Rédemption

REDEMPTION

C'était le temps terrible où les aigles géants carnivores semaient la terreur sur les terres de Wild Horses. Le temps où chaque jument craignait pour son poulain. C'était l'époque où vécut un cheval, un véritable monstre, qui débarrassa le monde de l'horrible menace. Un élu. Un tueur devenu héros. Un véritable phénix renaissant de ses cendres.
Ceci est l'histoire d'une rédemption.

L'oiseau massif revint en un arc de cercle meurtrier, ses serres tendues vers lui. Il esquiva, vif et agile, mais les griffes ouvrirent une profonde plaie sur son épaule soyeuse, et le sang brûlant ruissela, coulant sur son pelage brun. Ignorant la souffrance, il se cabra et saisit une des pattes entre ses dents. L'os craqua et le rapace cria, battant des ailes, mais il tint bon. Lorsqu'il le lâcha, l'animal volant chuta lourdement sur le sol. Un serpent énorme qui s'approchait tenta alors de mordre le plumage de la bête, mais le rapace volta avec vivacité. Ses serres énormes plaquèrent au sol le beau reptile vert pâle, et son bec s'abaissa brutalement, une fois. Le serpent sursauta de tout son long corps. Ses yeux clignèrent. Il murmura un simple mot:
« Phénix... »
Sa voix était rauque et faible, mais l'étalon l'entendit.
« Swaan, non!! »
Avec un cri poignant de détresse, de douleur et de rage, Phénix tourna la tête vers le serpent, juste à temps pour voir s'éteindre la flamme dans son regard. Son corps musclé amolli par le trépas, roula sur le côté où il resta tandis que l'aigle s'envolait d'un air triomphant. Puis, de nouveau, l'énorme bête fondit sur le cheval brun qui se cabra à nouveau, tâtant l'air de ses sabots, cherchant à refermer ses dents sur l'autre patte. Les griffes d'une serre lacérèrent le visage de Phénix qui mugit de souffrance et, d'un bond prodigieux, happa l'énorme aigle par une aile. Retombant sur ses pieds il tint bon malgré les gestes saccadés de l'animal et le battement de l'autre aile, qui menaçait de l'assommer. Sonné, le cheval s'ébroua sans lâcher l'oiseau. D'un geste brusque, soudain, l'animal captif parvint à planter son bec puissant dans le cou de son adversaire. Phénix tressaillit lorsque le sang se mit à couler, en longs jets rythmés propulsés par un cœur qui déjà s'affolait. Frémissant, vacillant déjà, il lâcha l'aigle qui tomba un instant, le cloua au sol d'un sabot tandis qu'il levait l'autre. Le regard hagard et l'esprit trouble, il abaissa son pied dur. Le crâne rond de l'oiseau éclata avec un bruit écœurant et le rapace poussa un cri d'agonie. Il demeura immobile, ailes en croix, lorsque l'étalon le lâcha.
Phénix, lui aussi, était mal en point. Son sang, noirci par l'oxygène, ruisselait sur son encolure et son poitrail, et la plaie n'était pas près de se refermer. La taille de la déchirure dans l'artère, la quantité de sang qui s'enfuyait à chaque pulsation, l'affaiblissement rapide du combattant ne laissaient que peu de doutes sur sa survie improbable. Il tituba un peu, s'éloigna du cadavre de l'aigle, tremblant. Sa vue se brouilla tandis qu'un de ses genoux ployait, puis l'autre. Ses muscles incapables de supporter son poids, il roula sur le côté, parvint à lever la tête. Devant lui, rendu flou par le voile noir qui couvrait les yeux de Phénix, gisait le serpent, Swaan, immobile, l'air serein. L'étalon poussa un râle, un gémissement de douleur. Il savait qu'il allait mourir, sentait venir la Faucheuse, son souffle glacé sur son corps engourdi...mais ce n'était pas si désagréable. Même la douleur s'estompait à présent, et il allait retrouver Swaan...fixant les yeux jaunes et vides de son ami, Phénix laissa la mort s'emparer de lui. Il revit, tandis que le monde alentours s'effaçait, son parcours, sa vie, tout ce qui l'avait mené ici...
Le destin d'un héros.

Un beau matin, sous un ciel vespéral. Une jument se redresse doucement, et, du bout de son nez doux, effleure un jeune cheval trempé qui découvre à peine la vie. Ses membres tremblent et ses grandes oreilles, dressées, sont déjà à l'écoute du monde.
Commencement.

« Oh, maman, regarde ce papillon!
- Oui, il est magnifique et...Mais...pourquoi tu?
Le poulain venait de saisir l'infortuné insecte entre ses dents et de le broyer d'un coup sec. Souriant, il se retourna vers sa mère et l'entraîna dans des gambades et des courses. Lilith accepta l'invitation, mais son regard demeura troublé. Son jeune Ataraxy faisait preuve d'une étrange tournure d'esprit. Vif, loyal et intelligent, il avait cependant un penchant surprenant qui consistait à...écraser de sa suprématie tout être inférieur, des poulains plus jeunes aux petits animaux. Cela s'apparentait presque, en réalité, à une sorte de cruauté. En tous cas, Ataraxy inquiétait sa mère.

