[Fête du Printemps - Combat Hole/Shiki] En cette ultime danse où se joue le hasard...

Il s'écarta un peu du cercle des autres chevaux, piaffant, presque surexcité et en même temps étrangement calme, tout au fond de lui. Il jouait là, il le savait, bien des choses. Il jouait sa vie, il jouait, peut être, son intégrité physique, et surtout, le respect de cet étalon de nuit dont il avait pu goûter les évolutions meurtrières, et si belles. Et puis, il jouait son futur...car s'il connaissait désormais la folie qui s'emparait de lui au combat, dans le feu de la bataille, s'il avait découvert le frisson du combat, il savait tout autant qu'il ne pourrait pas grandir et vaincre sans un maître, désormais. Il avait atteint ce stade où il lui fallait un instructeur, à suivre pas à pas, à combattre, avec qui galoper, qui l'entrainât. Oh, bien sûr, Shiki connaissait bien Black, Stelmaria, sa propre mère ou son père, Equinox, mais il avait besoin également de sortir du cercle familial.
Et c'est pourquoi il fit face à Black Hole, encolure rouée et tête portée haut, naseaux évasés, son large poitrail se gonflant avec régularité. De la pointe du sabot, il effleura le sol, petit geste d'impatience vite réprimé, puis ses crins fouettèrent l'air, et enfin, l'étalon noir fut devant lui. L'affrontement pouvait débuter. Le jeune cheval ne s'attendait pas à vaincre, mais s'il avait pu, au moins, en remontrer au grand mâle...Shiki ploya sur ses postérieurs et plongea.
Il plongea sur la droite de Black Hole, en quête d'une ouverture, et, mû soudain par une vive prise de conscience, chassa ses hanches à gauche et ancra ses épaules, pour éviter un trop facile coup sur ses reins. Il pivota donc autour de ses antérieurs et fit face, agile, de nouveau, à Hole, qu'il chargea d'un galop vif, léger et rassemblé, qu'il lui serait possible de stopper net pour cabrer.

This flag is battletorn, we rule the night
We conquiert by the sword, we rule the night.
Il vint vers lui, drapé dans sa robe d'ombre, seulement illuminé d'une petite étoile au coeur de son visage. Une petite tache de blanc, une once de lumière qui attirait l'oeil tout autant que ses muscles, sous sa robe constellée de cicatrices. Son corps racontait une histoire, que Shiki commençait à savoir lire. Celle de coups portés en combats amicaux, pour le plaisir du geste, pour le plaisir du sang, d'égratinures couplées à des plaies plus profondes, d'innombrables chutes au bord de l'abîme de la mort et d'autant de fois où il était reparti de l'avant. Son corps noir et massif racontait une vie entière de combats. Shiki le regarda, presque paisible, venir vers lui, d'un pas cadencé, comme lui-même, déjà tout entier à la bataille. Le jeune étalon inspira. Profondément. Se battre, enfin, pour de vrai! Sous le regard de sa mère, de sa compagne, sous le regard de chacun des chevaux de la clairière, se battre et leur rappeler à tous qu'il était le Prince et le fils de la terre de glace, qu'elle faisait battre son coeur et que son appel impérieux l'enchaînait aussi sûrement que n'importe quel lien de sang ou de coeur. Elle était lui, sa terre, et il était elle, son héritier et son Roi, par le sang de sa lignée. Et aujourd'hui, le Prince clamait son retour.

From the dark to the light we roar, like a thunderstorm, we rule the night.
Il avait voulu ouvrir la bagarre par des frappes légères, de petites esquives, des pas de deux et des pas de côté où chacun aurait frappé pour mieux sauter en arrière. Des subtilités de danseur, sans la beauté mortelle du geste, comme il avait fait face à d'autres combattants durant son voyage. Des chevaux timorés qui, et cela s'entendait, ne voulaient pas prendre le risque d'être frappés à mort pour une simple gloire. Alors ils dansaient de côté...Et Shiki, jeune encore et pas assez musclé pour frapper de front, les avait imités. Mais aujourd'hui, en voyant Black Hole pousser sa masse et lui faire face, rassemblé sur ses postérieurs, en voyant son haut corps se dresser droit, voulut mesurer sa force dans le corps à corps. Force, précision étaient poussés à leur maximum, alors. Si on perdait pied, mieux valait être agile pour se mettre en sécurité, car un étalon dressé au-dessus de vous était comme l'ombre de la mort elle-même. Shiki releva le défi.

Our sacred race was born, we rule the night.
Il fit face et ancra ses postérieurs sous lui, dans le sol, sentant sa rassurante résistance sous ses sabots. Il était devenu plus puissant en voyageant, et s'il n'atteindrait jamais la musculature ronde et scultpurale de Sun Star, il n'en était pas moins capable de tenir longtemps sur ses postérieurs, lui qui s'y était entraîné des jours durant. De longues minutes debout en sentant trembler ses cuisses, en sentant l'affreuse pression sur ses jarrets, des minutes à osciller en quêtant l'équilibre, tout seul, régulièrement, chaque jour, pour apprendre. Apprendre à tenir, apprendre à frapper ensuite. Tenir ses antérieurs avait été difficile, ses muscles se contractaient, tremblaient et la douleur y brûlait vite. Il s'était obstiné. Il avait cessé, peu à peu, de vaciller sur ses jambes, et peu à peu il avait appris à frapper. Quelques combats avaient alors renforcé sa détermination et permis de mettre en pratique ses techniques. Il se dressait et frappait comme un serpent, comme un boxeur, le pauvre adversaire, avec ardeur, et même joie.

