière, cette fraîcheur de l’adolescence, mais déjà les courbes d’une adulte. Et puis, les derniers évènements les avaient fait mûrir, tous les deux, balayant les dernières traces d’une enfance innocente et pure.

Shiki l’accueillit contre elle dans un geste qu’il n’aurait jamais cru possible un jour. Il la respectait, il l’aimait, inaccessible et si belle, si belle ! Jamais ils ne s’étaient autorisés, l’un ni l’autre, de contacts si proches et de gestes si tendres. Pourtant, l’évolution de leur relation à tous les deux avait rendus naturels ces mouvements et ces rapprochements. Ce qui n’avait été au début qu’une attirance physique, car ils étaient tous deux beaux et bien faits de leur personne, devenait un véritable attachement, et, il fallait bien poser le mot, de l’amour.

Moondance eut le temps de lui répondre qu’elle allait bien, que ça allait…avant de fondre en larmes. Tièdes gouttes d’eau qui ruisselèrent le long de la robe lustrée de Shiki, contre laquelle Moondance avait appuyé son visage, tandis que le jeune étalon encore maladroit cherchait désespérément un moyen de la rassurer. Il finit par la serrer contre lui, doucement, respirant son odeur et l’entourant de sa propre présence, murmurant quelques mots apaisants. Ces mots qui viennent tout bas, tout seuls, ces mots sans grand sens dont seul le ton importe, et qu’on souffle sans se soucier de leur inutilité, simplement par empathie ou sympathie, simplement pour calmer. Allez, allez…mais étais-ce « allez, ne pleure plus » ou « allez, pleure si tu veux » ? Il n’en savait trop rien. Elle était là, elle était contre lui, et il aurait juste voulu apaiser son malaise, mais si elle avait besoin, tout simplement, de craquer, il était d’accord pour jouer le rôle de l’épaule où s’épancher. D’accord pour tout, tant qu’elle était là.

Alors il appuya sa tête sur son encolure, plus fort et plus tendrement encore, attendant juste qu’elle se calme, attendant que les larmes diluent un peu ce qui les provoquait. Là, silencieux, mais présent et prêt à tout pour elle…et pour dire cela, il n’était nul besoin de mots. Son souffle chaud, ses mouvements tendres et presque protecteurs, quelques murmures, tout aurait pu prouver à Moondance qu’il serait toujours, toujours là pour elle, et qu’il était là aussi qu’elle désire parler, ou pleurer, ou jouer.

Shiki ne bougeait pas. Elle pleurait et ses larmes le désolaient, mais pourtant, il aurait désiré la garder contre lui pour l'éternitéé, qu'elle pleurât ou non. Ainsi se trouvait-il dans un état mêlé, entre empathie et béatitude, tiraillé. Moondance rompit cet étrange dilemme quand, ses larmes taries, elle s'appuya contre lui avec une forme de confiance, dont le jeune étalon fut si gratifié qu'il s'en sentit grandi, comme regonflé à bloc, prêt à défier le monde entier pour que jamais, au grand jamais, elle ne se sépare de lui. Sa dulcinée, si belle malgré les traînées sombres des larmes au coin de ses yeux, finit par lui demander de ses nouvelles d'une douce voix hésitante, qui fit battre encore plus vite le coeur de Shiki.
L'étalon argenté appuya son nez contre son col:

"Faible? Crois-tu? Tu me fais plutôt l'effet de la personne la plus forte que j'ai jamais rencontré..."

Etrange sensation, étrange sentiment qu'il percevait avec une telle intensité pour la première fois de son existence, et qui faisait bondir son coeur, le réchauffant comme un feu ardent. Oui, il l'aimait, il était amoureux d'elle et pas seulement attiré par Moondance. Il aurait voulu la suivre jusqu'au bout du monde ou l'y mener, la protéger ou combattre à ses côtés. Et quand les naseaux de la jument dorée touchèrent son poitrail, Shiki sentit sa peau frémir. Appuyant à son tour son nez contre l'encolure, si douce, à l'odeur suave, de la jument, il ferma les yeux, pour goûter ce contact inespéré. Instant d'éternité. Quel dieu avait donc suspendu le temps de la sorte? C'était comme si tous, sauf lui, retenaient leur souffle au coeur du petit monde de l'étalon...Jusqu'à ce que, rassemblant son courage, il énonce enfin la vérité la plus difficile à dire au monde:

"Moondance...je t'aime."