Réincarné ? ( Liberty )

Le vent soufflait en continue, soulevant des cristaux de neige pour les entrainer dans sa ronde folle et finalement les relacher plus loin pour continuer de tisser le manteau immaculé recouvrant la Plaine des Onces. Seul le chant du vent romps le silence. Aujourd'hui, aucun prédateur n'est visible. Les léopards sont fait de crocs et de griffes, machines à tuer redoutables et silencieuses.
Silence.
Frémissement sur la neige. Noir sur blanc. Un étalon danse au milieu de l'étendue immaculée comme si sa vie en dépendait, véritable feu follet. Si vif qu'on le voit à peine bouger. Si léger qu'il semble voler. Si sauvage que l'on ose l'approcher. Chorégraphie silencieuse, rapide, sauvage. Naseaux dilatés, oeil vif et farouche que dévoile par moment un toupet fournit lorsqu'une bourrasque le soulève, tête sauvage portée haut, encolure en col de cygne rouée, jambes fines, lignes du corps parfaites, légères.
Arabesques.
Aucun compagnon aux côté de l'étalon, si sombre qu'il en éclipse les rayons du soleil et même la lumière se reflétant sur la neige vierge. Quel animal serait assez fou pour oser s'approcher d'une bête pareil ? L'étalon dégage une telle aura, une telle puissance qu'il incite au respect et à l'admiration. De loin.
Les genoux ébenne montent. Les sabots noirs quie vie.ttent le sol. Le corps de charbon se tend dans un mouvement puissant mais léger.
Pur.
Corps tendu à la verticale. Défier le ciel, le soleil. Ne pas reculer. S'envoler parut un moment possible.
Liberté.
Les sabots s'enfoncèrent à nouveau dans la couche neigeuse. Pour aussitôt repartir dans une danse plus éffrénée. Cabrioles, ruades, levades, passage et piaffé, si peu pour un cheval sauvage...
Danse éffrénée.
Danse sauvage.
Danse de liberté.
Danse de vie.

Dance de mort.

Liberty trottait, un bon train, sur la plaine. Edelweis n'était pas à ses côtés, l'once se détachait un peu d'elle. Sans doute, la panthère n'appréciait pas cette guerre, qui l'empêchait de voir Tharaman. En tous cas, elle n'était pas là.
Ses crins flottaient au vent comme des fils de soie, étincelants. Selon certains, Liberty avait hérité de sa mère Larme Blanche la beauté et la sagesse. Et c'était vrai. Sauf sur un point. Larme Blanche n'était sa mère que par adoption. Seuls, les trois dirigeants, Black, Sun Star et elle-même le savaient.
Sauf que Stelmaria l'avait appris! Et Diabolo également...un trouble terrible envahissait l'esprit de Liberty, qui était fière de ses origines. Fière d'être de la descendance de CannonBall. Mais si les autres chevaux apprenaient qu'elle n'était pas la fille de sang de Sable Noir...Liberty ferma les yeux pour contrer la peur qu'instillait en elle cette idée.
Une peur qui trouvait un écho dans les environs. Un pressentiment qui étreignait le cœur ardent de Liberty comme une paire de tenailles. Elle en découvrit l'origine lorsqu'elle leva la tête.
Aussi noir qu'elle était blanche, aussi déchaîné qu'elle était calme, un étalon gambadait sur la plaine. Gambadait? Non. Dansait, une danse guerrière et enragée, sauvage. La sauvagerie à l'état pur. Un instant, elle crut voir son frère, Black. Puis le pressentiment devint certitude. Elle prit le galop et s'arrêta à quelques longueurs d'encolure du cheval noir. Cette robe, ce maintien, si semblable à celui de son frère noir...
Devil?

L'étalon, dès devina plus qu'il ne sentit la présence de la jument et stoppa net ses cabrioles. Il tourna sa petite tête sauvage vers Liberty et se tint là, immobile comme un roi, à scruter celle qui osait l'interrompre. Ses courbes, ses lignes et son expression ne lui disait rien, mais sa mémoire parla pour lui. Liberty. Black lui en avait longuement parlé alors qu'ils étaient jeunes.
"La seule, avec Larme Blanche, à s'être délectée de la mort de Devil."
Toujours immobile, placé de profil par rapport à Liberty, la tête tournée vers elle, ses yeux noirs sondaient corps et âme, mettant à nu l'être qui se tenait devant lui. Si Liberty ne pouvait lui rappeler Larme Blanche que par sa mièvrerie, Equinox, lui, devinait aisément que l'image de son père hantait à ce moment l'esprit de la Cheftaine du Clan des Etoiles.

