[Exploration] La pénombre

Pas, trot, galop.
C'est comme un animal qui s'enfuit, là-bas. Ses sabots ne soulèvent nulle poussière, et il n'est pas invisible. Il n'est rien, intangible, un souffle d'air qui vous hérisse la crinière et fait dresser les oreilles, un murmure et surtout une présence. Une présence immense, forte, infiniment prégnante qui a, l'espace d'un instant, frôlé le groupe d'exilés.
Elle file, droit devant elle, droit dans la forêt sur un chemin connu d'elle seule. Elle décrit des cercles et sa force croît et décroît devant le petit groupe d'explorateurs détaché de la troupe principale...elle s'arrête, repart et sur son chemin se découvrent les merveilles de l'imposante, l'arrogante forêt : cascades ensommeillées, ruisseaux cristallins et mares stagnantes, humus épais, aiguilles de pins moelleuses au pied et de ci, de là une sente de daim.
Dans les arbres, des éclats de lumières étranges, et si vous levez la tête vous apercevez soudain comme un cristal, un étrange objet plus ouvragé et délicat qu'une toile d'araignée, pendant dans les branches et ondulant lentement au rythme du soleil. Un coup de vent, les ramures s'agitent, et voilà l'image perdue, évadée, enfuie et vous aurez beau regarder, vous ne verrez plus que son éclat. Illusion, ou ouvrage d'un peuple aux doigts de fée ?
La présence continue sa route, tout droit, et au fur et à mesure que vous vous enfoncez dans la forêt, sa force va croissant, comme si vous pénétriez dans un autre monde d'inconnus, de dangers...et de merveilles.

Il trottait, les oreilles pointées en avant, et revivait ses plus jeunes années.
Jeune étalon, à peine adulte, inexpérimenté et sans aucune notion de combat sinon celles que tous les jeunes mâles acquièrent par leurs jeux, Black avait autrefois fui son père et son rôle d'éternel second pour un long voyage sur des terres sauvages et inconnues. Il se souvenait, comme si c'était hier, de l'exaltation et de l'ivresse des grandes plaines, du sombre mystère des grandes forêts. Surtout lui revenait la joie violente qu'éprouve un coeur épris de liberté quand il prend conscience que tous les chemins s'ouvrent à lui et que tous les futurs lui sont possibles.
La curiosité comme moteur, et la liberté comme maîtresse.
Sun Star, Renji, tous les autres chevaux du groupe étaient loin dans son esprit tandis que le chef de l'Ombre, célèbre pour son indépendance, allait au rythme régulier de ses battues de trot, l'encolure portée haut et arquée, la queue redressée en un léger panache miroitant dans la semi-pénombre. Il allait de l'avant, tous ses sens aux aguets, les oreilles s'agitant et les naseaux ouverts, vigilant mais explorateur, curieux, intrigué. Il allait pour découvrir, pour apprendre, pour tenter de rattraper cette étrange sensation et cette présence qu'il avait senties les frôler il y avait quelques minutes à peine et il lui semblait, par instants, qu'il se rapprochait.
Autour de lui, la forêt se faisait plus sombre, plus étroite et pourtant plus vaste, comme si les petites sentes des animaux sauvages, qu'il parcourait sans y prêter attention, s'ouvraient sur un plus vaste champ de possibles où l'impossible perdait sa place et où les règles physiques qui régissent le monde prenaient des allures de simples recommandations.
Le chagrin qui accompagnait chacun de ses pas depuis quelques lunes, lourd comme un fardeau sur ses épaules, s'atténuait, éclipsé par la curiosité de l'explorateur passionné tandis que Black poursuivait une impression et ses interrogations, comme le poulain qu'il avait été. Pris par cette visite de la forêt, plus vigilant que jamais, il ne put manquer le petit bruit de pas derrière lui.
L'imposant chef du Clan de l'Ombre bondit en avant et, dans un galop tumultueux, vira après s'être éloigné d'un mètre à peine, ses hanches tournant autour de ses épaules comme plantées dans le sol, pour faire face à la menace potentielle, naseaux dilatés, tête haute et encolure arquée, prêt à la discussion comme au combat.
Qu'était-ce ? Qui était-ce ?

Jasmina et Ondée avaient suivi la présence qui les avait intriguées. elles se guidaient avec l'odeur de celui qui les précédait. La jument avançait silencieusement. elle était nerveuse devant cette senteur qui lui était totalement inconnue, sans doute un étalon d'un autre clan. Un mouvement furtif attira son attention. Là-haut, entre les branches, un étrange motif brillait, à mi-chemin entre une toile d'araignée et une étoile. Elle cligna des yeux pour mieux discerner cette chose quand celle-ci disparut. La jument secoua la tête et reprit le trot. Elle vit son amie assise un peu plus loin, à l'affût.