Immortal dogs of war, we rule the night.
Quand il se dressa devant Hole, ses muscles ne le brûlaient pas mais son sang, oui. Il courait dans ses veines, son coeur battant un peu plus vite que de coutume, à peine, mais battant plus fort, le sang charriait l'adrénaline et, plus encore, une euphorie et une ivresse étranges, complémentaires. Shiki fit deux pas en avant, sur ses postérieurs, rapidement, arqua l'encolure, abaissa le chanfrein à la verticale. Ne pas offrir de surface aux coups. Mieux valait un chanfrein droit, où le sabot glisserait, qu'un horizontal où Black Hole pourrait abattre sa masse. Debout, Shiki était grand, autant ou presque que Hole, quoique plus osseux. Le jeune cheval maintint ses antérieurs, ployés, en garde haute, pour aligner ses genoux sur ceux de Hole, et plongea ses yeux acier dans les yeux d'ombre de son adversaire. Puis il frappa, un premier coup, légèrement déporté à droite pour contourner l'antérieur qui offrait un bouclier, en cherchant l'épaule de Black Hole. Leurs souffles se mêlaient, la chaleur de leurs corps n'était qu'une et Shiki, cabré et plein de rage, avait le sentiment de, enfin, toucher à l'essentiel. C'était le même sentiment que celui qu'il avait perçu alors qu'il parcourait ses terres, à son retour. C'était l'impression que là, en cet instant même, chaque chose, chaque être et surtout lui, étaient à leur place légitime et en parfaite harmonie.
And we stand by the oath we swore, until the last one falls, we rule the night.

Du coin de l’œil, tandis qu’il se cabrait et que, une seconde, par-dessus l’épaule du mâle noir apparaissait la clairière, Shiki vit Moondance se faufiler dans la clairière. Son amour, sa belle ! Mais il ferma son cœur et son esprit à la beauté de la silver dapple, de son pelage doux et mordoré, de ses crins d’argent, car Hole dansait devant lui et le premier faux pas serait celui de sa chute. Shiki avait lancé le défi pour retrouver l’étrange plaisir, plaisir presque charnel, qui l’avait étreint lorsqu’il avait vu Odyssée affronter cet étalon noir, et il ne pensait alors pas gagner. Il n’était qu’un jeune, un poulain encore au combat, incapable de battre Black, de tenir contre une Stelmaria plus de quelques secondes, massacré impitoyablement par ce grand-oncle qu’il se découvrait, Nathaniel, écrasé par sa mère ou son père. Il n’avait pas la prétention de se croire maître au combat, même s’il sentait qu’il avait les cartes en main. Il deviendrait combattant, car c’était impensable qu’il soit autre. Il gagnerait des combats, sans quoi il mourrait et sa flamme l’empêchait de mourir. Et il combattrait car il aimait se battre, car la frénésie qui le prenait alors tout entier n’avait d’égale que celle qu’il découvrait, émerveillé de sa puissance et de sa suavité, dans d’autres joutes avec Moondance. Rien d’autre que le combat n’égalait l’amour à ses yeux et son cœur, et Shiki avait l’impression d’être complet, complété par ce coup porté.

Black Hole s’était décalé, si vif, mais Shiki eut le premier sang malgré tout. Le sang, rouge et épais, brillant comme un diamant, qui perla et emplit la plaie peu profonde, traçant un sillon rouge luisant sur le lustré d’une robe noire. Shiki vit apparaître le liquide, et sa bouche s’assécha une seconde, son cœur battit plus fort, le sang pulsa à ses oreilles et tout disparut si vite qu’il crut avoir rêvé ce moment d’excitation si intense qu’elle en était presque malaise. Et son cœur, maintenant, ne battait fort que grâce au combat ! Shiki n’avait plus qu’une idée en tête, vaincre, et il avait oublié qu’il ne pourrait que perdre, il se croyait capable, il se croyait combattant ! Et quand Hole se dressa devant lui, la flamme dans les yeux du jeune étalon s’embrasa plus encore, tandis qu’il faisait un pas, venant au contact, pour un combat au corps à corps. Shiki était jeune, mais vigilant et vit la tête de Black Hole fuser. Sans même qu’il y pensât, pas réflexe, sa jambe se rétracta, se leva, et la brusque variation de poids manqua le déséquilibrer une seconde, vite compensée par ses muscles thoraciques se contractant. Des heures passées debout sur ses pattes arrières sous le regard impitoyable d’Odyssée, de Black, voire de Stelmaria, à souffrir le martyre, merci ! Shiki avait toujours l’antérieur levé, plus haut que la normale et il en profita pour tenter d’abattre un coup sur le chanfrein de Black Hole, son pied lourd venant du dessus. Il se doutait que l’étalon esquiverait sans qu’il puisse le blesser sérieusement, mais il voulait jouer le jeu. Et il n’aurait pas su porter un coup mimé…car la fièvre du combat le tenait.

Viens, viens et danse avec moi
Sans dérobades, ni coups bas
Viens, dansons d'un même pas
Suis mes gestes, teste-moi !
L'excitation montait ; la bouche sèche, Shiki contrait, frappait et tenait sur ses membres postérieurs, sans sentir la douleur de ses muscles trop tendus, trop longtemps, et sans sentir la sueur qui se mêlait à son sang, l'eau de son corps dont le sel piquait ses éraflures. Ses sabots volaient comme ceux de Black Hole, pour conserver son équilibre et pour frapper, et sa crinière volait sur son encolure, une crête de dragon. Avec ses naseaux élargis et la flamme sanguinaire qui commençait à briller dans ses yeux gris, Shiki ressemblait à un de ces êtres des temps anciens, une créature mythologique, peut-être un Ombre. Ou juste un étalon en pleine bataille.

Pas après pas, coups par coups célébrons
La vie qui afflue comme le sang dans nos veines
Qui coule en longs torrents vermillons
Sur mon corps d'acier et ta robe d'ébène.
Le plaisir était intense, mais il se sentait perdre pied. Son souffle était vif et régulier, son pied sûr, ses muscles solides, mais cette étrange jouissance, presque charnelle, le submergeait en vagues, chaque fois plus fortes, comme cherchant à l'arracher au rocher de concentration sur lequel il se calait, tandis qu'il dansait avec l'étalon noir et trapu. Black Hole, devant lui, n'était plus Black Hole mais l'Ennemi, sans distinction de temps ni de lieu, l'Ennemi et l'être à vaincre. Le sang pulsait aux oreilles de Shiki qui frémit une seconde, sentant qu'il se passait quelque chose en lui. Quelque chose qui était en train de le faire trébucher, chuter, et de l'enfouir sous sa coupe, de noyer ses yeux dans un voile rouge et d'occulter son esprit à tout ce qui n'était pas le combat, et l'Ennemi. Mais que cette chute était plaisante !