La jument blanche n'avait jamais entendu parler d'un fils de Devil, jamais elle n'avait, comme Black, quitté Wild Horses pour rencontrer, un jour, Equinox, jamais elle n'avait cherché à en savoir plus sur celui qui, avant d'être l'ennemi de son père, avait été un individu, avec un passé, des motivations, et une vie, jamais elle n'avait voulu en savoir plus sur lui.
Il était bien plus simple de ne voir en Devil que l'incarnation du mal! Bien plus simple d'oublier qu'il avait lui aussi une personnalité, complexe, un passé qui avait fait de lui ce qu'il était...bien facile de le résoudre à un simple démon, une créature bestiale! Mais Liberty n'avait jamais cherché à en savoir plus que ce qu'elle savait. Elle jugeait les situations avec objectivité, mais...sur la base de ce qu'elle savait. Et les éléments échappant à sa connaissance, elle ne soupçonnait même pas leur existence. Liberty n'avait jamais cherché à voir le cheval qu'était Devil. Jamais pensé qu'il n'était pas aussi noir qu'il en avait l'air. Jamais songé que son père n'était pas tout blanc.
Elle se tint immobile devant l'étalon, si semblable à Devil et à la fois à son frère...Mais après tout, les rumeurs ne disaient-elles pas que Black était fils de Devil? Bien sûr, par le sang, l'étalon tenait de Sable Noir et CannonBall, mais parfois un vieil atavisme peut remonter à la surface...
Liberty interrompit là ses réflexions et fit quelques pas vers l'animal, portant sa tête haute, mais sans ce maintien royal qu'arboraient Black ou Sun Star. Elle observa, détailla le cheval qui lui faisait face, avant de le questionner, d'une voix sans crainte, sans émotion aucun, polie et neutre:

"Je pourrais croire que tu es Devil, si je ne l'avais pas vu mourir sous mes yeux.
Alors, qui es-tu?"

Elle avait craché le nom de Devil avec un mépris perceptible, non dans sa voix, mais dans ses yeux noisette et l'arc de son col d'un blanc éclatant.

Les yeux d'Equinox étincelèrent. Oui, c'était Liberty, aucun doute la dessus. La seule qui crachait le nom de Devil avec un mépris à la limite de la malveillance. La seule à prononcer son nom sans frémir, avec certains. Mais pourquoi frémir à la simple mention d'un nom ? Qui plus est si le cheval est mort...
" Toi, tu es Liberty. "
Elle était polie ? Pas jusqu'à le saluer. Il lui rendrait la pareil, et même plus, si la rencontre tournait mal... D'ailleurs, pouvait t-il en être autrement ? Liberty pouvait certe s'ennerver, mais de là à attaquer... Il n'y croyait pas. Ou alors elle n'était pas t-elle qu'on la décrivait. Son timbre de voix était poli, quoique teinté d'une légère ironie... à faire froid dans le dos :
" Tu n'a pas changée. Toujours aussi peste et rapporteuse ? "
L'étalon à la robe de jais s'approcha d'un pas royal. Personnellement, il n'avait pas l'intention de faire du mal à cette jument radoteuse, mais si elle l'agaçait, il pourrait toujours s'amuser avec. Du moins, temps que son daemon ne rappliquait pas. Parce qu'autant dire que là, il serait sérieusement handicapé. Stelmaria en avait déja vaincu un, mais la Rénégate était incollable sur ces bestioles. Pas lui, même s'il ne doutait pas d'un sortir vivant.

Liberty n'avait jamais frémi en prononçant le nom de l'ennemi héréditaire.
Pourquoi frémir en prononçant un nom? Elle l'avait vu, ce cheval qu'on disait invincible, ce cheval haï et craint par tous, elle l'avait s'abattre sur la Plaine d'Orage, un soir, sous les sabots de son père. Et moribond, le cheval noir avait perdu de sa superbe. Seul Black avait semblé regretter l'issue du combat, tous les autres fêtaient Sable Noir. A bien y réfléchir, Sun Star manquait aussi d'enthousiasme ce soir-là...et pourquoi? Ils avaient gagné après tout! Pourquoi cette lueur trouble au fond des yeux, cette déception visible dans l'arc des encolures des deux frères et dans leurs yeux sombres? Elle n'avait jamais compris...
Toi, tu es Liberty...Bref sourire de la jument blanche.