 La panthère des neiges se glissait furtivement entre les arbres, gênée par sa robe si peu adaptée au camouflage dans la forêt. Elle avait laissé sa compagne derrière pour découvrir celui qui les précédait. Bientôt, elle l'aperçut prendre le galop puis volter, prêt à combattre. Ne sachant pas comment réagir, elle s'assit en plein milieu du sentier, aux aguets pour attendre son amie.

Fausse alerte.
C'était une once, imposante mais d'une taille raisonnable comparée au gigantisme d'Edelweiss ou de feu Tharaman, qui dévisageait Black, assise sur le sentier. L'étalon noir aurait peut-être été capable de vaincre au combat pareil félin, mais au prix de moult blessures, souffrances et difficultés, et la situation ne se prêtait pas aux humeurs belliqueuses...alors Black inclina poliment la tête et détailla un peu mieux l'animal. Il la reconnaissait maintenant : discrète et effacée comme savent l'être les félins, cette jolie femelle suivait l'un des chevaux de leur petite troupe de voyageurs.
L'étalon noir gratta le sol de la pointe d'un antérieur tout en se raclant la gorge :

"Vous aussi avez perçu quelque chose ? Qu'avez-vous vu jusqu'ici ?"

Ondée observa l'étalon noir, elle comprit rapidement qu'il s'agissait de Black. Wild Light lui avait suffisamment parlé de lui. Elle n'osait pas répondre sans la présence de son amie. Celle-ci arriva d'ailleurs juste à ce moment.
 La jument palomino inclina la tête pour saluer l'étalon. Il était bien plus puissant et plus dangereux qu'elle. Même avec Ondée, elle n'avait aucune chance contre lui; mieux valait opter pour une discussion. Jasmina secoua sa crinière, nerveuse:


"Je n'ai rien vu jusqu'ici à part un étrange motif dans le ciel. Mais cette toile parsemée d'étoiles n'a duré qu'un bref moment. Je doute qu'il s'agisse de l'auteur de la présence qui nous a poussées à nous éloigner de la troupe."

Ondée ronronna doucement puis se hissa sur le dos de son amie. La tête bien calée contre l'encolure de celle-ci, elle osa enfin élever la voix:

"J'ai également perçu quelque chose, une présence étrange. Elle ne m'a pas semblé offensive. J'ai plutôt l'impression qu'elle nous invite à la suivre. Il m'a bien semblé apercevoir quelque chose qui se déplaçait à vive allure entre les arbres mais cette silhouette ne ressemblait en rien à tout ce que j'ai déjà pu voir. Elle était légèrement moins grande qu'un éléphant et pourtant semblait appartenir à un félin."

 Une légère brise se leva, faisant voltiger les crins de Jasmina. Celle-ci tendit l'encolure, cherchant à identifier une fragrance qui lui semblait familière tout en n'évoquant aucun souvenir particulier dans sa mémoire.


"Quelle drôle d'odeur... La sentez-vous aussi? Elle me semble familière mais j'ai beau essayer, je ne me rappelle pas où j'ai bien pu la sentir auparavant..."

 Ondée tendit le cou à son tour.


"C'est vrai... Elle ne semble pas appartenir à une des espèces que je connais. C'est étrange..."

Tapi dans l'ombre, l'oeil attentif.
Tapi dans l'ombre, il recula d'un pas léger, sans faire craquer la moindre branche et, avec son partenaire, échangea un regard complice. Puis, d'un geste nonchalant, presque négligent, il frôla une branche de sapin dont les aiguilles s'affolèrent et se frottèrent les unes contre les autres, faisant naître un petit bruit, infime mais parfaitement perceptible par deux ou trois chevaux sur le qui-vive...
Il recula de quelques pas et son compagnon, à son tour, racla le tronc d'un arbre pour émettre un son qui naquit, bondit, rebondit et se répercuta de tronc en tronc dans l'immense forêt à peine troublée. Puis les deux perturbateurs s'enfuirent dans le plus grand silence, s'amusant follement de la scène et aiguillant l'intérêt des voyageurs quand il venait à faiblir, pour les relancer sur leurs traces.
Il ne put retenir un rire dont les trilles aigus et étranges retentirent longtemps entre les branches silencieuses, témoins du jeu.