Deux ombres, soeurs dans la brume du matin
Déjà tu t'effaces, pour toi tombe la nuit
Tu danses et moi je danserai demain
Mais le temps d'une passe, devenons ennemis !
Il se battait avec ardeur, sentant confusément que quand le combat cesserait, faute de combattants, il lui faudrait faire le deuil de cette rage et du plaisir intense qu'elle amenait avec elle, de la jouissance presque douloureuse qu'elle lui procurait, et de cette adorable tentatrice, qui lui hurlait de perdre pied, de se laisser tomber avec elle, dans ses bras, et de devenir le Combat. Que lui arrivait-il ? Il aurait été bien en peine de le dire ! Mais la bataille prenait un tour nouveau, plus violent, plus rude que la mise en jambes du corps à corps. Les jambes de Black Hole revenaient vers lui en arc de cercle et Shiki reposa les pieds à terre en se jetant en arrière. Bien lui en prit ! Les sabots passèrent sur son poitrail et y tracèrent une strie sanglante, au lieu d'endolorir son épaule. Le jeune étalon jappa sous la douleur, et la Rage comme le Plaisir montèrent d'un cran. Il se jeta en avant vers Hole qui touchait à peine le sol après son coup, et, planté sur ses antérieurs, pivota sur eux au niveau du garrot du cheval, pour aller saisir à pleines dents ce qui tomberait dessous : idéalement, le garrot, et sinon, un simple lambeau de peau, large et humide !

Le ciel à l'infini
Une danse, encore. N'en finirait-il donc jamais, de danser encore, toujours et en tout lieux? Ne vivait-il donc uniquement que pour cet Art ancestral? N'y avait-il rien de plus important pour lui aujourd'hui? Danser, aimer ces pas compliqués, danser et combattre, faire de ce pas de deux plus que quelques coups, plus que des blessures, plus qu'une victoire ou qu'une défaite. C'était comme un éternel recommencement, chaque nouveau guerrier qu'il rencontrait lui apportait de nouvelles allures, lui offrait une nouvelle dimention à explorer, un nouvel alinéa pour sa science. Un commencement. Mourrait-il seulement un jour, ce beau guerrier d'ébène plus prompt que la nuit? Certes, Black Hole avait douté, mais alors que Renji se perdait, alors que Vif-Argent existait, alors que Bliss se retrouvait; il avait dû faire un choix. Perdon Soleil, pardon d'avoir un Père à rendre fier. Quel fils serai-je si je ne tendais pas ma vie à asseoir son trône d'or, de crimes et de sang? Le ciel à l'infini, le crime jusqu'au bout de la nuit. Et bientôt, toutes les questions de l'étalon se dissipèrent, alors que le liquide sombre et visqueux qui occupait son esprit prenait de plus en plus de place, anéantissant tout exceptée la folie qui le tenait un peu plus. Un pas de côté, un coup porté à son corps, à son orgueil, et voilà que l'Animal Démon se réveillait, voilà que, tel un Phoenix, il renaissait de ses cendres, lui le Shikaku blessé, lui le Shikaku qui se relevait, avec de nouveaux jeunes à ses côtés, avec de nouvelles convistions et une nouvelle Haine, plus violente et féroce.

Embrasse l'univers,
L'entier noir frémissait, de brûlantes vagues électriques se déchaînant le long de son échine, alors que ses muscles courts et puissants se tendaient, se contractaient de sorte à être plus durs que le béton. Oh, quelle joie de revoir le Bateau Fantôme, le Chasseur de Grande Endurance. Oui, il s'était relevé, et ce, par les seuls pas de Shiki, le jeune Prince qui ne tendait qu'à devenir un puissant Roi. Il aurait des terres, des guerriers, tout un monde organisé, un monde respectueux des règles et des coutumes. Mais qu'y aurait-il en face? Au-dessus même des alliances inter-clans? Tout le jeune animal gris était la relève des guerriers, celle des Assassins étaient aux portes de Wild Horses, une nouvelle fois. Et sans doute, grâce à la mémoire de Hole et Si Beau notamment, peut-être que ces jeunes équidés parviendraient à ravir une part de pouvoir, sans comettre les erreurs qui avaient été fatales à leurs aînés. Le bel entier à la pelote blanche priait, il priait pour le salut de son sang, pour ses morts, et pour la survie heureuse de ses enfants chéris. Ses espoirs n'étaient aujourd'hui compris qu'en Vif-Argent et Bliss. Mais supporterait-il de les voir s'amuser pour une guerre qui l'avait, hier encore, cloué au sol, qui l'avait dépossédé de tout son panache et de toute sa force? Ils ne referont pas les mêmes erreurs, ce sera différent, car nous serons là, nous, les guerriers d'hier.

Les clefs du paradis
Semblables, deux silhouettes qui se confondaient, les deux guerriers étaient ébranlés par de nouvelles motivations. Shiki bouillonnait de sa rage de jeune, de son sang de Thar maudit; et Hole lui brûlait du feu de son mentor, de son orgueil de Shikaku ayant touché le fond. Il avait eu la chance de se relever, et il était aujourd'hui sûr de vouloir l'utiliser, pour le salut de son Père. Me croirais-tu, jeunot, si je te disais que les clefs du paradis sont pour moi ici, qu'elles sont ce pas de deux enragé, et que bientôt, demain peut-être, tu me les voleras pour en jouïr seul, ou avec d'autres jeunes? L'instinct ne dicte-t-il pas de tuer, d'abattre celui qui attente à sa vie? Tu veux me voler ce qui me fait encore vibrer, et je ne suis pas prêt, je reffuse de voir cet instant arriver; alors, soyons ennemis, et laisses-moi ce soir ces clefs, pour que je puisse me perdre dans cet Infernal Paradis...