Et oui, je suis Liberty. Tu me connais. Tu me reconnais, devrais-je dire. Qu'on t'ai parlé de moi ou non, tu dois savoir qui je suis. Je suis Liberty, tu ressembles à Devil, c'est un fait. Mais toi tu sais qui je suis, tandis que moi je ne sais pas qui tu es, même si j'ai des doutes. Devil aurait eu un rejeton? Je prie pour que je me trompe, ce serait une terrible nouvelle. Mais cet appel dans mon esprit ne trompe pas. Mon cerveau me crie "Attention!". Je reconnais en toi l'empreinte de Devil comme tu reconnais sans doutes en moi celle de ma mère. Mais toi, qui es-tu vraiment? Je veux le savoir avant d'entrer dans ton petit jeu. Tu peux bien me provoquer, j'attendrais d'avoir les renseignements nécessaires pour, sinon prendre l'avantage, du moins me défendre contre tes attaques. A t'entendre on jurerait mon frère. Black. Connais-tu Black? Quand tu parles, je croirais l'entendre, entendre sa version des choses et des faits...eh oui, pour lui j'étais une peste. Mais pour mes parents j'étais leur fille, et c'est ce qui compte. J'ai essayé d'aimer mes frères. Ils n'ont pas voulu, ils ont créé un gouffre entre eux et moi. Puis entre eux. Tant pis pour eux, c'est moi qui ai gardé l'affection de nos parents de toute manière.
J'ai bien entendu tes parole, tu sais. Mais je ne veux pas jouer avec toi, pas à ça. Tu veux me provoquer? Je ne broncherai pas. Vas-y, balance toutes tes paroles, en faisant ça c'est moi que tu renseignes. Et je me fiche de ce que tu peux dire, j'ai ma conscience et mon cœur pour moi et c'est l'essentiel.

Liberty ne réagit pas à la pique de l'étalon.
Elle répliqua, sans se départir de son ton poli, sans froideur excessive mais sans aucune amitié dans sa voix:

"En effet, c'est moi.
Je pourrais dire ravie de te connaître, sauf que je ne te connais pas.
Quel est ton nom?"

" Equinox "

Silence dans la nature. Puis une brusque rafale de vent froid arracha quelques flocon aux congères profondes pour les déposer sur les crins de l'étalon, qui viroveltaient comme du feu. Noir. Une couronne diabolique, pouvait penser Liberty. Elle avait l'air d'avoir gagné en sagesse... ou en niaiserie. Entre ces deux choses, il n'y a qu'un pas. Petit, le pas.
Il ne savais pas trop quoi dire. Devait-il se justifier ? Surement pas. La tuer sur le champ, aussi vite qu'un léopard tue un lapin, d'un coup de crocs ? Non. Malsain. Elle n'avait aucune chance, ne le connaissait pas. Ses principes arrêtèrent sa brusque attaque avant qu'il n'ai esquissé un mouvement. La persécuter ? Lui dire tout ce qu'il pensait ? Non plus. Elle ne pouvait le comprendre ou l'apréhender, la fière fille de Larme Blanche...

" Je suis le fils de Devil."

Equinox.
En voilà un nom. Équinoxe. La nuit égale au jour. Tu aurais dû t'appeler Solstice, la plus longue nuit d'hiver...Tu es aussi noir que la neige par une nuit de pleine lune. Ton coeur déteindrait-il sur ta robe? Je t'ai pris pour Black, mais non, tu n'es pas Black. Tu n'as pas cette robe noire brillante, la tienne est mate, comme si elle absorbait toute lumière. Tu es son jumeau de corps, mais pas de robe...et d'esprit?
Le fils de Devil. Je m'en doutais, mais à ce moment, je tressaille malgré tout. Devil, l'ennemi de ma race, ma haine pour lui, héritée de CannonBall, pulse dans mon sang et mes yeux, malgré tous mes efforts, trahissent mes sentiments. Devil. Si tu es son fil, alors tu es comme Black. Le fils de l'ombre, et quoi que tu puisses dire pour t'en défendre, ton père était un monstre.
Je me reprends, surtout ne rien laisser paraître, Mère m'a appris le contrôle de moi. La haine disparaît de mes yeux, qui redeviennent froids et polis. Deux noisettes luisantes et neutres. Ma voix n'a pas changé, et mon corps reprend sa position initiale.

"Le fils de Devil."

Elle avait simplement répété, mais toujours, ce mépris dans l'arc de son col lorsqu'elle prononçait le mot honni. La jument poursuivit:

"J'ignorais qu'il eût un fils.
Et que comptes-tu donc faire ici, fils de Devil?"

"Je vais tuer Sun Star."

Aussi sur que le léopard qui évoque son future repas, qu'il bondisse ou vole, qu'il rampe ou nage. Qu'est-il face à moi, le chef du Clan du soleil ? Qu'est tu, toi, face à moi ? Rien. Un insecte. Te demandes tu pourquoi tu n'es pas encore morte ? Tu sombrerais dans le néant... A mon seul désir... Mais cela, tu es bien trop arrogante pour t'en apercevoir. Je ne commettrai pas la même faute que mon père durant ce combat. Je ne me retournerai pas pour épargner un innocent.
J'aurais pu grandir dans l'innocence, devenir un cheval comme il y en a tant. J'aurais pu être heureux avec ma famille.

