Le Cercle Secret

Il n'aurait pas dû faire si chaud au Pic du Diable. Et la moiteur ambiante n'était pas non plus prévue au programme. Tout était censé être parfait ici, comme chez les Etoiles.
A condition d'oublier les Wolfs, les Shikakus, Les panthéres des neiges, le sumac vénéneux et les courants insoupçonnables sous les eaux d'apparences si tranquilles.
Il était également déconseillé d'aller se balader sur les étroites langues de terre qui s'avançaient dans la mer, au risque de se retrouver coincé par la marée. Et pourtant, qu'est-ce qu'elle n'aurait pas donné, en ce moment, pour se retrouver coincée au beau milieu de l'océan - pour peu que ses soucis soient restés de l'autre côté, évidemment !
Pépite d'Or ne s'était jamais sentie aussi mal de toute sa vie. Pépite sentit de nouveau qu'elle décrochait et, les yeux dans le vague, replongea dans son cauchemard éveillé. Plus que quelques instants songea Pépite. Plus que quelques instants et tu seras à la maison. Rien que d'y penser, elle en avait les larmes aux yeux. Rentrer, elle en rêvait. Chez elle : là où l'attendaient ses amis. Là où elle ne se sentirait plus une étrangère. Une Martienne, une demeurée, un boulet. Une pauvre attardée barbante et nulle.
Les yeux sur l'horizon, Pépite regardait la mer.

Non pas que se soit moche ici. Si seulement elle n'avait pas dû se coltiner Si Beau ! Tous-les-jours. Et même si, toute les nuits, elle trouvait un trait d'esprit furieusement spirituel, une nouvelle réplique assassine à lui balancer, allez savoir pourquoi, elle n'arrivait jamais à la caser. Et pire encore que tout se que Si Beau pouvait lui infliger, il y avait cette terrible et évidente sensation de ne pas être à sa place. D'être une étrangère ici, coincée sur la mauvaise côte, complétement hors de son élément comme un poisson hors de l'eau.
Plus que quelques instants, se répéta-t-elle. Plus que quelques instants à tenir.

Son pas régulier résonnait sur la roche noire à la manière du glas qui annonce la mort, à la manière du glas qui sonne et résonne perpétuellement. En ne se fiant qu'à l'ouïe, tout un chacun se serait attendu à voir surgir un étalon d'âge mûr, à la démarche assurée et royale. Erreur. Certes, l'allure de l'équidé avait tout de la Majesté des Rois, mais il ne s'agissait nullement d'un mâle guerrier. C'était elle, juste et purement elle. La fille de l'Ange et du Démon, le mélange le plus impensable. Quatre ans. Ni plus, ni moins. Quatre années d'absence, quatre années à se forger un tout nouveau caractère, quatre années passées sur le Territoire, ancien Domaine de son Père, où elle aussi avait fait la rencontre du charismatique Etalon Blanc, où elle aussi avait appris à se battre et à aimer la Mort. Elle possédait aujourd'hui l'art du combat, la Haine et la Violence si vitale aux Shikaku. Ne restait-il pas même une trace de bonté?

L'enfant n'était plus la même: Bliss avait radicalement changé. Loin d'elle le souvenir de la pouliche rondelette qui souriait à tout bout de champs, aujourd'hui, elle n'était plus que magnificence et beauté. Elle était la fille de son Père, elle avait ce visage impérial, furieusement sauvage, elle avait ses yeux. De sa Mère, elle gardait les courbes parfaites, affolantes. Son ossature n'était pas lourde, et ses muscles élastiques lui permettaient de conserver assez de finesse pour qu'on se plaise à la regarder. Bliss était jeune, Bliss était belle, Bliss était de retour.

Lente, elle foulait les terres de Black, sachant bien le danger, sachant bien l'arrogance. Mais c'était plus fort qu'elle, la Shikaku avait besoin de parcourir les falaises sombres, de dominer les flots furieux de sa masse musclée. Quel fatalisme régnait en elle pour qu'elle se perde ainsi? Un instinct. La jeune jument était devenue extrême, elle s'embrasait pour un rien, tressaillait et bouillonnait. Il lui fallait tout ou rien. Elle aimait trop, elle haïssait trop.