Sont ici, sur mes terres
Oh, il les avait haït ces terres! Mais aujourd'hui, elles faisaient sa joie, son exil parfois, elles l'apaisaient par un sort puissant et inexpliqué. Il n'était pas encore prêt à céder son nom de guerrier pour celui d'Ancien, pour celui de mentor. Et dans ce duel, il s'accrocherait à tout pour se permettre de dormir avec ces fameuses clefs, alors que le combat serait achevé.
Shiki était vif, Shiki était jeune, mais l'expérience viendrait avec l'âge, et il comettait, comme tous avec lui, quelques erreurs. Il signa ici la première, mais qui était tout à fait pardonnable. Avec puissance, les sabots de Hole touchèrent son poitrail, alors qu'il retombait au sol, à la suite de Shiki. Face à face, les deux équidés n'étaient plus que deux masses furibondes, plus tigres que chevaux. Alors, le jeune animal prit une initiative, ce que Black Hole saluait. Le fils de la Dame d'Acier avait beau être jeune, il savait l'importance des choix, il savait penser. Et il pensait bien. Alors qu'il se jetait sur son garrot la mâchoire en avant, le Shikaku vrilla, amenant son flanc à la bouche du jeune, et jetant à son tour ses dents tranchantes vers l'encolure de Shiki.

Ils ne frémissaient ni de la même rage, ni de la même hargne. Sang des Thars pour Shiki, contre le sang chaud des Shikaku. Black Hole semblait avoir gagné en force et en masse, semblait plus grand, plus farouche et sauvage. Son regard, qu’on s’était habitué à voir morne et éteint, s’embrasait, ses crins volaient, ses naseaux élargis aspiraient l’air à grand bruit. C’était comme une renaissance, se dit Shiki, une seconde, quand, reprenant son souffle, il s’écartait d’un bond de son adversaire. Il ne s’attendait certes pas à affronter un cheval diminué ou fragile : la rage de combat de Black Hole était connue, était célèbre ! Et maintenant que revenaient ses petits…Vif Argent, leur lien de sang était manifeste, et on murmurait aussi après une fille, sa fille et celle de Pépite, qui reviendrait d’un lieu lointain…

Comme lui, alors, la jeune jument, que Shiki ne connaissait pas, aurait voyagé pour apprendre la vie, le monde et le combat ? Elle aurait, comme lui, arpenté des terres désolées et d’autres surpeuplées, rencontré bien des êtres extraordinaires, parmi des chevaux plus qu’ordinaires. Shiki se souvenait du dragon qui l’avait un jour fait trembler en le survolant, ombre noire sur la plaine. Las ! La créature était si grande que pour elle, un futur Thar n’était qu’un moucheron…et les rois, et les chefs de tribus, pleins d’une morgue qui parfois exaspérait, ou forçait l’admiration. Ces grands rois, de grands guerriers souvent, car les tribus ne respectaient que le combat. Ces combattants qu’il égalerait. Il le sentait.

C’était dans ses os, c’était dans son sang. Il était certain qu’il serait un combattant, cela ne souffrait ni contradiction, ni remise à plus tard. Il n’y avait qu’au combat, ou aux côtés de Moondance qu’il ressentait cette plénitude, ce bonheur intenses. Il était aussi certain que Shiki combattrait qu’il était sûr que le jeune cheval deviendrait Thar. Et, avec l’arrogance de la jeunesse, il ne doutait pas d’être plus tard un grand Thar, un de ceux dont les noms demeurent, murmurés, répétés avec amour, admiration, crainte ou haine, mais survivent, toujours, dans les légendes et les contes.

Il vit le flanc de Black Hole venir vers lui, et ne comprit pas d’où lui arrivait ce soudain cadeau. Dans sa fougue, l’idée d’un piège mit quelques fractions de secondes à atteindre son esprit, et Shiki perçut soudain un mouvement sur le côté, dans l’ombre de son champ de vision. Black Hole, à n’en pas douter, et c’était tout son avant-main qui était en danger. Quoi qu’il fasse, impossible de se remettre en sécurité ; l’heure était à l’audace, et le jeune cheval ne mit que quelques secondes à réagir, quelques fractions de secondes, cet infime laps de temps qui sépare le réflexe de l’action réfléchie. Il ne freina pas, mordit brièvement, mais tout en mordant, il se cabrait, ce qui atténuait la puissance de son coup de dent, et se retournait en espérant que le chanfrein de Black Hole rencontrerait ses sabots qui, déjà, volaient, précédant son corps.

Il sentait confusément la tension qui régnait dans la clairière, il se doutait que c’était là l’œuvre de sa lignée, mais il ne se déconcentra pas. Il ne pouvait se le permettre, et le combat était si attirant devant lui, c’était son combat, sa bataille. Il faudrait la force pour le séparer de son adversaire.