"Mais pas toi. Toi, tu n'est rien."

Regard froid. Plus froid que le territoire enneigé qui les entourait. Dédain, mépris.

Moi, j'avais une famille. Mais pas toi, Fille de Personne. Est-ce une des raisons qui fait que tu me haït ? Dans une autre vie, nous aurions pu nous rencontrer et nous saluer sans l'ombre d'un soupçon. Mais voila, je suis le fils du Diable, l'ennemi héréditaire. Comme le loup et le léopard. Mais le léopard n'a pas à craindre le loup quand il est seul. Et tu es seule.

" J'aurais préféré te tuer à sa place. Car après tout, tu es la seule, toi et tes partisans, à vouer un culte de haine à la lignée de Devil. Alors que mon père n'était guère plus sombre que tes sois-disant frères."

Liberty l'observa et rétorqua simplement:

"Fort bien. Je ne te souhaite pas de réussir, mais je ne m'y opposerais pas. Il n'est rien pour moi. Cela dit, il est inutile de se venger de la victoire de Sable Noir sur son fils, qui est loin de le valoir."

Oui, Sun Star n'est pas Sable Noir et ne le sera jamais. Père avait une force morale que cet étalon ne possédera pas. Lui a le sang de CannonBall sans en avoir l'esprit et les valeurs. Sans ça, comment expliquer qu'il ait toujours refusé de dire où était parti Black? Éliminer cet empêcheur de tourner en rond aurait évité cette guerre dans laquelle nous sommes plongés.
Pourquoi te venger sur le fils? Et te venger de quoi? Mon père était meilleur que le tien, voilà tout. Black et Sun Star avaient l'air déçus ce soir-là, je me suis toujours demandé pourquoi. Père était vivant, Devil était mort, et ils n'étaient pas heureux? Et Black qui a disparu...je suis sûr qu'il est allé voir le corps. Oui, les rumeurs prétendant qu'il aurait passé un pacte avec Devil ne sont pas si erronées...
Tue-le, je m'en fiche. Sa mort ne me gênera pas, excepté en ce sens que Père l'aimait. Mais il l'a trahi, comme tous autour de lui.

Moi, je ne suis rien? Je suis plus que tu ne le seras jamais. Je suis la fille de Larme Blanche et Sable Noir, la vraie, bien plus que Black qui a trahi son sang, bien plus que Sun Star qui a trahi son père. C'était à moi que revenait le trône, par-delà ces étalons se battant stupidement. Tu es le fils d'un renégat et moi l'enfant d'un roi. Toi, le fils du vaincu, moi la fille du vainqueur. Que vaux-tu face à moi?

"Un culte de haine? Il ne méritait guère mieux. Et mes frères ne sont pas dignes de CannonBall. Ils ont trahi leur sang et leur famille, Black en nous quittant, Sun Star en refusant de l'affronter."

Un éclat de rire répondit à la tirade de Liberty. Frais, terriblement séducteur, cascadant sur les congères. Mais aussi torturé. Pas par les paroles de la jument blanche, mais par la vie qui s'étirait au sabots de l'étalon.

" Je ne suis pas mes parents. Et tu n'es pas non plus Larme Blanche, ni Sable Noir. Je n'avais personnellement rien a reprocher à Larme Blanche, mais je ne supporte pas qu'un cheval frappe par derrière. C'est un coup bas qui révèle bien des traits de la personnalité de Sable Noir, que beaucoup ne connaissent pas, ou on oublié.
Pas moi. "

Toujours ce ton trainant, cherchant à s'infiltrer jusqu'au coeur des interlocuteurs d'Equinox.

Tu t'affirmerais Reine de Wild Horses, si tu en avais le pouvoir... Mais voilà, le territoire qui t'a vu grandir est maintenant déchiré par une guerre bien pire que celle opposant Sable Noir à Devil. Mais, si tu n'avais pas été là, Sun Star et Black seraient peut être toujours ensemble. Qu'en sait tu ?

Il se tut. Nul autre bruit que le vent ne rompait cet échange. Lentement, l'étalon fit un pas vers Liberty. Puis un autre, aussi gracieux qu'un danseur. Finalement, il s'arrêta, tout près de Liberty. Il aurait put l'effleurer en tendant l'encolure. Ou la tuer. Un fin sourire étira ses lèvres, puis il se pencha et souffla à l'oreille de la jument :

" Liberty..."