A son tour, Black tendit le cou pour humer l'air environnant.
Expérimenté, l'étalon avait parcouru bien des terres fleurant bien des fragrances, et pourtant, celle qui s'imprima dans ses naseaux, par-dessus les senteurs boisées des résineux, lui demeurait inconnue. Un instant, il avait cru qu'un souvenir s'y associait dans les profondeurs les plus animales, les plus instinctives, de son esprit de bête sauvage. Un instant seulement, et une respiration plus tard cette réminiscence presque atavique s'était enfuie, insaisissable et impossible à identifier.
Black ne fit nul commentaire sur la silhouette aperçue par l'once, et tourna les yeux de droite et de gauche, aux aguets, cherchant cette présence que tous trois avaient perçu d'une façon différente tout en s'accordant sur son étrangeté indéfinissable.

Il était donc tout disposé à tressaillir au moment même où le son parvint à ses oreilles.
Ce fut un petit rien, un frôlement de branche qu'un prédateur aurait certainement bien mieux perçu qu'une proie, mais il mit tous les sens de l'étalon aux aguets. Le grand mâle tourna la tête, s'orientant grossièrement dans la direction du son et affina sa recherche quand un second bruit, plus sonore, le suivit et courut dans la forêt avant de s'évanouir entre les silhouettes des troncs. Black jeta un regard à ses deux partenaires puis, sans attendre leur avis sur la question, s'élança au grand trot.
Puis au petit galop.

Maintenant, il la sentait de nouveau, cette présence qu'il avait perdue une seconde avant et tandis qu'il galopait, zigzaguant entre les arbres, il avait l'étrange sensation de parcourir un chemin déjà connu, dont le tracé était inscrit dans une mémoire inaccessible à sa conscience. L'étalon noir, sans hésitation, allongea le galop et quand les roucoulements d'un rire moqueur parvinrent à ses oreilles, il se jeta dans une nouvelle foulée, allant de l'avant, tendu dans sa poursuite et son impression puissante de toucher enfin au but.
A sa droite, un mouvement lui fit détourner les yeux une seconde. Une immense silhouette, massive, qui semblait tantôt suivre leur course, tantôt s'en éloigner. Ombre lumineuse et familière dont l'évolution nouait cependant les nerfs de l'étalon en y instillant une vieille méfiance.
Ralentissant à peine, il jeta par-dessus son épaule aux deux femelles :

"C'était ça, la présence féline de tout à l'heure ?"

Jasmina tressaillit à peine quand le son lui parvint. Elle était si concentrée sur l'odeur que tout le reste disparaissait de son esprit. Pourtant, elle vit l'étalon partir dans la direction du bruit, suivi de près par Ondée qui avait sauté à bas de son dos. Sans réfléchir davantage, la jument les suivit. Elle abandonna vite le galop pour l'amble comme à chaque fois qu'elle était intriguée. Le rire en revanche la fit sursauter. Elle tourna la tête, cherchant sa provenance puis accéléra. Elle n'avait jamais entendu ce rire et pourtant, elle reconnaissait bien les accents moqueurs qui constituaient cette mélodie. Quittant l'amble, elle reprit le galop pour rejoindre les autres au plus vite. Lorsqu'elle aperçut la silhouette, elle comprit que l'odeur provenait de celle-ci.
 Ondée avait sauté à bas du dos de son amie dès le premier bruit. Elle avait bondit à la suite de Black avant de quitter le chemin pour courir entre les arbres comme tout bon prédateur. La silhouette était là, apparaissant par instant. Ses yeux affutés lui permirent de remarquer que la créature était couverte d'une étrange fourrure qui se fondait dans le clair-obscur de la forêt.
*Bien camouflée. Elle est adaptée à ce lieu malgré sa taille. Elle ne me semble pas offensive, juste moqueuse...étrange...*
 L'once fut tirée de ses pensées par l'étalon. Sans prendre la peine de ralentir, elle lança:

"Pas de doutes, c'est bien elle. Vu la teinte de cette étrange fourrure, c'est un prédateur.

Par contre, il n'y a pas une mais deux créatures. Un bruit provient de l'autre côté. Elles sont plusieurs autour de nous mais je n'ai pas l'impression qu'elles nous veuillent du mal... Juste se moquer de nous"

 Jasmina avait pris le relais pour exposer ce que les deux amies ressentaient. Comme d'ordinaire, elle était légèrement derrière l'étalon, le suivant sans aucune difficulté apparente. Elle secoua sa crinière argentée puis reprit la parole:

"Ces deux-là m'intriguent mais je doute qu'ils continuent leur petit jeu encore longtemps, j'ai l'impression qu'ils veulent surtout nous tester. On continue à les suivre?"