Sois plus puissant que le cours du torrent.
La sueur commençait à couler et se mêler au sang, les plaies, sous le sel de ce fluide vital, picotaient légèrement. Mais Shiki n'en avait cure, l'heure n'était plus aux picotements, c'était là, déjà, le paroxysme du combat. Face à lui, Black Hole et ses yeux noirs, qui semblaient lui demander si c'était ce soir qu'il voulait son trône, sa place de roi...Mais Shiki ne s'y sentait pas prêt, encore. Il avait encore tant à apprendre en combat, tant à affronter! Et puis Stelmaria régnait et règnerait, en vie...il avait longtemps fui. Disparu des terres pour trouver, ailleurs, l'aventure et d'autres êtres, d'autres lieux, d'autres cultures. Séparés, volontairement, des siens, qu'il avait grandi! Mais aujourd'hui, il était de retour. C'était le retour du prince, de l'héritier, sur des terres chéries, dans la neige familière et la glace qu'il connaissait. Glace de ses territoires, dont il savait le chant comme on sait une berçeuse. Les léopards lui avaient appris à l'écouter, ses compagnons de jeux voire d'entraînement, qui parfois l'avaient placé face à l'immensité lisse et glacée de la banquise, lui enjoignant de se taire et d'écouter. Et le jeune cheval avait écouté la chanson de la glace. Ce bruit sourd et incessant, rumeur ou murmure, au loin, de la mer qui inlassablement frotte la glace qui flotte, inlassablement sans savoir que la banquise la prendra à son piège et que pour une goutte d'eau qui fond, une goutte se figera à l'hiver prochain. Des craquements, parfois légers et doux, les murmures de la glace qui vit et plie sous le poids de la vie qui la parcourt, et d'autres plus nets, ceux de la banquise qui se fend, se brise, s'ouvre en annonçant le printemps. Et puis, plus loin encore, la longue complainte du vent qui soulève et emporte la neige, qui siffle et vibre, et le souffle rauque des épaulards, dont l'évent recrache l'air en hautes gerbes d'écume, dont la queue frappe les vagues avec une force qui peut faire onduler un iceberg. Des rumeurs de combats, des éclaboussures, sans que le jeune prince sût quel combat se livrait là, sous ses pieds ou plus loin. Il la connaissait, la chanson de la glace, celle de l'eau. Les chevaux de son Clan étaient d'un tempérament de feu, mais ils étaient nés de la glace et ils la comprenaient, savaient ses humeurs, ses allures au fil des saisons, ses dangers et sa vie secrète. L'eau, durcie ou se ruant en mugissant à l'assaut des falaises blanches, l'eau, qui tombait en coton blanc et silencieux, dont les torrents achevaient leur course dans la forêt où il avait vu le jour, c'était son univers.

Sois plus violent que les ouragans.
Tourbillons de poussière sous les jambes de Black Hole qui soudain s'élevait, écartant la menace des antérieurs de Shiki sur son chanfrein. Tourbillon de poussière où retomba soudain l'écume, coulant de leurs bouches, de leurs flancs, quand leurs genoux se heurtèrent avec violence. Dans la rage du moment, Shiki ne ressentit rien d'autre que le choc, et la certitude que ses os, ses muscles, sa peau avaient résisté au violent coup. Blaack Hole était plus solide que lui et, debout, il poussait, comme pour reporter son poids sur le jeune étalon. Qui ne fléchit pas, mais se tendit. Ses muscles dessinnaient sous sa peau une houle incessante, comme la mer, agitée par une tempête venue du Sud. Il n'avait pas vu venir la tête de Hole, qui le frappa durement. Pas de dents; un simple choc. Shiki frémit et retomba, une seconde après son adversaire, le rusé vieux renard, qui venait de le défaire sur cette épreuve de force. Le jeune cheval grimaça un sourire, un rictus sauvage et frémissant, qui aurait pu paraître douloureux s'il n'avait pas été si extatique. Oui, Hole se défendait bien et renvoyait dans ses pénates son jeune et arrogant adversaire. S'il viendrait un jour où Shiki renverserait le cheval noir, ce jour n'était pas encore. S'il viendrait un jour où il prendrait sa place sur le trône des grands combattants, ce jour n'était pas encore. Mais le prince était revenu, et ce combat n'avait pour autre but que de le faire savoir à tous./ A ses ennemis, montrer sa puissance et cette trajectoire, comme une parabole, une étoile filante, qui tendrait bientôt à son apogée. A ses amis, clamer son retour comme un cri de victoire. A son Clan, s'offrir et se révéler dans son rôle d'héritier, de futur roi, de futur chef.

Sois plus ardent que le feu des volcans.
Son sang bouillonnait, et Shiki retomba, à moitié essoufllé, ne quittant pas de son regard brûlant son adversaire, dont les flancs fumaient. Le jeune cheval ne se déplaça pas sur la droite de son adversaire, ni sur sa gauche, il choisit le choc frontal. Bondissant vers lui, il paria sur le fait que Hole devrait se lever pour protéger sa tête, et qu'il le ferait assez vite pour ne pas avoir le temps de porter un coup au ventre ou aux postérieurs de Shiki. Shiki fondit sur son adversaire, sachant bien le grand risque qu'il prenait là, mais décidé. Il fallait en finir, il fallait qu'arrive le pas de deux final, avant que la bataille qui grondait autour d'eux et couvait, comme un orage, ne les sépare. La fin du combat était à eux et il ne laisserait pas une autre mêlée la leur ravir, quand c'était leur dû, à eux, les deux lutteurs. Shiki se cabra, pour frapper, les jambes, le poitrail, la tête, ce qui s'offrirait à lui, ou simplement se mesurer à coups de dents, jambe à jambe, plus plaqués l'un contre l'autre que les deux miroirs d'une faille dans une roche.

Invisible to all,
Les deux duellistes n'étaient ni de la même génération, ni de la même école, ni du même clan; et pourtant, ils connaissaient tout deux le même secret, invisible à tous néanmoins. Ils avaient en eux cette rage sincère, ce désir de danser jusqu'à ne plus pouvoir, danser jusqu'à s'en éreinter, jusqu'à ce que leurs muscles d'aciers ne puissent plus se tendre. Enfin face à face, ils ne retenaient plus les coups, se battant avec toute la hargne nécessaire à la victoire, alors qu'en apparence, ce combat n'était qu'une joute amicale. Mais là encore, la vérité était invisible aux yeux de tous. Ils se battaient aussi pour l'histoire, pour la science et pour le futur. Le Shikaku avait été un des guerriers d'hier, Shiki serait celui de demain, et aujourd'hui n'était qu'une pause, une battue lente, un calme trompeur, un mensonge aussi peut-être. Ils étaient tout deux rois, chacun à sa manière et chacun venant d'un monde différent, mais ici, leurs principes s'accordaient. Si le fils de la Dame d'Acier entendait chanter la glace, s'il courait en compagnie des léopards géants, Hole lui parlait à la mort, raillait l'abîme et affrontait les ombres. Les mélodies étaient différentes, les sons venaient d'ailleurs, mais, alors que le roi affrontait l'Ambassadeur, les deux voix se mêlaient, devenant un vague murmure enjôleur, un vague murmure qui les coupait de tout, leur laissant toute la vie devant eux pour finir ce combat, arrêtant le temps et la course éperdue du jour. Qu'ils se battent, puisqu'il serait déjà trop tard demain. Qu'ils se jouent l'un de l'autre, sans jamais perdre de vue le code de l'honneur, le code du guerrier, celui qui différencie le lâche du héros. Sois fort jeune prince, ne te laisse emporter dans aucun tourment, envoie au diable tout ceux qui te tenteront. Tu portes en toi l'espoir, et plus que ça encore, tu portes en toi la fierté de ta mère. Si tout s'écroule un jour, s'il ne reste plus rien, si tout sombre, assures-toi d'une seule chose: assures-toi que ta mère soit fière de toi, assures-toi de ne pas lui avoir tourné le dos.