Liberty coucha les oreilles sans répondre, avant de répliquer simplement:

"Si Black ne s'était pas introduit dans le combat, ton père n'aurait pas tourné le dos au mien. Et la vie est plus importante que tout le reste. Je me fiche bien de la manière dont il a gagné, Devil ne méritait rien de plus qu'être abattu ainsi. Il n'était pas digne d'affronter mon père en face à face."

Tu m'as tendu un piège, étalon. Tes mots m'empêchent de répliquer. Si je dis que tu te trompes, que CannonBall n'a jamais eu ces traits de caractères, alors tu peux en déduire que je renie mes origines, ou que Sable Noir ne doit ces décisions qu'à lui seul. Ce qui en fait un cheval doublement coupable. Mais si j'admets que CannonBall aurait pu lui aussi le faire, j'admets que Sable Noir a pu hériter de ces traits-là...et je salis la réputation même de la lignée. Quoi que je fasse, je cause du tort.
Parfois le silence est la meilleure des solutions.

L'arc de son col. Un souffle à son oreille, ses oreilles qui frémissent de dégoût en sentant les lèvres de l'étalon si proches. Frisson de dégoût devant ce noir absolu, mat et infini, si différent du noir luisant de son frère. Dégoût car ce cheval est le fils du pire être qui ait jamais existé, et qu'il s'est allié avec mon frère. Dégoût de Black, qu'a-t-il donc fait, cet ennemi de sa propre race? Il lutte contre son sang...Un traître, voilà ce qu'il est, et rien de plus. Traître à son sang et à sa famille.
Elle rétorqua, glaciale:

"Quoi donc, Equinox?"

Nouvel éclat de rire, pur amusement, cette fois :

" Je savais que les juments pouvaient être réfrigérantes, mais, honnêtement, tu es vraiment la plus froide qu'il m'ai été donné de rencontrer ! Mais je suppose que tu n'écouteras pas les paroles d'un coureur de jupons comme moi, n'est ce pas ? Fils de Devil, qui plus est... Décidément, tu es vraiment bien trop raisonnable, pas amusante... Tu ne sais pas t'amuser, Liberty... "

Il se tut un moment, une étincelle malicieuse dans les yeux, qui redevint ensuite sérieuse. pas même ironique. Le silence de Liberty avait parlé pour elle : elle savait tout de même que Sable Noir n'était pas tout blanc.

" Enfin, passons... Te demander de m'écouter est peut être un peu présomptueux de ma part, mais... N'as tu jamais songé à remonter aux origines ? "

Liberty se retourna pour le fixer, dans les yeux:

"Dois-je prendre cela comme un compliment? Je n'écoute pas, en effet, les paroles de coureurs de jupons tels que toi, et cela parce que j'ai déjà un compagnon."

Je ne sais pas m'amuser...ça vaut toujours mieux que Black qui semble prendre grand plaisir à se battre comme font les jeunes étalons pour tester leur force, avec son amie Stelmaria...Amie? Black peut-il vraiment avoir des amis? Et c'est mieux aussi que Sun Star qui cabriole comme un poulain avec son loup...Moi au moins, je ne perds pas de vue le sens des réalités.

Liberty pointa une oreille vers l'étalon. Remonter aux origines? Elle tourna ses yeux noisette vers le cheval noir et répliqua tranquillement:

"Qu'entends-tu par remonter aux origines?"

L'étalon avait-il volontairement employé une formule aussi ambiguë? Elle n'en doutait guère, Equinox paraissait assez semblable à son frère, et son frère aimait à jouer ainsi sur les mots. Voir sa victime mordre à l'hameçon de paroles à double sens, s'y enferrer en se débattant pour s'extirper du piège, avait toujours amusé son frère. Pas elle. Elle préférait les discours clairs, même si les allusions ne lui étaient pas étrangères: lorsqu'on manie la diplomatie, il vaut mieux savoir tendre ainsi des pièges. Mais cela ne lui plaisait guère.

L'étalon s'ébroua, un peu sceptique :

" Prends le comme tu le souhaite. Un compagnon ? Il me semble ne pas l'avoir aperçut depuis un bon moment..."

D'un côté, tu es bien plus âgée que nous, Sun Star, Black, Stelmaria et moi. Tu te poses tellement de questions que cela te ronge.

Il n'avait pas employé l'expression "remonter aux origines" pour tendre un piège à Liberty, mais elle y entrait quand même... Un peu ennuyé d'avoir à répéter, il s' exécuta cependant, sans se départir de son calme :

" Ta mère, ton père... Tu n'as jamais eu envie de la connaître ? Tu ne t'es jamais demandé qui ils étaient ? Tes parents sont surement mort, maintenant, mais... "

Liberty le fixa dans les yeux:

"Non, en effet. Il est absent."

