Bienvenue chez les fous... (Odyssée)

Non, ce n'était peut être pas le meilleur endroit pour une mise bas. Oui, il faisait peut être un peu frais ici, ou les cascades chargeaient l'air de minuscules gouttelettes glacées. Mais les prédateurs ne s'aventuraient jamais ici. Il y faisait sombre et les hautes voutes des conifères ne donnaient pas une impression de confinement. Il ne savait pas si elle apprécierait l'endroit. Toujours est-il que lui, Thar d'Hymlya, s'y sentait bien en ce moment. Donc le poulain aussi s'y sentirait bien. Thar ? Oui. La version officielle était peut être que c'était sa mère, mai en vérité, le véritable Thar était là, sous les branches lourdes de pins centenaires. Stelmaria n'avait été Thar que très peu de temps : celui qu'elle avait pris pour le mettre au monde.

" Devenir Thar est la pire infamie qui soit, ne plus l'être la plus belle chose au monde. "

Facile. Traduction : on devenait Thar en tuant le précédant, et on passait la malédiction en donnant la vie...
Aglow Star soupira : lui non plus n'avait pas été Thar longtemps, d'ailleurs il ne l'avait jamais dit à Odyssée. A quoi cela servait ? La jument grise le savait-elle, que la malédiction avait élu domicile dans son sang pendant des mois avant de passer dans celui du poulain pour la quitter ? Aglow Star avait guetté des changement de comportement chez elle ou dans sa robe, mais n'avait rien remarqué : donc la malédiction passait juste dans le poulain. Est-ce que cela aurait changé quelque chose à l'amour qu'ils se portaient ? Non, surement pas. Donc l'étalon noir gardait le squelette dans son placard.

Aglow Star tourna la tête pour voir ou en était Odyssée, une flamme de tendresse adoucissant ses yeux d'ordinaire si sombres.

" Ca va, tu suis ? Ca t'ira ici ?"

Certes, la température était fraîche. Mais cela ne gênait pas particulièrement Odyssée, accoutumée à des jours plus froids que celui-ci. Elle avait vécu dans la neige d'hiver, et la forêt lui semblait juste agréable. Oui, il faisait un peu sombre, mais à la limite, mieux valait peut-être cela. Le poulain ne serait pas ébloui...pas trop. Les hautes voûtes, qui ne l'écrasaient pas de leur masse, la rassuraient un peu, elle claustrophobe depuis son emprisonnement par les humains. La rassuraient un peu seulement.
Car elle ne pouvait pas dire qu'elle n'était pas anxieuse. Quelle jument, n'ayant jamais eu de petit, n'aurait pas été surprise par ces sensations inconnues, cette douleur? Odyssée avançait d'un pas lourd entre les grands arbres, autant guidée par Ska qui volait là haut que par son cœur. Il serait là, elle le savait. Le sentait.
Sa robe argentée, d'ordinaire luisante, décorée par les jeux de lumières du soleil dans les ramures, teintée d'émeraude, était trempée de sueur, surtout au niveau des flancs et du poitrail, moite et plaquée à sa peau. Elle semblait presque piteuse, ainsi, tête un peu basse, mais ses yeux flamboyaient. Respirant fort, la femelle avança jusqu'à Aglow Star, un peu nerveux lui aussi, le regard tendre, et lui sourit faiblement:

"Oui...je te suis et...ça ira là."

Et tandis qu'elle s'agenouillait:

"Je ne crois pas que...que je pourrais aller beaucoup plus loin de...toute façon."

La femelle grise, haletante, s'étendit sur le côté droit, les jambes fléchies, immobiles, le coeur battant et les yeux rivés dans ceux d'Aglow Star. Son ventre ballonné luisait un peu sous la lumière des frondaisons et la sueur mêlée au liquide amniotique fonçaient sa robe d'ordinaire si soyeuse. Elle ferma un instant ses paupières argentées, respirant à petits coups. Elle avait mal. Et un peu peur, il fallait bien le dire. Finalement, la jument grise laissa son instinct prendre, d'une certaine façon, les commandes.