The mind becomes a wall.
Derrière eux, une rumeur nouvelle s'élevait, comme un souffle de vent chargé d'electricité. Quelque chose de nouveau se préparait, quelque chose d'inconventionnelle allait se produire, dans peu de temps. Mais ils n'avaient pas le droit de rompre le pas, pas si salement: la danse était un art que chacun se devait de respecter. Comme on ne criait pas quand le violon chantait, on ne partait pas quand les pas dansaient. L'esprit devenait un mur, se dressant face à cette clameur refoulée, s'élevant assez haut et assez vite pour chasser les bruits parasites. Ils étaient là, couverts d'une fine pellicule de sueur, à luire sous les rayons du soleil, alors qu'ils se dévisageaient silencieusement, avec respect et connaissance. Il était donc là le poulain croisé u soir, entre deux ombres gigantesques de menhir. C'était donc lui. Il n'avait plus rien du poulain un peu rond, il était un étalon. Combien de fois Hole avait-il pensé à lui, combien de fois avait-il rêvé ce combat? Ils avaient maintenant cette chance, peut-être unique, mais elle était là, et avec ardeur, ils la saisissaient.

All of history deleted with one stroke
Le passé avait comis des erreurs, mais aujourd'hui, cette ère prenait fin. Les coups de Shiki contribuaient à effacer ce passé, ils ouvraient la possibilité de nouveaux horizons. De nouveau face à face, le passé et le futur, essoufflés de leur nombreux pas, mais brûlants encore de ce feu passionnel. L'espace d'un instant, le temps s'arrêta, et Black Hole put plonger ses yeux dans ceux du jeune étalon. Ils brillaient de passion et de fougue, animés par une détermination tenace. Shiki irait jusqu'au bout des choses, il ne ferait pas la bêtise de faire demi-tour quand les coups seraient trop violents, il ne fuirait pas alors que son peuple serait menacé. Jamais, jamais personne ne lui avait appris quelle tenue adopter, quel regard lancer quand et à qui. Toutes ces enjolivures étaient pour lui naturelles, et le Shikaku affirmait, en sachant qu'il ne se trompait pas, que le nom de Shiki brillerait dans la gloire, même si le sang un jour se mettait à couler, même si la guerre éclatait. Shiki serait un animal d'honneur, et son nom resterait dans les mémoires pendant longtemps...
Mais l'heure n'en était pas aux souhaits de bonheur ni aux paris en tout genre. L'heure n'appartenait qu'à la danser, qu'à leur danse. Ces coups seraient les derniers, ils finiraient les pas de deux.
Vif, lancé telle une flèche de diamant, Shiki s'élança à la rencontre de l'étalon noir, se levant et le menaçant de ses sabots, et ne laissant que peu d'issues à Hole qui du réagir dans l'urgence. Il s'éleva alors, imitant l'étalon smocky. Cette danse s'achèverait à coups de dents. Dans une étrange alchimie, ils se retrouvèrent comme aggripés l'un à l'autre, alors que leurx membres étaient pliés. De nouveau, ils instaurèrent entre eux un équilibre instable et précieux. Hole s'était pourtant levé trop près du jeune, et un des sabots de l'étalon avait abîmé son épaule. Il concentra tout son poids à pousser l'épaule de Shiki, dans l'espoir sans doute vain de le faire tomber, alors qu'il envoyait sa tête une fois encore vers l'encolure de Shiki, le menaçant cette fois avec ses dents.

It’s the eye of the tiger, It’s the trhill of the fight,
Le frisson du combat, voilà ce qui les animait l’un comme l’autre, tandis que Black Hole se ramassait pour se dresser devant Shiki. Le jeune prince vit, comme dans un rêve, le grand corps noir qui se levait soudain. C’était un rêve, mais un rêve violent et coloré, aux teintes saturées et contrastées, un de ces rêves dont on s’éveille le cœur battant, dans le petit matin et son calme trompeur, non pas effrayé, mais hagard et tout entier encore plein de l’ardeur du rêve. Un de ces rêves qui laisse le sang échauffé, l’œil flamboyant, alors même que dans l’esprit son souvenir s’est déjà effacé, voilé par les brumes de l’éveil, alors que ne reste plus que le souvenir de l’émotion du réveil, sans aucun indice quant à sa provenance. L’œil du tigre, comme la compagne de Black Hole, qui méritait si bien son nom, ils ne l’avaient pas, mais la férocité du fauve était dans chacun de leurs gestes et de leurs bonds, tout entiers dédiés à leur bataille.