Ou plutôt, il joue les chevaux fantômes. Ma fille a rejoint les rangs des solitaires, pour suivre cet étalon noir, ce fils de Stelmaria, et lui m'a littéralement laissé tomber. J'essaye de ne pas désespérer mais le proverbe loin des yeux, loin du coeur s'applique à nous aussi. Je ne suis pas faite pour un amour à distance, et Sword ferait mieux de revenir rapidement...Cette fidélité commence à me peser.
Du fait de mon âge supérieur et de mon statut d'adoptée, je me suis toujours sentie en décalage, étrangère à la communion de Black et Sun Star. Eux étaient des frères, plus que des frères, et moi j'étais seule. La "peste" face aux deux "gamins".

La jument fixa Equinox. Connaître ses parents...mais je les connais déjà, eut-elle envie de répondre, avant de se rendre compte que c'était faux. Elle connaissait l'histoire telle que la racontaient les chevaux admiratifs, il était vrai que le conte du fils et de la fille exilés revenant au pays pour y donner trois descendants purs de la lignée de CannonBall et Mysterious plaisait beaucoup. Sable Noir et Larme Blanche. C'étaient eux ses parents.
Cependant, elle aurait aimé à entendre parler de ses vrais parents. Il ne fallait jamais sous-estimer les liens du sang, et Liberty n'était qu'une pièce rapportée dans une famille bien remplie. Même si elle avait été depuis que Larme Blanche l'avait trouvé la fille de Sable Noir et d'elle, mais jamais la soeur des deux jeunes étalons plus jeunes qu'elle.
Liberty regarda Equinox sans mot dire, avant de répondre:

"Je suis certaine que ma mère est morte. Pour mon père, je n'ai que des doutes. De gros doutes, je l'admets. Je me suis souvent demandé qui ils étaient, j'ai toujours eu envie de les connaître. Bien que Père et Mère remplissent parfaitement leurs rôles, et soient devenus très vite mes parents. Mais jamais ils n'ont remplacé les miens.
J'imagine que je dois en conclure que tu possèdes quelques...connaissances sur le sujet."

Les yeux noisette de la jument se rivèrent avec la dureté d'une pointe de lance dans ceux de l'étalon. Elle ne craignait pas de soutenir ce regard noir, jamais elle n'avait craint celui de son frère.

" Peut être... "

L'étalon ne cilla pas sous le dur regard de Liberty. Au moins, elle ne mentait plus, maintenant... Enfin, pour ce qui concernait ses parents.

" Pourquoi n'as tu jamais cherché à en savoir plus sur eux ? Y avait-il une honte pour toi dans cette quête ? Tu as toujours été fière d'avoir été recueillie par Larme Blanche... Mais au fond, elle n'était pas ta mère, et certainement pas la meilleure des mères... Mais tu cherchais sans cesse à leur plaire... Tu aurais du essayer de te rapprocher de tes frères, plutôt."

En tout cas, c'est ce qu'il aurait fait, lui. Black lui avait décrit la petite pouliche qui avait presque été sa "soeur". Si certaines des descriptions de l'étalon noir étaient surement un peu exagérées, le poulain vigoureux qu'était jadis Equinox avait souvent vu la pouliche de ses propres yeux, alors que même elle ou ses parents ne remarquaient pas sa présence. Et dérrière la petite qu'il avait trouvé jolie aux premiers abord, il avait remarqué qu'elle voulait absolument plaire à ces deux chevaux, ne pas les décevoir. Et que c'était ce qu'ils attendaient. Ces deux héros...

Liberty soutenait le regard d'Equinox, comme une lutte de prunelle à prunelle, d'iris à iris. La meneuse d'un Clan illusoire était fermement résolue à ne pas se laisser démonter par l'étalon, et à ne pas perdre de vue qu'il s'agissait d'un cheval que tout, tant dans ses affinités que dans ses origines et son passé, classait comme un de ses ennemis. Renier Sable Noir était au-dessus de ses forces et elle le savait. Tout comme choisir d'aimer Devil. Mais elle avait toujours eu le goût de la vérité et il était vrai que, devenue adulte et libérée du joug de parents qui en attendaient trop, elle avait ressenti un certain malaise lorsqu'elle entendait raconter la façon dont Sable Noir aurait vaincu Devil.

