Perdue [Odyssée]

Shiki tourna ses yeux sombres vers sa mère, qui lui rendit son regard avec un léger sourire. Le jeune étalon n'était pas réellement surpris de ce que lui apprenait Siana...non pas que la jument noire eût un air à se perdre dans le labyrinthe, mais Odyssée était parfaitement du genre à tirer d'affaire un animal croisé au hasard des chemins...Cette forme de générosité, la jument grise l'avait d'ailleurs transmise à son fils qui, malgré le sens de l'indépendance qu'exigeaient les rudes terres de Glace, avait à coeur de prendre soin des siens et, d'une façon plus générale, de tous ceux qui gravitaient autour de lui.
Hochant la tête avec un nouveau sourire à sa mère, Shiki reprit:


"Ca ne m'étonne pas d'elle...mais savez-vous pourquoi il est si facile de se perdre ici, quand on ne connaît pas littéralement par coeur le terrain?"

L'entente entre mère et fils était intense, pleine, complète ou presque. Bien sûr, les poulains vivaient toujours leurs premiers mois près de leur génitrice, mais pour Shiki, la situation avait été quelque peu différente. Accentuée...Odyssée ne repensait jamais sans un frisson de regret et d'amertume à l'indifférence de sa propre mère, Liberty, trop obnubilée par la politique, par les membres de son Clan, par ceux qu'elle dorlotait comme une mère en oubliant la pouliche au grands yeux gris qui trottait derrière elle. Et c'était pourquoi la jument grise s'était promis, très tôt, que rien de tel n'arriverait jamais à ses propres poulains. Elle s'était longtemps demandé si elle saurait aimer un petit, elle qui n'avait jamais vraiment été le centre du monde de sa mère.
La question s'était évanouie sitôt que Shiki était né, et le poulain avait été accompagné, aimé, choyé par sa mère qui le gardait à ses côtés, lui montrait mille et une petites choses et lui offrait oreille attentive et, plus tard, répliques de débats. Il y avait gagné une solide estime de lui-même, et même si les aléas de la vie et des voyages avaient écorné l'arrogance que peut avoir un jeune étalon, Shiki demeurait un cheval sûr de lui.
Et proche de sa mère.
Ils échangèrent un regard et c'est Odyssée qui répondit:


"Eh bien, le Labyrinthe a ceci de particulier que ses chemins changent parfois...pas toujours. On ne connaît pas réellement la périodicité de ces modifications, mais une chose est sûre: reviens ici dans deux ans et tu ne reconnaîtras rien...la fontaine où nous avons bu sera toujours là, mais les chemins qui y mènent ne seront pas les mêmes..."

Shiki sourit en hochant la tête:

"Bien entendu, je vais t'aider, suis-moi."

A pas mesurés et amples, sa longue queue battant derrière lui, l'étalon gris prit la tête de la petite troupe et Odyssée, après un temps de retard, lui emboîta le pas avec naturel. Sans se retourner, car il savait bien que sa mère le suivrait, Shiki sourit pour lui-même et s'adressa à Siana sur un ton didactique:

"Le Labyrinthe change, certes, mais pas à chaque seconde non plus...Et la périodicité des changements est différente selon le lieu où tu te trouves. Ici, nous ne sommes pas loin du coeur de l'édifice et par conséquent, les changements sont lents, de l'ordre d'une lune. Mais la bande moyenne de ce dédale a un tout autre aspect, sableux, et se modifie deux fois par lune. Enfin, la périphérie du labyrinthe, couverte de gravillons, change plus de quatre ou six fois par lune. En conclusion, il est toujours difficile de retrouver le coeur du lieu...même si, avec l'habitude, on repère des motifs récurrents."

Il se tut le temps d'étudier une intersection, puis prit à droite et reprit d'un ton badin:

"Je ne sais pas d'où vient cette spécificité."

Shiki, avisant la sortie du Labyrinthe, s'inclina devant Siana en se retournant:

"Eh bien, belle demoiselle, Siana, voici ton salut! La sortie est tout droit à présent, et tu n'auras que quelques pas à faire pour revenir aux plaines et aux clairières de notre beau territoire...pour ma part, je vais te laisser, j'ai quelques mots à échanger avec ma mère. C'est pourquoi je te dis: à la prochaine!!"

Taquin, il se cabra pour saluer la petite jument noire, puis jeta un regard vers Odyssée. La jument grise donna un coup de museau amical sur l'épaule de Siana:


"J'ai été ravie de faire ta connaissance, à la revoyure."

Puis elle prit la tête et s'éloigna au galop vers l'issue du Labyrinthe, suivie de son fils. Les deux équidés, l'étalon plus grand que la jument, les robes grises scintillant comme des revêtements de métal, filèrent vers le soleil couchant, soulevant une brume de gravillons derrière eux, qui fit frémir les haies couleur d'émeraude.

[FIN]