Rising up to the challenge of our rival,
Et Black Hole relevait le défi, se dressait sur ses postérieurs puissants, pour s’approcher de Shiki, pour se coller à lui et achever le combat à coups de dents, dans un paroxysme de fureur et de violence, de rapidité et de frénésie. Les passes d’armes étaient finies, le temps pressait désormais et le tumulte ne devait pas leur voler l’apothéose de cette danse, il était temps d’en finir, de même ! Shiki leva ses antérieurs pour protéger son visage et son encolure. Black Hole était légèrement plus grand que lui, même si le jeune cheval allait prendre encore quelques centimètres, et avait de ce fait un avantage sur Shiki : l’accès plus facile à sa tête. En contrepartie, Hole aurait du mal à toucher le ventre du combattant, et Shiki, lui, s’il ne pouvait espérer frapper le chanfrein du cheval noir, avait néanmoins un accès plus aisé à sa gorge et son poitrail. Leurs antérieurs se croisèrent tandis que Shiki venait au contact, un contact charnel, étroit, aussi étroit que celui qu’il pouvait avec Moondance quand il se plaquait contre elle. Un contact presque sensuel, leurs robes moites partageant leur écume et leur sang, les mêlant tandis que leurs mâchoires se cherchaient, se heurtaient et se bloquaient l’une l’autre.
Shiki put protéger son encolure en haussant les antérieurs, et ses canons prirent le choc, mais le coup d’épaule de Black Hole le prit par surprise et il se sentit frémir. Musclé, mais jeune encore, il n’était pas aussi stable sur ses appuis que ce vieux routard du combat, et Shiki se sentit perdre légèrement pied. D’un effort violent de ses muscles, il lança ses dents vers la joue de Hole, pour la lacérer, emporter un lambeau de peau, lança ses pieds vers son encolure et son épaule, et sentit l’énergie de sa chute l’emporter.


And the last known survivor stalks his prey in the night,
Il tomba au sol avec un grognement sourd, dû à l’air brutalement expiré, et eut juste le temps de rouler sur le flanc, de se redresser à moitié. Il avait perdu, il le savait. Il venait de perdre en s’effondrant, et c’était Black Hole à qui reviendrait le dernier coup du combat…Shiki ne s’était pas attendu à vaincre. Mais quel combattant n’aurait pas la rage en cœur en sentant la chaleur de la poussière, souillée par le sang, le sol du combat, en s’y affaissant comme dans un aveu de défaite ? Le jeune cheval voyait au-dessus de lui la silhouette de Black Hole et il aurait pu se relever…mais il savait que l’étalon noir ne lui en laisserait pas le temps. Il avait perdu, c’était ainsi, c’était Black Hole le chasseur, aujourd’hui, et Shiki laissa aller sa tête sur le sol en signe de soumission : pourquoi s’obstiner ? Il avait perdu dans l’honneur et savait que sa vie n’était pas en danger. Pas aujourd’hui.

And he’s watching us all with the eye of the tiger.
Il n’y avait plus que son oeil gris pour flamboyer, tandis qu’il consommait sa défaite, sans quitter du regard Black Hole. Haletant encore, frémissant car ses muscles peinaient à cesser de sitôt leur débauche d’activité, le jeune chef laissa un sourire grimaçant relever ses lèvres tandis qu’il s’adressait à Black Hole, qui seul pourrait l’entendre.

« Ce fut un plaisir et un honneur. »

Le jeune cheval attendit que son adversaire le laisse le faire pour se relever, s’ébrouer et secouer la poussière qui adhérait à sa robe, puis il se planta devant Black Hole. C’était vrai, il avait l’allure d’un chef et il se sentait chef, aujourd’hui. Prêt à se rapprocher peu à peu du trône de Glace, tandis qu’il rivait son regard gris, avec respect et calme, non pas apaisé de la fureur du combat mais surtout sans rancœur, dans les yeux noirs de Black Hole. Le jeune cheval cambra l’encolure et prit une profonde inspiration, tous ses muscles frémirent. Ce qu’il avait en tête lui était venu d’une façon fulgurante, immédiate, et il ne savait quelle serait la réponse de Black Hole. Il ne savait si cette demande changerait sa vie ou non.

« J’ai appris auprès de Black, Odyssée, Aglow Star, Equinox et Stelmaria, et au fil de mes errances. Mais j’ai eu des professeurs, pas des maîtres. Black Hole…voudrais-tu être mon maître ? »

Son regard était clair et franc. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il avait avant tout besoin de s’éloigner de son cercle familial, respirer un autre air et s’étourdir de la liberté des jeunes chevaux avant de revenir vers sa terre, celle où l’attirait son cœur. Qu’il avait besoin d’un maître à danser pour apprendre à combattre, et pour parfaire son art, mais aussi pour avoir un référent et une figure, non pas paternelle, ni un modèle, mais simplement quelqu’un à suivre et respecter, quelqu’un qui lui enseignât un autre point de vue et à qui attacher ses pas, pour prendre ses repères avant de s’envoler, libre et seul.

Le dernier échange fut explosif, plein d'ardeur et d'adrénaline, comme l'apothéose d'un combat qui n'avait cessé de déchaîner l'esprit de Shiki. Le cheval gris sentit, certes, la rudesse du sol, l'odeur de la poussière et son contact pâteux sur sa robe trempée de sueur. Ses sabots battirent l'air une seconde quand son oreille interne lui apprit qu'il venait de chuter, mais aussitôt il se releva en reprenant son souffle, sous l'oeil de Black Hole. Dans ce regard, sombre et encore enflammé du combat, comme l'était le sang de Shiki, le jeune prince lisait une sorte d'affection, de reconnaissance et surtout, du respect. Non pas le respect qu'on adresse à un prince, mais bien celui d'un combattant à un autre, quand l'affrontement fut un plaisir et un véritable défi, quand le combat fut plein d'incertitudes et de fureur pour l'un comme l'autre. Ce respect de tous les guerriers entre eux, de tous les danseurs, Shikaku ou non, quel que soit leur Clan. Et c'était bien gratifiant pour Shiki de pouvoir lire cela dans les yeux de Black Hole. Black Hole qu'il avait vu combattre avec sa mère alors que, tout jeune, il ne connaissait rien encore de la fièvre de la bataille. Mais devant les bonds et les rebonds, les écarts et les charges des belligérants, Shiki, tout petit certes, avait senti pour la première fois bouillonner son sang. Prémices d'un amour du combat qui, il le sentait, le suivrait. Jeune prince, futur roi, il oscillerait sans cesse sur le fil de la diplomatie, s'aventurerait dans les sables mouvants des chefs, des arrangements, des traîtrises. Mais il était un endroit où, chef ou moins que rien, il serait toujours en terrain connu.