¤Alors il se cabra, magnifique dans sa fierté et sa noblesse, superbe dans sa puissance, face au renégat noir, assassin de son père. Il se cabra, déjà prêt à la victoire, tandis que l'abject étalon noir lisait dans les yeux noisette du fils de CannonBall sa mort prochaine, et que la peur naissait, par delà sa fureur malsaine et sa naturelle soif de sang, dans ses iris de jais. Le diable se ramassa et recula, prêt à la fuite, lui qui avait tant désiré la victoire. Mais la colère vengeresse du grand Sable Noir n'aurait su se satisfaire d'une tel;le reddition, et son sabot puissant frappa le tueur au milieu du front, alors même que le noir détournait la tête pour s'en protéger. Le Diable s'abattit sur la plaine dans un grand cri de rage, auquel fit écho le hennissement de joie du vainqueur. Et tous les chevaux présents qui, avidement, suivaient le combat. Et par la mort de son ennemi, le grand Sable Noir avait prouvé que, si CannonBall était mort, sa lignée vivait toujours en le coeur et l'âme de son héritier. Et ce fut le début du second Âge d'Or de Wild Horses.¤

Liberty choisit la franchise, face au cheval noir:

"Si je n'ai jamais cherché à en savoir plus pour eux, c'est que, encore jeune et guère lucide, je voyais cela comme une trahison envers les chevaux qui m'avaient recueillie. Je n'étais pas fière de Larme Blanche en tant que mère, mais bien de sa lignée, CannonBall et Mysterious, et de la légende. En tant que mère il est vrai que j'ai souvent regretté les vagues souvenirs que j'avais de ma propre famille.
Je cherchais à leur plaire, sans cesse. Ils étaient mes héros.
Les deux frères, Black et Sun Star, plus proches que des amis ou des jumeaux, voyaient en moi, d'abord une concurrente face à leurs parents, réaction normale. Et puis, je suis restée trop proche de Larme Blanche et de Sable Noir, je me suis trop appliquée à être la fille parfaite à leurs yeux tandis que Black et Sun Star, ne supportant plus la manière qu'avaient leurs parents de chercher à nous couler tous dans un moule dont ils décidaient la forme, cherchaient à y échapper de toutes les manières possibles."

Elle se tut un instant, puis décida d'achever sa pensée:

"Comme Black et Sun Star, j'étais un objet de fierté pour eux, une future alliée qu'ils formaient dans le sens qui leur convenait. Pas des enfants, pas des héritiers, des futurs rois ou reines, même pas des copies conformes, mais bien des serviteurs...des alliés sûrs incapable d'avoir d'autres opinions que les leurs, des pions à utiliser sur l'échiquier du pouvoir..."

L'étalon noir hocha la tête, une lueur étrange dans ses prunelles sombres. Satisfaction ? Respect ? Haine ? Sans doute un peu de tous ces sentiments, et beaucoup d'autres.

" Je m'étonne que Devil te paraisse encore aussi sombre, si tu es capable de me parler avec autant de lucidité... Comprends-tu ? Mon père étais seul. Seul maître de ses pensées, de ses actes. Et il n'aurait surement pas imposé sa volonté à d'autres chevaux, ou établi un royaume comme l'ont fait Larme Blanche et Sable Noir. Je ne crois pas qu'ils eussent été vraiment conscients de se diriger vers le chaos... Je pense qu'ils pensaient faire le bien. Mais au final, vois ce qu'il en est..."

L'étalon noir contempla la plaine neigeuse qui s'étendait devant eux. Puis, comme s'il avait oublié qu'il se tenaient si proches l'un de l'autre, il recula d'un pas, conscient que sa proximité gênait probablement Liberty. C'était bien la seule, d'ailleurs.

La lueur, inconnue, dans les yeux de l'étalon, des prunelles aussi sombres que l'étaient celles du frère adoptif de Liberty, surprenait la jument blanche. Elle ne parvenait pas à identifier cette étrange étincelle et s'en trouvait quelque peu déstabilisée.
La jument d'écume répondit avec, dans ses yeux noisette, une étincelle de respect teintée d'une pointe de méfiance, son enfance ayant été bercée par les racontars sur la noirceur de l'étalon régicide. Liberty rétorqua d'un ton tranquille:

"Je comprends, bien sûr...Devil appartenait à cette catégorie de chevaux qui n'a que faire du joug d'un dominant, alors qu'à certains autres, cette pression, cette hiérarchie est absolument nécessaire, mais aussi qui ne s'intéressait guère au pouvoir, alors que Sable Noir était pénétré de son importance et ne souhaitait que régner sur Wild Horses. Certains chevaux, cependant, ont imposé leur volonté, comme tu dis, à d'autres sans que cela crée de remous ou ne mène vers le chaos...CannonBall a été une véritable bénédiction pour Wild Horses...les chevaux avaient besoin d'être fédérés pour ne pas se dresser les uns contre les autres. Plus que les actes de tous ces rois, je pense que la véritable différence entre le règne de CannonBall et celui de Sable Noir a été que CannonBall avait été choisi par les chevaux pour les guider...jamais il n'a pourchassé ses opposants. Ils étaient libres, tandis que Sable Noir voulait que tout Wild Horses se soumette à lui, et ne tolérait pas qu'un cheval décidé de vivre par ses propres moyens, sans lui comme roi...
Cependant, Devil a bien tué CannonBall, n'est-ce pas? Mais, vu ce que tu dis de lui, j'imagine qu'il n'a jamais régné sur Wild Horses ensuite, comme le narrent les légendes...Mais sais-tu pourquoi il a tué CannonBall?"