« Ataraxy, arrête, c'est pas drôle!!
- Mais si! »
Le jeune étalon se débattait, la gorge prise entre les dents d'Ataraxy qui riait, amusé par les sursauts impuissants de celui qui s'était cru assez fort pour être son adversaire. Sous les dents du combattant brun, le jeune pie sursautait, éperdu. Soudain, un cri retentit:
« Suffit, les jeunes!! »
Docile, Ataraxy lâcha l'étalon pie qui couina de colère et s'en alla d'un air furibond. Le chef de horde, Stenlal, observait le jeune cheval brun d'un air songeur. Puissant et vif, robuste, il était un combattant magistral et intelligent, mais le plaisir qu'il prenait, non pas à gagner mais à écraser ses victimes le gênait, et toute la horde avec lui.
Mais ce cheval deviendrait sûrement un grand combattant, alors...Stenlal passa outre ses inquiétudes.

« Alors, tu te soumets?
- Oui, oui, mais lâche-moi, je t'en supplie!
- Et pourquoi, hein? »
Ataraxy éclata de rire, un rire mauvais. L'étalon ennemi, sous son sabot, tremblait pour sa peau. Quelle enivrante sensation, que d'avoir la vie de l'autre à ses pieds! Cependant, la scène avait un autre témoin, Stenlal qui, se détournant du cheval qu'il avait vaincu, apostropha le jeune gagnant avec colère:
« Ataraxy, ça suffit, fiche-lui la paix! Tu ne viendras plus combattre avec nous, on ne peut pas te faire confiance!! »
Un an auparavant, Ataraxy aurait jeté un regard de chien battu à son chef. Mais ce soir-là, il se contenta de ricaner, pas vraiment affecté par les mots de son dirigeant. Il s'en fichait, il se battrait ailleurs. Nul ne saurait lui imposer sa loi. Insolent, Ataraxy fixa son chef dans les yeux.
Et il tua le vaincu.

« Je t'ai fait venir ici, Ataraxy, pour te parler, parce que...
- Ce cheval était un perdant, il ne méritait que la mort.
- On croirait à te voir que tu y prends plaisir...
- Mais, j'y prend plaisir! Les voir se débattre, vainement, les tuer, les exterminer, les faire souffrir...quand on gagne, c'est notre récompense, n'est ce pas?
- Ataraxy, tu...beaucoup croyaient en toi, mais tu n'es qu'un monstre. Pour le bien de la harde, tu ne peux pas rester ici, parmi nous. Je te demande de t'en aller.
- Je refuse.
- Tu ne comprends pas. Je te bannis. »
Furibond, Ataraxy fixa son chef dans les yeux et le cheval recula. Le brun dominait son dirigeant alezan à présent, et Stenlal sentait la rage dans les yeux du jeune mâle, la rage, et l'agressivité. Ataraxy avança jusqu'à son chef. Se planta devant lui. Stenlal recula, inquiet. L'étalon brun eut un rictus mauvais:
« Tu me bannis? Moi? »
Stenlal déglutit puis hocha la tête. Ataraxy se rua sur lui, et le combat débuta. Stenlal était un guerrier expé rimenté, Ataraxy un étalon à la force incroyable. L'affrontement fut rude mais tourna à l'avantage de Stenlal qui se cabra au-dessus d'Ataraxy. Soudain, une liane, vert printemps, s'anima et s'enroula autour de l'encolure du chef qui sursauta, avant de comprendre et d'entamer un rodéo, voué à l'échec, pour se débarrasser de l'assaillant. Le serpent vert ne se fatigua pas: il planta ses crochets dans l'encolure du chef qui s'effondra, victime du venin foudroyant. Alors, le serpent redressa la tête et fixa Ataraxy dans les yeux. L'étalon brun eut un rire ravi et abaissa la tête. Le serpent grimpa sur et s'enroula autour de son encolure, lui murmura à l'oreille son prénom: Swaan. Ainsi, l'étalon meurtrier trouva un animal-lié.

Il devint le chef de sa horde. Quoi de plus normal? Il était puissant et charismatique, après tout, le plus apte à mener un troupeau. Il fut un chef aimant et aimable pour son groupe, mais également un supérieur terrible pour ceux qui étaient à ses ordres, et un chef guerrier. Jusqu'à ce jour funeste où...
« Bon sang, mais attaquez!! 
- Ils sont trop nombreux!!
- On gagnera, comme toujours, alors battez-vous!
- Oui...Ils...Ils ont des alliés, des aigles, géa....Arrrrgh! »
Les uns après les autres, les combattants s'effondrèrent et Ataraxy ne dût qu'à sa puissance de pouvoir se frayer un chemin pour fuir. En laissant derrière lui les cadavres de sa troupe. Il galopa longtemps, furieux, triste, rêvant de vengeance et de morts, et puis, terrassé par la fatigue, s'allongea au bord d'un lac...