Là-bas, c'était ici, et ailleurs. C'était l'arène, et tous les lieux où il s'abîmait dans le combat, s'offrait à lui et où n'existaient plus que la technique, les coups, la force. C'était le seul endroit où ses sabots seraient toujours en terrain sûr et ferme sous le pied, le seul endroit où jamais il ne pourrait se noyer. Où nul ne pourrait l'atteindre, si seulement il en avait la force et le coeur. Tempêtes et naufrages y régnaient avec le feu du combat, et la violence des affrontements était un écho à l'ardeur de son sang. Il était né sur les Terres de Glace et il les aimait, et elles étaient siennes autant qu'il était leur. Mais il n'était qu'un lieu au monde où Shiki était sûr de lui et de ce qu'il devait y faire. Ici, sous ses sabots, et dans toutes les arènes du monde, improvisées ou battues par les pieds des combattants d'antan. Au sein de la bataille, il se sentait chez lui.

Black Hole tremblait et parlait d'un ton contenu, mais Shiki lisait dans ses yeux les émois de son coeur. Le jeune cheval n'avait même pas réfléchi aux implications de ce qu'il avait demandé, tant du point de vue politique qu'en ce qui concernait l'opinion des siens. Mais il avait besoin de voir ailleurs, hors du cercle familial, et d'avoir, une fois dans sa vie, un maître qu'il aurait choisi. Il prit néanmoins le temps de réfléchir à ce que Black Hole lui avait demandé, puis inclina la tête:

"Ce que dira ce monde m'importe peu. Qu'y a-t-il à dire? Que j'ai choisi un grand combattant pour maître, ou que c'est un Shikaku? Qu'importe donc? Ceux qui me croiraient capable de devenir un Shikaku ne me connaissent pas...mon monde, c'est le territoire polaire, et quoi que je fasse il me rappellera toujours à lui. Jamais je n'abandonnerai ma terre. Dès lors, qu'ont ils à redouter?"

Il sourit et secoua la tête, puis fixa son maître dans les yeux. Que c'était bon de le désigner ainsi, son maître!

"Et de toute façon, je suis sûr de mon choix, Black Hole."

Il inclina l'encolure. Il se sentait plus vivant, plus complet, désormais. Bien sûr, Shiki, s'il accepterait d'obéir et de suivre son maître, n'agirait jamais, même à l'instigation de celui-ci, contre son Clan et les siens. Mais il faisait confiance à Black Hole, lui voyait assez de confiance et d'honneur pour ne pas lui imposer ce genre de choix sans aucun sens. Et parachever son apprentissage du combat avec celui qui lui en avait fait, le premier, ressentir le goût lui laissait un sentiment de paix intérieure, d'équilibre. La boucle de son enfance était bouclée, à présent.

L'oeil brillant de Black Hole aurait pu balayer les derniers doutes de Shiki, si tant est que Shiki eût encore un quelconque doute sur sa décision. Hole se tenait droit, presque plus fier que quelques secondes auparavant, et cet orgueil qui gonflait le poitrail du mâle noir, Shiki le sentait passer en lui. Elève de ce cheval, de cet étalon! De son rêve de poulain, du premier danseur outre sa mère qu'il ait rencontré, élève de celui qui lui avait fait penser, un jour, tout petit, que le combat était son sang et son oxygène au même titre que Moondance. Black Hole était massif, Shiki serait probablement un peu plus grand que lui, grâce au sang d'Equinox. Mais l'étalon noir le regardait, le contemplait, campé sur ses jambes solides, frémissant, et Shiki frissonnait de même, et jamais le Prince ne s'était senti plus petit, plus poulain que ce jour là, sous l'oeil du Maître. Le regard brillant de joie autant que de fierté, le jeune roi redressa la tête pour admirer cette statue vivante, noire d'ébène et luisante ainsi que l'obsidienne, le verre des volcans, la roche si belle et fragile que forgent feu et flammes. L'obsidienne aux arêtes coupantes, l'ébène dure et doucement satinée...Black Hole était à la fois la roche tranchante, celle qui fait couler le sang, la roche fragile et la roche satinée, loin du fou que certains avaient voulu dépeindre, aussi complexe que n'importe qui d'autre, à sa façon.
Shiki était fier de ce regard que posait le Maître sur lui.
Et puis Black Hole prit la parole et au simple timbre, avant même d'entendre les mots, de sa voix, Shiki frémit de nouveau. Il sentait, il pressentait avec cet étrange instinct, cette sensation du solennel, que quelque chose allait se dire, allait passer entre eux, qu'il n'oublierait jamais et qui les lierait irrémédiablement. Shiki ne dit rien. Seuls, ses yeux s'éclairèrent, pleins d'expectative et d'une ardeur farouche. Il attendait, immobile et droit, les mots.
Qui vinrent, une déclaration à valeur de serment, qu'entérina le bruit sec des sabots de Black Hole sur la terre sèche. Shiki sentit la vibration se propager jusqu'à ses pieds, ils étaient si proches! Et à son tour il inclina l'encolure, mais ne quitta pas des yeux Black Hole. Sa voix, enrouée tout d'abord, s'élaircit en quelques mots tandis qu'il faisait à son tour sa profession de foi et sa promesse:

"C'est mon choix. A partir d'aujourd'hui je serai dans tes pas, à tes côtés ou à ta suite, avec la loyauté qu'un élève doit à son maître. Je ne te quitterai que lorsque tu estimeras le moment venu. J'engage mon honneur, ma parole, et ma personne toute entière sur cette promesse, en mon nom propre. C'est mon choix et je suis dans tes pas, Black Hole...Maître."

A son tour, Shiki se cabra et se laissa retomber, de tout son poids. Il fit moins de bruit que son mentor, mais la poussière vola sous ses pieds, et il en fut étrangement satisfait. Quand il arqua le col puis ploya le genou, le sol sentait le sang de leur bataille, le sang des serments, le ferment des promesses. Shiki se redressa et rejetta son toupet en arrière d'un geste rapide, puis riva ses yeux anthracite dans ceux d'obsidienne. Tout bas, pour qu'eux seuls, proches comme ils l'étaient, eux seuls l'entendent, lui et son Maître, Shiki murmura:

"Je suis honoré."