Liberty apprécia intérieurement le fait que le grand cheval noir recule. Elle pouvait comprendre Devil mais cette haine que, enfant, on lui avait inculqué, était bien tenace et, à se tenir aux côtés du fils de celui qu'on lui avait présenté comme le pire ennemi de Wild Horses, son malaise était clairement présent.

Equinox ferma un bref instant les yeux.

° "Papa ! Papa, ça va ? Attends... attends moi ici !"
Le poulain noir déguerpit hors de la grotte, ses petits sabots claquant comme le tonnerre sur le roc. Il déboula à l'extérieur comme un boulet de canon et se mit aussitôt à filer nez à terre, fouillant le sol des yeux. Peu après, il trouva la plante qu'il cherchait. Il l'arracha sauvagement et repartit vers la grotte comme si sa vie en dépendait. Il déboucha dans la dernière salle, haletant. Malgré son endurance, il venait de courir plus vite que jamais, et il sentait son coeur battre aussi fort que celui d'un ours. Les poumons en feu, il entreprit d'appliquer les plantes sur les plaies du cheval noir qui était étendu, immense et magnifique, sur le sol pierreux après avoir claudiqué dans la grotte. L'étalon, furieux, les lui arracha et commença à panser ses blessures. Elles étaient plutôt hideuses : elles avaient commencé à cicatriser mais certaines étaient infectée et étaient profondes. Le poulain, surpris et effrayé, recula. Son père n'avait jamais agit envers lui ainsi. Un peu incertain, il se dit que c'était parce qu'il souffrait. Ainsi se calma-t' il peu à peu et attendit en silence que son père eut finit et se calme.
En effet, l'étalon se releva peu de temps après, le souffle paisible et la démarche plus assurée, une étincelle charismatique dans ses yeux noirs. Il se dressa devant le poulain, qui s'avança d'un pas.

" Papa, ça va ? "
" Oui, merci pour ton aide."
"Que... t'est il arrivé ? "

L'étalon soupira :
" J'ai éliminé un cheval que je n'aurais pas du tuer. Nous avons tout les deux agit stupidement."

"C'était qui ?"

" Il s'appelait CanonBall. Ecoute, Solstice, il y a des choses que tu apprendras par toi même. Parmi elles, le fait de tuer. Je ne te caches pas que je suis un grand combattant, tu le sais. Mais tuer quelqu'un ne veut pas dire qu'on se bat bien. Tuer quelqu'un, c'est tuer une part de soi même. "

Le poulain ouvrit de grands yeux apeurés.
" Quoi ?! Mais tu vas mourir alors !!! "

L'étalon ne put s'empêcher de rire un peu :
" Pas avant longtemps, ne t'inquiètes pas. Tu comprendras plus tard, Solstice." °

Equinox rouvrit les yeux. Ses pensées n'avaient duré qu'une seconde. Il plongea son regard noir, celui de Devil, dans les yeux noisettes de Liberty :

"Non, je ne sais pas."

Liberty sentit les souvenirs, comme un souffle, passer auprès d'elle. Dans les yeux clos d'Equinox. Et puis l'étalon lui répondit, doucement. Non, je ne sais pas. Les yeux de Devil heurtèrent les prunelles noisette de la jument blanche, mais elle se fit un point d'honneur de soutenir le regard d'ombre de l'étalon de nuit. Équinoxe...ce moment de l'année où tout est égal, nuit et jour, ombre et lumière. Où le monde se partage entre lune et soleil sans qu'aucun ne parvienne à prendre l'avantage sur l'autre. Le parfait équilibre. A la différence du Solstice...la nuit la plus noir ou le jour le plus long...le déséquilibre parfait, total. Pourquoi ce nom si évocateur? Équinoxe...équilibre et harmonie. Égalité.
Liberty n'ajouta rien, elle ne savait pas non plus mais l'étalon noir était déjà au courant.
Alors elle se contenta de soutenir le regard du cheval, tandis que le vent qui, comme un spectre, tournoyait autour d'eux soulevait sa crinière soyeuse sur son encolure fine et gracieuse.