Où était-il? Le noir autour de lui était absolu. Un vent tiède se leva et Ataraxy ouvrit ses naseaux, heureux, satisfait, puis tressaillit de dégoût. L'air charriait des odeurs fétides, des odeurs de combat et de sang, des odeurs de défaite et de mort. Le parfum, cependant, avait moins fait frémir l'étalon brun que la vision qui venait de s'imposer à lui. Un cheval. Un cheval alezan qu'il connaissait bien, et qui le toisait d'un air accusateur. Il semblait si décharné...sa peau collait à ses os, comme une momie. Stenlal le fixait et murmura d'une voix d'outre-tombe:
« Ataraxy...tous ces morts, tous ces cadavres, ce sang et ces souffrances...mais qu'as tu fait de ma horde? Qu'as tu fais de tes sujets?
- Hé, ils étaient mauvais, des perdants, des peureux, qu'y puis-je? Hein?
- Perdants? C'étaient des chevaux loyaux. Des chevaux prêts à se battre, même lorsqu'ils avaient perdu d'avance. C'est toi qui as fui, pas eux, rappelle-toi. Et tu les as tués. Ils sont morts par ta faute, ils sont morts pour toi, Ataraxy! Ma horde, la tienne, tous, tu les as envoyés au massacre, en toute conscience! Tu les as forcés à se sacrifier, pour quoi? Pour que toi, tu puisses tuer! Pour ton petit être égoïste. Même Swaan, tu l'aurais laissé se tuer si ça t'avait permis de torturer un vaincu!! Même lui!
- Tu te trompes, je... »
Mais soudain, autour de lui, Ataraxy distingua les silhouettes ectoplasmiques des chevaux. Les chevaux de sa horde. Sa mère, avec ses yeux doux, si doux...nul reproche dans ce regard là. Et puis, l'étalon pie qu'il avait failli tuer un jour, l'observant avec de la rancoeur mêlée de pitié. Et puis, son frère, et ce poulain, et ce combattant, et...Et toutes leurs voix mêlées en une seule formulaient contre l'étalon brun des accusations. Mais qu'était-il devenu, pour les avoir tous tués? Ils l'aimaient. Il était juste...un salaud. Un monstre.
La prise de conscience d'Ataraxy le frappa avec violence, si bien qu'il resta immobile, soufflé, haletant, face à toutes ces silhouettes d'autrefois. Ses yeux brillaient étrangement. Ataraxy l'impitoyable, Ataraxy le tueur, Ataraxy, enfin, pleurait. Il s'effondra, au milieu d'eux, de sa horde disparue, de tous ceux qu'il avait connu, qu'il avait un jour martyrisé.
Et puis, se redressa et s'inclina devant eux:
« Je...Pardonnez moi. Je sais que ce n'est pas possible mais...oh, pardon, pardon, je vous en supplie, ne m'en veuillez pas! Je ne me suis pas rendu compte, je...je vais consacrer ma vie à tous vous venger...ces bêtes volantes...elles ne vous survivront pas longtemps. Mes amis. »
Alors, tous vinrent s'appuyer contre lui, sans un mot, un instant, contact tangible, tiède et doux, qui réconfortait Ataraxy et lui transmettait, étrangement, une sorte de force. Il gémit encore, pleura avec eux, ses amis, sa famille et puis...

S'éveilla, trempé de sueur. A ses côtés, Swaan lui jeta un regard de serpent, insondable, et Ataraxy sut qu'il avait tout vu, lui aussi. Il se redressa, se releva et but un peu, puis se mira dans l'eau.
Ataraxy?
Non...il avait changé, ce soir. Compris le mal qu'il avait fait. Il ne voulait plus être le même, et c'était comme une seconde naissance. Ataraxy s'ébroua, secoua sa crinière, et cria aux cieux un nouveau nom:
« Phénix! »

Phénix traqua les aigles carnivores des terres du Sud, incessamment, sans relâche. Ils moururent, tous, sauf leur chef, Pyg, le plus rusé et le puissant de tous, qui échappait sans cesse à l'étalon brun. Le jeu de chassé-croisé durait depuis déjà dix ans, lorsqu'un jour, Phénix coinça Pyg dans un cirque rocheux.
Et combattit...

Dans le cirque rocheux, il marche sans rien dire. Est-il encore vivant? Non, assurément: la lumière de la lune traverse son corps comme une volute de fumée. L'étalon flotte au-dessus du sol et, un instant, s'arrête. Près de deux corps. Alors, le rejoignent des chevaux, fantomatiques, de toutes les robes, pâles et translucides. Et chacun, de son museau, effleure le corps du cheval et du serpent. Jusqu'à ce qu'un autre étalon se joigne à eux, un cheval à la robe brune, aux yeux ardents, un serpent vert autour du cou, une aura flamboyante. Comme un fils prodigue de retour, enfin, parmi les siens. Comme un phénix.
La horde, joyeuse, accueillit Phénix, Ataraxy, peu importait son nom, avec plaisir.
Et tous disparurent. Nul n'a plus jamais entendu parler de ce héros.