Enfin, elle reconnut l'odeur et la silhouette de l'équidé clair. Sa Mère. Grave, elle se cabra pourtant, portant en elle toute la puissance des Assassins. Son corps portait déjà quelques cicatrices, et cette beauté qui ne détenaient que les Shikaku de sang. Légère, elle s'élança, frappant le sol avec violence, laissant courir le tourment de ses passions. Alors, à une foulée de la belle cremello, elle s'arrêta, grave, royale, forte et belle. Pépite, reconnaissait-elle les traits de sa douce Bliss...?

Elle se sentait partir. Elle sentait tout les éléments ne faire qu'un. Elle sentait la roche vibrer, l'eau chanter et le vent lui fouettant le visage murmurer. Elle était en osmose avec chacun d'eux. Mais une présence brisa cette entente parfaite. Elle ne sentait plus rien. La vibration devenait martellement douloureux à ses oreilles, la chanson s'écraser lourdement contre la roche et les murmures devenaient silence. Elle détestait cette cassure qu'elle ressentait à présent dans l'espace.

D'humeur boudeuse, elle attendit que la présence s'approche. Plus près, toujours plus près. Elle attendait, patiemment, le port altier telle une reine faisant face à la fatalité. Comme si le glas avait sonné pour elle, l'épée de Damoclès qui oscillait entre la vie et la mort au dessus de sa tête se rapprochait plus que jamais, prête à la transpercer. Elle ne se laisserait pas faire. En tant que mère, amante et reine, elle combattrait la fatalité et la mort jusque dans les abîmes s'il le fallait.

Féline, elle reconnut un Shikaku. Ses yeux brillaient d'un étrange éclat d'or, comme une flamme qui dévorerait un morceau de papier. Mais fatigué par l'énergie qu'elle avait dépensé à se mêler aux éléments, elle résisterait très peu à cette nouvelle venue.

- Pépite d'Or.

Elle répondit à la démonstration de sa puissance par un léger mouvement de la tête. Elle n'était pas une ennemie, elle n'avait aucune supériorité à montrer envers elle. D'expérience, elle savait comment étaient les Shikakus au fond. Elle détourna la tête, espérant qu'elle comprendrait qu'elle souhaitait rester seule et l'a congédier malgré sa récente venue.

La jument baie dévisageait sa mère, son regard brûlant se consummant perpétuellement, tandis que ses prunelles ausi noires que celles de son Père disparaissaient sous le feu de ses passions. La jeune femelle avait tout de suite reconnue sa mère: leurs courbes étaient tant semblables! Pourtant, la Reine des Etoiles ne l'avait pas reconnue. Bliss ne laissa rien paraître de ses ressentiments, et se contentant de conserver son visage grave et interdit, avec cette beauté lumineuse qui la faisait rayonner. Le vent aux embruns iodés balayait son visage, jouant dans ses crins de jais, découvrant d'une rafale à l'autre son front plat. Sa longue liste blanche descendait le long de son chanfrein soyeux, finissant sur ses naseaux dilatés de velours noirs. La ressemblance de tête avec son Père était frappante, pourtant, Pépite d'Or n'avait rien remarqué. Que faire, que dire? Aux côtés des combattants, elle avait appris l'assurance, elle se permit donc de rester sereine, sûre de savoir quoi dire au moment venu.

Sa rapide course sur les roches lui avait procuré des frissons d'adrénaline, et son cerveau avait enregistré la moindre image de sa galopade, le fracassement incessant des vagues contre les pieds abruptes de la falaise. Elle avait, encore une fois, courue sur le fil de la vie, sans se soucier de l'ombre noire au tableau, qui courait aujourd'hui à ses côtés, et ce, jusqu'à sa fin. Bliss se sentait bien, ici, entre ciel et mer, perchée sur ce bout de terre solide, face à sa mère. Tirait-elle cette secrète passion de ses gènes, héritage de la douce compagne du combattant noir?

En se cabrant, la fille avait salué sa mère, bafouant certes son autorité de Chef, mais acclamant -peut-être- son sang. Quoi qu'il en soit, elle n'observait pas de position offensive, n'étant nullement agressive. Quand sa mère prononça son nom, un léger sourire passa sur ses lèvres. Il était l'heure de se dévoiler. D'une voix cristalline et suave, Bliss articula audiblement:

"Je sais, Maman."