Ah non! C'était hors de question! Il était bien là-dedans, il était au chaud, il était nourri, dans son cocon aquatique, alors, pourquoi sortir? Pourquoi se voyait-il contraint de se positionner ainsi, jambes tendues? C'était d'un ridicule! Le poulain ruait, contrarié de voir que le monde ne lui obéissait pas, mais, sans qu'il y puisse rien, les parois de chair l'entourant le forçaient à s'avancer, seconde après seconde, dans un tunnel long et étroit, chaud, mais si étroit!!
La lumière lui blessa les yeux. Il poussa un faible couinement de protestation, couchant ses oreilles trempées, et roula sur le flanc involontairement. Il avait froid, il avait peur, il avait mal aux yeux et aux poumons, comme si de la glace était entrée dans sa poitrine. Il était terrifié et émit un glapissement piteux, yeux clos.
Et...elle fut là. Sa douce présence proche de lui, sa peau chaude sous une robe un peu moite, son odeur, son odeur...le poulain inspira de tout cœur l'odeur de celle qui serait le centre de son univers. Elle fit de même, et sa voix retentit dans les jeunes oreilles du bébé, sa voix aussi douce que le reste de sa personne, aussi tendre que ces coups de langue qui le réchauffaient et le séchaient, activaient sa circulation, et auxquelles ils s'abandonnait avec bonheur, totalement rassuré désormais.
La voix disait:

"Shiki..."

Shiki...premier son qu'il entendit. Son qui devient sien. Son nom. Son être. Le poulain ouvrit les yeux, ses yeux anthracite, sombres, et posa sur la grise, sur le noir en face, si grand, un regard de nouveau né, déstabilisant de sagesse et d'attention.

Odyssée leva les yeux vers son compagnon, fierté et émotion. Amour aussi, double, envers le cheval noir, mais aussi envers le poulain. Son fils. Shiki.
Elle observa un instant le bébé, sa robe gris fumée, sa tête et son dos plus sombres, ses crins et ses extrémités noires de jais. Il était beau...Odyssée releva la tête, vers Aglow Star qui la dominait, présent, tendre, rassurant, elle couchée près de son petit:

"Il aura ta carrure..."

En plus fin néanmoins, mais peu, car le jeune avait hérité de l'ossature de Sword, Sword le combattant, le guerrier musculeux et bâti. Odyssée ferma les yeux, fatiguée mais si heureuse...puis poussa sur ses jambes, et se leva, les flancs creux, la robe trempée, tandis que le bébé se dressait lui aussi, séché par sa mère.

Shiki tâta son corps, sa robe douce, et peu à peu, guidé par son nez si doux, trouva ce qu'il voulait confusément. Une matière un peu caoutchouteuse, chaude, qui laissa couler dans sa gorge un liquide épais. Shiki découvrit le plaisir de téter, de sentir le lait chaud descendre dans son oesophage. Puis il s'ébroua, mettant des gouttes partout, se colla au flanc de sa mère, et la dévora du regard:

"Ma...Mam...Maman."

Il avait dû entendre ce mot, dans un passé qui s'effaçait déjà, les onze derniers mois.
Portant ensuite ses yeux sur le noir, d'un air plus méfiant -qui c'était lui? Il allait lui piquer maman? Ah non! maman à lui!- il articula avec soin:

"Pa...pa."

Odyssée marcha vers son compagnon, appuya sa tête lasse contre le col d'Aglow Star, et poussa un soupir de bien-être, tandis que Shiki toujours collé à Maman regardait le Grand avec défiance, avant de tendre son petit nez pour flairer à petits coups l'épaule du mâle -seule partie qu'il puisse atteindre. Finalement il avança un peu et se blottit entre l'épaule de Maman et l'épaule de Papa. Et là, il ferma ses yeux gris foncés avec son premier sourire.